Gouvernement De Croo: les 12 travaux d’Alexander Ier
Etouffer un virus terrifiant, dompter une mobilité incontrôlable, vaincre le monstre climatique, enchaîner un géant communautaire… Le Vif/L’Express passe au crible les 12 travaux d’Alexander De Croo. Dans la mythologie belge, deviendra-t-il le héros qui réussit l’impossible?
1. Etouffer le lion de Némée: la Covid-19
Dans la forêt de Némée vivait un lion terrifiant d’origine divine, qui dévorait troupeaux autant que bergers, et dévastait les villages environnants. Rien ne tuait l’animal, ni coups ni flèches ni glaive. Eurysthée, ennemi intime de Hercule, pensait donc le piéger en l’envoyant achever la bête. Mais le héros grec parvint à l’assommer à coups de branche d’olivier puis à l’étouffer en l’étranglant de ses bras.
Dans le pays Belgique vivait un virus terrifiant d’origine chinoise, qui dévorait les vieux mais un peu moins les jeunes, et dévastait vie sociale et économie locale. Rien ne tuait la pandémie, ni bulles ni masques ni gel. Alexander n’a pas de perfide ennemi intime, pas encore ; cela viendra sûrement. Et pourtant, il doit déjà déjouer un piège, et pourtant, il doit achever la bête.
Telle est sa première mission, celle qu’il s’est confiée lui-même, sa « grande priorité » (c’est écrit dès la page 2 de l’accord gouvernemental, juste en dessous de l’objectif numéro 1: « un pays solidaire »). Le héros flamand ne compte pas utiliser ses blanches mains pour ceindre le cou du monstre: il va envoyer un « commissaire/intendant », lui-même assisté d’un « comité scientifique interdisciplinaire ». Et comme la tâche sera rude, comme la pandémie ne se laissera pas étouffer facilement, il s’agira de passer d’une « lutte contre la crise aiguë à une gestion des risques à long terme ».
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Faute de branches d’olivier (c’est la Vivaldi, ici), il faudra taper à coups de dépistages, voire d’autotests (la piste sera envisagée) et de technologies (des hackatons seront même organisés pour en trouver d’autres que l’appli et les codes QR existants). Puis de bulles, aussi: le nouveau ministre de la Santé, Frank Vandenbroucke (SP.A) voulait la réduire à trois, au lieu des cinq contacts rapprochés autorisés. C’est désormais chose faite. L’accord de gouvernement précisait pourtant qu’il faudrait « un nouveau contrat avec le citoyen, les entreprises et les institutions », pour « éviter la lassitude » et rendre les mesures « compréhensibles, sensées et garantissant la viabilité sociale ».
Deuxième travail: tuer le déficit. Une bête coriace, elle aussi.
Mais tous les moyens de lutte ne figurent apparemment pas dans le texte, qui ne dit d’ailleurs mot du coût de ce combat à mort. Ceux qui, avant De Croo, avaient tenté d’étranger le terrible corona estimaient que 40 millions annuels seraient nécessaires. Alexander n’a même pas encore entamé son premier travail qu’il doit déjà s’atteler au deuxième: tuer le déficit. Une bête coriace, elle aussi.
2. Abattre l’hydre de Lerne: le budget
Bien conseillé par Athéna, Hercule parvint à venir à bout de ce monstre doté de plusieurs têtes, qui repoussaient en se dédoublant à chaque fois que le héros en tranchait une. Il ne put se débarrasser de l’hydre qu’en atteignant sa tête principale, en la brûlant et en l’enterrant sous une énorme pierre.
On tranche. Ça repousse. On brûle. Ça revit. On tue. Ça renaît. Depuis la crise de 2008, la quête perpétuelle d’un équilibre budgétaire entre dans une légende chantée par les aèdes de la rigueur. La coalition suédoise de Charles Michel, et dont Sophie Wilmès fut ministre du Budget, s’était engagée à l’atteindre en 2017, puis en 2019, puis plus tard, puis jamais, et avait terminé un exercice 2019 traversé en affaires courantes, avec un déficit de douze milliards d’euros. Depuis, les importantes dépenses consenties pour compenser les conséquences de la pandémie (chômage temporaire, droit passerelle, etc.), couplées à l’effondrement annoncé de la croissance, donc des recettes fiscales, ont fait estimer, par le Comité de monitoring, le trou à combler à 33 milliards pour 2020, et à 24 milliards en 2021. Ce sont les anciens des partis de la suédoise (CD&V, Open VLD et MR) qui ont le plus insisté pour que l’accord de gouvernement tienne l’incontrôlable sous contrôle. Et ce sont ces questions qui ont retardé la conclusion définitive de l’accord Vivaldi.
