Guerre en Ukraine: « Les Européens ont commis une faute stratégique monumentale »
Aides européennes (trop) publiques, progression de l’armée russe et résistance ukrainienne, rhétorique nucléaire de Vladimir Poutine : après deux semaines de guerre en Ukraine, on fait le point avec Tanguy Struye (UCLouvain), spécialiste de la Russie et des relations internationales.
Tanguy Struye, vous dites que l’Europe commet une erreur stratégique en communiquant les aides apportées à l’Ukraine. Pouvez-vous expliquer?
Le fait de dire chaque fois quel type d’armes on transmet aux Ukrainiens, ce n’est pas une bonne chose, selon moi. Normalement, on se tait. Sur ce point, les politiques européens démontrent leur méconnaissance totale des questions militaires et sécuritaires. Depuis le début du conflit, on a entendu presque tous les pays européens annoncer ce qu’ils livraient aux Ukrainiens. C’est une faute monumentale. Dans les questions de sécurité et de défense, c’est le genre de chose qu’on ne fait jamais. La bonne approche, c’est d’éviter de dire ce qu’on livre. Personnellement, je pars du principe qu’il vaut mieux ne rien dire. On pourrait aussi très bien dire, de manière diplomatique « Oui, on aide l’Ukraine. » Mais plus on rentre dans les détails, plus cela crée de nouvelles tensions. Et on révèle à l’ennemi les aides apportées. Ce n’est pas nécessaire. Le conflit est déjà assez problématique : on a en face de nous quelqu’un comme Poutine qui est très déterminé, et qui peut voir une nouvelle menace dans n’importe quel signal que nous envoyons