Il faudra financer les quelque cinq milliards de nouvelles dépenses programmées pour des politiques nouvelles. Et, sagement, le chapitre budgétaire de l’accord ne prévoit plus un retour à l’équilibre budgétaire avant la fin de la législature: le déficit s’élèverait à plus de 4% en 2024. Et les efforts variables (poussés à 0,2% du PIB par an, et ventilés entre un tiers de réduction de dépenses, un tiers d’augmentations des recettes et un tiers de « divers ») ne seront consentis qu’à partir de l’exercice 2022. D’ici là, pour éviter que ne repoussent les têtes méchantes d’une hydre, dont la Commission européenne a toutefois lissé les dents en autorisant les Etats membres à sortir des rigidités de ses traités budgétaires, la Belgique devra s’imposer un « effort fixe » s’élevant lui aussi à 0,2% du PIB. Mais elle s’engage, simultanément, outre ses nouvelles dépenses sociales et les allégements fiscaux consentis pour les PME (un milliard d’euros de mesures provisoires, et 3,2 milliards à des mesures structurelles), à dégager un milliard d’euros pour des investissements publics. C’est l’Open VLD qui a réclamé la compétence du Budget, cédée à la nouvelle secrétaire d’Etat Eva De Bleeker. Celle-ci dépendra directement du Premier ministre. La tâche est, bien sûr, herculéenne. Seul Alexander De Croo pourra assumer de ne l’avoir pas accomplie.
3. Capturer la biche de Cérynie: la lutte contre la pauvreté
Poursuivie toute une année par Hercule, le gracieux mais fragile cervidé, protégé d’Artemis, fut capturé sans qu’une goutte de sang ne fût versée. Après l’avoir précautionneusement portée sur ses épaule, Hercule libéra la biche une fois présentée à Eurysthée.
Les allocataires sociaux sont en Belgique condamnés à la fragilité: sachant que les allocations les plus basses (chômage, invalidité, pensions) stagnent assez significativement sous le seuil de pauvreté, calculé à 60% du revenu net médian, ceux qui les perçoivent se retrouvent presque automatiquement parmi les quelque 16% de la population qui, en 2018, étaient considérés comme exposés à un risque de pauvreté. Loin donc de les protéger de ses robustes épaules, l’Etat-providence pousse dans la précarité ses citoyens les plus fragiles. Il en est même pour affirmer qu’on les poursuit, voire qu’on les chasse. Importé de Grande-Bretagne en Belgique pendant les années Verhofstadt, le paradigme de l ‘Etat social actif, dont le nouveau ministre SP.A Frank Vandenbroucke fut un des praticiens les plus convaincus, impose aux allocataires des obligations censées les aider à sortir de leur condition.
Avec des résultats pas des plus probants, puisque le risque de pauvreté a augmenté ces dix dernières années, alors que le coronavirus n’avait pas encore frappé. Ecologistes et socialistes s’étaient montrés intransigeants en campagne pour rompre avec cette culture, souvent attribuée à l’hégémonie néolibérale. Et l’exécutif De Croo, installé pour répondre, selon les premières lignes de l’accord de gouvernement, à la « crise sociale majeure » qui s’annonce, ne pouvait à cet égard que se montrer ambitieux. Mais les premières réactions des spécialistes de terrain, devant le programme que devra porter Karine Lalieux, ministre de l’Intégration sociale en charge de la Lutte contre la pauvreté, ont été circonspectes. « Les allocations les plus basses seront progressivement augmentées en direction du seuil de pauvreté », se limite à affirmer l’accord de gouvernement. Sans échéances précises, sans financement dédié, et sans réel engagement budgétaire. Ce qui a déjà fait dire à Christine Mahy, secrétaire générale du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté, que l’accord du gouvernement Michel était beaucoup plus assertif sur le sujet. Mal protégés, souvent traqués, les plus fragiles ne sont pas près de retrouver la liberté.
4. Ramener vivant le sanglier d’Erymanthe: les pensions
Sur le mont Erymanthe vivait un sanglier qui ravageait cultures, troupeaux et récoltes. Le roi Eurysthée ordonna à Hercule non pas de tuer l’animal sauvage, mais de le ramener vivant. Une longue traque fut nécessaire à sa capture, rendue possible par la mise en place de multiples astuces.
La vieillesse est à la nature humaine ce que le sanglier est à la nature tout court: des mal-aimés. Elle coûte trop cher, il détruit tout. Elle oblige à travailler plus longtemps, il force à la prudence au volant. Elle se propage, il prolifère. Pourtant les vieux gardent les petits-enfants, font du bénévolat, représentent 1% du PIB, comme les suidés retournent et aèrent la terre, colportent spores et graines. Mais ça, personne ne le voit.
Alors, comme le sanglier d’Erymanthe, la coûteuse vieillesse est pourchassée, faute de pouvoir être éradiquée. « D’ici à 2040, le coût d’une population vieillissante, notamment en ce qui concerne les retraites, augmentera encore », se plaint Alexander dans sa note gouvernementale, tout en détaillant les astuces qu’avec son équipe, il s’engage à déployer.
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D’abord, traquer le gibier fainéant, celui qui part trop tôt à la retraite. Car le héros flamand s’est donné un autre travail complémentaire: un taux d’emploi de 80% en 2030 (contre 70,5% en 2019), qui nécessitera par conséquent « d’augmenter la durée effective de carrière des salariés ». Quitte à permettre une « retraite à temps partiel », nouveau dispositif qui complétera la prépension et le crédit-temps. Et parce qu’on n’attrape pas un marcassin avec de mauvais glands, un bonus sera introduit pour que ceux qui triment plus longtemps accumulent plus de droits à la pension. Et le minima de celle-ci sera relevé « vers 1.500 euros » pour une carrière de plus de 45 ans.
La fraude fiscale sera traquée sans relâche, mais aucun recrutement spécifique n’est prévu.
Toutes ces réformes (et les autres: introduction de la notion d’emploi effectif à côté de celle de la durée de carrière dans le calcul de date de départ à la pension, suppression du coefficient de correction dans le calcul du régime des indépendants, etc.) devront être présentées par la ministre compétente, Karine Lalieux (PS), pour le 1er septembre 2021.
Pendant ce temps-là, De Croo & Co oeuvreront à prolonger l’espérance de vie en bonne santé et à réduire le taux de mortalité évitable de 15%, pour « revenir dans le « top 10″ européen ». Apparemment, pour vivre mieux, il faut commencer par travailler plus.
5. Nettoyer les écuries d’Augias: la Régie des bâtiments et les services publics
Elles abritaient trois mille boeufs. Mal entretenues, elles n’avaient, en plusieurs décennies, jamais été nettoyées. L’ingénieux Hercule détourna deux fleuves qui les rincèrent de fond en comble, et y replaça les bovins.
La Belgique et ses services publics souffrent depuis de trop longues années d’un manque d’investissements dans leurs bâtiments, leur personnel et leur fonctionnement. Particulièrement tangible dans la Justice, dont l’arriéré atteint des sommets olympiens et dont plusieurs des temples ne sont plus en état d’abriter les oracles, ce sous- financement est censé cesser avec la mise en place de la coalition Vivaldi. Un montant de 500 millions est évoqué pour « des injections budgétaires » dans la justice et la sécurité, ainsi qu’un « montant pour que les palais de justice et les prisons puissent être adaptés à un fonctionnement moderne de la justice », en complément de ces centaines de millions. Les cadres notoirement insuffisants, et souvent non remplis, ne devraient cependant pas se voir complétés par des engagements de magistrats. 1.600 agents, en revanche, sont censés être recrutés chaque année par les polices locales et fédérale. Un tour de force budgétaire et scolaire qui rend les syndicats très sceptiques: selon eux, en engager autant forcerait les académies à revoir leurs exigences à la baisse. Le 5 octobre, Le Soir rappelait que ce nombre n’avait été atteint qu’au plus fort de la crispation sécuritaire consécutive aux attentats de 2015-2016… et qu’il compensait à peine le nombre d’agents partant à la retraite (il était de 1 800 en 2018).
Propriétaire de nombreux édifices où exercent policiers et magistrats, la Régie des bâtiments, dont la tutelle sera désormais exercée par le secrétaire d’Etat Mathieu Michel (MR), devra être « transformée en une société immobilière gérée professionnellement pour l’Etat ». La réforme de ses écuries rendra l’Etat « plus efficace et plus rapide », avec « une responsabilisation des clients, une réactivité client, une structure plus efficace, des objectifs opérationnels clairs et un plan RH performant ». Autant dire que l’eau vive de deux fleuves inondera bientôt la poussiéreuse Régie.
6. Tuer les oiseaux du lac Stymphale: la réforme fiscale
Aidé de crotales de bronze fournis par Athéna, mais aussi de son arc, Hercule réussit à attraper et éliminer les furtifs oiseaux aux plumes d’acier qui infestaient la région du lac, et privaient ses habitants de leurs ressources.
La fraude fiscale est une plaie, à laquelle chaque gouvernement fédéral veut mettre un terme, systématiquement lié à l’engagement de mener une vaste réforme qui rendrait à la fois plus clair, plus juste et plus redistributeur notre système fiscal. Lutte contre la fraude et réforme fiscale: les deux travaux se retrouvent tout autant dans la liste des tâches du gouvernement De Croo que dans celle de ses prédécesseurs. Le ministre CD&V des Finances, Vincent Van Peteghem, est du reste explicitement chargé de la Lutte contre la fraude fiscale, ce qui témoigne d’une héroïque détermination, formelle tout du moins. Car sur le plan pratique, les cibles que devra atteindre cette grande réforme sont aussi nombreuses que contradictoires: augmenter le taux d’emploi, soutenir les ambitions climatiques, encourager l’entrepreneuriat, stimuler les investissements, lutter contre la pauvreté et soutenir la famille. La seule certitude mesurable de cet engagement vaste comme le ciel, c’est qu’il est trop lointain pour être tenu. C’est un nouveau « glissement de la charge fiscale » sur des plumes d’acier qui se prépare.
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Alexander De Croo et son gouvernement vont également « demander une contribution équitable aux individus qui ont la plus grande capacité contributive, dans le respect de l’entrepreneuriat », mais cet embryon d’impôt sur la fortune (on parle des patrimoines mobiliers de plus d’un million d’euros) qui rapporterait 200 millions d’euros, sera bien plus symbolique que redistributif. La fin définitive du secret bancaire, et l’arrêt des opérations de régularisation, annoncée pour 2023, devraient aider à aller chasser les oiseaux envolés vers des cieux fiscaux plus cléments, dès lors que, comme l’affirme l’accord de gouvernement dans ses premiers paragraphes, « la fraude fiscale sera traquée sans relâche ». Sans relâche, mais pas avec beaucoup plus de personnel non plus: aucun recrutement spécifique d’enquêteurs n’est prévu. Comme si Alexander De Croo allait chasser des oiseaux à mains nues, sans les crotales de bronze d’Athéna.
7. Dompter le taureau de Minos: la mobilité
Un taureau incontrôlable terrorisait la Crète, depuis que son roi Minos avait tenté de duper le dieu de la mer. Hercule fut envoyé pour maîtriser l’animal sauvage, ce qu’il parvint à faire en l’attrapant par les cornes.
Serait-ce une punition divine, cette mobilité incontrôlable? Les automobilistes: stressés dans les embouteillages. Les navetteurs: angoissés par des trains en retard ou annulés. Les cyclistes: effrayés par les bagnoles et l’absence de pistes. Puis la planète: épouvantée par tant de CO2.
Mais pas de panique! Alexander De Croo va prendre cette sauvage par les cornes. Elles vont valser, les pollueuses. Son gouvernement s’engage, « à terme » (?), à autoriser la vente de voitures « zéro émission » uniquement (pour autant qu’il y ait suffisamment de modèles abordables sur le marché, hum). Les entreprises devront ouvrir la voie, avec des flottes automobiles neutres en carbone d’ici à 2026. Pendant ce temps-là, le gouvernement réfléchira à une politique en matière de véhicules autonomes et les conducteurs se feront davantage contrôler (vitesse, drogue, alcool, ceinture, gsm), afin de « réduire substantiellement le nombre de tués sur nos routes ». Puis le permis deviendra peut-être à points.
Ou obsolète, si tout le monde se met à prendre le train. Car ça va devenir génial, le rail. La SNCB et Infrabel vont recevoir plein de sous, pour acheter du matériel roulant, moderniser les gares, terminer le RER, développer des liaisons internationales nocturnes… Et la « priorité absolue » sera d’améliorer la ponctualité, l’offre, même aux moments creux, le confort. Il y aura même Internet dans les wagons, promis. Bon, il se pourrait aussi que le transport ferroviaire soit libéralisé, mais là, le gouvernement De Croo n’a pas trop pris la peine de développer.
C’est qu’il a d’autres taureaux à fouetter. Lutter contre le vol des vélos. Instaurer une indemnité pour les travailleurs qui pédalent. Passer de la possession personnelle des moyens de transport à une utilisation partagée. Et sauver la planète de cette incontrôlable mobilité.
8. Capturer les cavales de Diomède: le chômage et la croissance
Les juments de Diomède, roi de Thrace, ne se nourrissaient que de chairs humaines. Indomptables, elles restaient ferrées à leurs mangeoires. Surpris par le roi en train de les approcher, Hercule captura Diomède et donna son corps à manger aux chevaux, ce qui les calma et permit de les ramener à Eurysthée.
Ils sont enchaînés à l’inactivité, nourris d’allocations publiques. Des jeunes, des vieux, des licenciés, des handicapés, des bénéficiaires d’allocations sociales, des malades de longue durée… Qu’ils le veuillent ou non, Alexander De Croo entend bien les ramener sur le chemin de la croissance galopante. Car ils étaient 29,5% en 2019, à ne pas travailler (et sans doute encore plus nombreux après 2020), soit environ 10% de trop à traquer ces dix prochaines années, afin d’atteindre les 80% de taux d’emploi d’ici à 2030.
Le fédéral les débusquera en collaboration avec les entités fédérées, en faisant ce que ses compétences lui permettent. Peut-être en défiscalisant les heures supplémentaires ou en introduisant des « territoires zéro chômeur de longue durée », à l’instar de la France qui teste cette formule portée par ADT Quart Monde depuis 2016. Certainement en encourageant la mobilité des travailleurs dans les secteurs en pénurie, en stimulant les licenciés, en favorisant le passage de la main-d’oeuvre de part et d’autre de la frontière linguistique, en créant un « compte individuel » (cinq jours de formation par an par salarié) et en activant ceux qui, pour cause de handicap ou de maladie, trouvent moins facilement à travailler.
Le guerrier flamand n’a guère de flèches pour terrasser le monstre climatique.
Et tout ce troupeau d’actifs cavalera d’un même mouvement vers ce « pays prospère » et cette « économie dynamique » annoncés par le jockey De Croo. Qui promet de créer un maximum d’emplois, en réalisant un plan massif d’investissements publics (de 2,6% en 2019 à 4% en 2030). Dans des secteurs porteurs, susceptibles d’entraîner un effet vertueux sur le long terme: numérisation et innovation dans les soins de santé, transition énergétique, mobilité, enseignement et recherche universitaire, numérique, cybersécurité. Et si (comme) l’argent public ne suffit pas, les investissements privés seront sollicités (mobilisation de l’épargne, PPP…) Hue, dadas! En route vers l’emploi.
9. Rapporter la ceinture d’Hippolyte: le droit des femmes
Pour contenter sa fille capricieuse, Eurysthée envoya Hercule chercher la ceinture d’or d’Hippolyte, reine des Amazones, un peuple féminin guerrier. Celle-ci accepta sans peine de la lui offrir, mais un enchaînement de malentendus provoqua tout de même sa mort.
Il y a l’amazone de la Défense. Celle des Affaires étrangères, puis celles des Pensions, du Budget, de l’Intérieur… Jamais il n’y avait eu autant de guerrières autour d’un Premier, et jamais n’avaient elles manié de telles flèches, habituellement réservées aux mâles. Cette épopée paritaire commence toutefois par un sacrifice, celui de la proposition de loi sur l’allongement du délai d’avortement et sa dépénalisation, qui ne sera finalement pas votée et qui (re)fera l’objet d’études, d’examens, de consensus. RIP.
D’ailleurs l’amazone de l’Egalité des genres, Sarah Schlitz (Ecolo), a dégainé une autre priorité: le congé parental. Pour les pères, il passera « graduellement » de dix à vingt jours (obligatoires?). Encore loin des quinze… semaines réservées à la mère (dans d’autres contrées, les deux ont été égalisés), mais cela reste une petite flèche contre les inégalités.
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D’autres ornent le carcan gouvernemental qui, en la matière, avait rarement été autant fourni bien qu’il ne soit pas particulièrement chargé: « mesures complémentaires pour rendre plus efficace » la loi sur l’écart salarial (les femmes gagnent 6% de moins en moyenne de l’heure que les hommes), « mixité suffisante » (mais pas parité…) au niveau de l’administration et de ses dirigeants, « priorité donnée » à la lutte contre la violence des genres… Une première version de l’accord gouvernemental promettait en la matière une loi-cadre et des statistiques, qui sont finalement passées à la trappe. Déjà.
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Mais l’avenir des trois centres de prise en charge des violences sexuelles – projets pilotes dont l’existence ne tient qu’au fil des subventions – devrait être pérennisé, les « barrières entravant l’accès à la contraception » devraient être supprimées, tout comme les inégalités en matière de pensions. Le terme « féminicide » pourrait être intégré au Code pénal, pour autant que les spécialistes consultés y soient favorables. Une nouvelle loi devrait faciliter la détermination de l’identité sexuelle ; de toute façon, un arrêt de la Cour constitutionnelle imposait d’adapter le texte actuel. Mais les victoires égalitaires ne sont jamais à l’abri de malentendus qui pourraient conduire à leurs sacrifices…
10. Vaincre le géant Géryon: la lutte contre le réchauffement climatique
Géryon, géant aux multiples têtes et bras, était considéré comme le plus effrayant monstre au monde, gardé par mille boeufs. Hercule parvint à l’achever au terme d’un violent corps à corps, en lui décochant une flèche au milieu de chacun de ses fronts.
Des hordes de jeunes guerriers ont déjà défilé pour l’abattre. Mais toutes les salves qui lui sont portées s’achèvent comme autant de coups dans l’eau. Lorsque sa tête en plastique est atteinte, celle en CO2 gonfle davantage. Lorsque son bras fossilisé est blessé, sa main surconsommante s’empiffre de plus belle. Ainsi le monstre climatique protéiforme, le plus effrayant au monde, continue de se repaître de nos faiblesses comportementales.
Alexander, le guerrier flamand, compte bien l’abattre. Il l’a juré à son cousin vert. Le jeune impétueux n’a toutefois guère emporté beaucoup de flèches. Il n’a rien prévu de décocher – ou si peu – contre la pollution industrielle, pourtant responsable de 46,6% des émissions belges de gaz à effet de serre. Il n’a rien emporté, non plus, pour combattre les bâtiments mal isolés, qui eux en représentent 18% ; tout juste prévoit-il de les contrer via sa « politique de grands investissements structurants ».
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Mais l’ambitieux De Croo s’en va malgré tout en guerre contre 55% des émissions de gaz à effet de serre, qui devront disparaître d’ici à 2030, avant leur éradication complète en 2050. Il compte avoir la peau du nucléaire et des voitures roulant à l’essence et au diesel (lire plus haut : « Dompter le taureau de Minos: la mobilitéé »). Il entend bâtir de nouveaux parcs éoliens, surtout en mer, pour atteindre les 4GW en 2030 (contre 1,6 aujourd’hui), ce que son prédécesseur avait toutefois déjà promis. Les entreprises publiques devront assurer leur propre approvisionnement énergétique durable, les bus et les taxis devront rouler vert, tandis que le kérosène des avions ne sera plus exonéré. Du moins, la Belgique le demandera poliment à l’Europe. Puis les pollueurs deviendront les payeurs, via un plan fiscal aux détails tenus secrets. Pendant ce temps-là, l’économie belge deviendra « totalement circulaire », les biens vivront plus longtemps et l’obsolescence programmée disparaîtra. Tout comme le monstre climatique?
11. Rapporter les pommes d’or du jardin des Hespérides: la fermeture des centrales nucléaires
Hercule sous-traite au géant Atlas la cueillette de ces trois fruits d’un arbre gardé par un terrible dragon. Le temps que le titan s’en charge, le héros porte la Terre sur ses robustes épaules. Une fois Atlas revenu, Hercule lui demande de reprendre momentanément la planète sur le dos, lui subtilise les trois pommes et s’en va en courant.
Fruits mystérieux, énergétiques mais dangereux, de l’activité humaine, les réacteurs nucléaires de Doel et Tihange sont voués à l’extinction depuis 2003, mais sont bien gardés par une gigantesque entreprise crachant le feu, Engie. Et leur vocation a été étouffée par plusieurs gouvernements successifs. Si bien que même si celui d’Alexander De Croo proclame bravement sa volonté de « reconfirmer résolument la sortie du nucléaire » et précise que « le calendrier légal de sortie du nucléaire sera respecté comme prévu », les délais impartis peuvent sembler impossibles à tenir, y compris aux plus héroïques enthousiasmes. La ministre Groen de l’Energie, Tinne Van der Straeten promet de s’y tenir. Avec l’aide d’un sous-traitant pour attraper les trois fruits annoncés: l’arrêt des réacteurs, bien sûr, mais aussi la sécurité d’approvisionnement et « une facture énergétique abordable pour les entreprises et les citoyens ».
Des centrales au gaz, encore à construire selon un mécanisme dit « capacitaire » (CRM), devront en effet suppléer, le temps de la transition vers une énergie complètement renouvelable, donc décarbonée, les réacteurs nucléaires que la Belgique aura éteints. Un budget de 70 millions par an y est alloué, mais il n’est pas certain que ces infrastructures temporaires seront prêtes dans les temps. C’est pourquoi si le calendrier est moins tenable que ce qu’affirme l’accord de gouvernement, il pourra « être ajusté pour une capacité allant jusqu’à 2 GW », capacité correspondant précisément à la production de deux réacteurs nucléaires. L’évaluation est prévue à l’automne 2021. De source gouvernementale, il apparaît que les deux plus récents réacteurs, Tihange 3 et Doel 4, seraient alors susceptibles d’être finalement prolongés. On ne sait jamais que les titans gazeux sur qui Alexander De Croo dit se fier n’auraient pas les épaules assez solides.
12. Descendre aux enfers pour enchaîner Cerbère: la réforme institutionnelle
Après avoir traversé le Styx, le long fleuve de feu qui conduisait aux enfers, et après avoir vaincu Hadès, leur dieu, Hercule put saisir le puissant Cerbère à la gorge, d’où sortaient ses trois vilaines têtes, et le capturer.
C’est la grande bête qui fait peur à tout le monde, et qui garde la porte des enfers. Deux têtes grognent d’un côté, la troisième de l’autre. La N-VA et le Vlaams Belang veulent qu’Alexander De Croo et ses camarades renforcent les pouvoirs de la Flandre. Le PTB exige de lui qu’il recentralise des compétences. Sur le bac qui traverse le Styx, dans son gouvernement, les passagers reproduisent cette divergence, entre un MR qui estime nécessaire un rapatriement de matières au niveau fédéral et un CD&V qui veut renforcer les entités fédérées. Unitaristes et indépendantistes, aux aspirations contradictoires, ne seront jamais satisfaits. Mais l’accord du gouvernement De Croo emprunte un chemin étroit entre ces féroces mâchoires: « L’objectif est une nouvelle structure de l’Etat à partir de 2024 avec une répartition plus homogène et plus efficace des compétences dans le respect des principes de subsidiarité et de solidarité interpersonnelle. Cela devrait conduire à un renforcement des entités fédérées dans leur autonomie et du niveau fédéral dans son pouvoir », proclame-t-il de manière irénique.
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Deux ministres des réformes institutionnelles (la CD&V Annelies Verlinden et le MR David Clarinval) seront chargés de lancer « un large débat démocratique » associant « les citoyens, la société civile et les milieux académiques », et d’établir, à la fin de la législature, la liste des articles de la Constitution qu’il faudra réviser pour édifier cette « nouvelle structure de l’Etat ». Il faudra pour cela rassembler une majorité des deux tiers (avec sept partis comptant au total 87 sièges sur 150 à la Chambre, il manque 13 sièges à la Vivaldi pour les atteindre), ce qui sera l’affaire du successeur d’Alexander De Croo, mais pas seulement. Les deux ministres des réformes institutionnelles devront en effet prendre « les contacts nécessaires pour trouver ensemble un soutien parlementaire complémentaire afin d’atteindre les majorités nécessaires » afin de s’assurer du succès de la réforme prochaine. La N-VA, puisque c’est sans doute surtout à elle que les rédacteurs de l’accord pensaient, se laissera-t-elle alors saisir à la gorge?
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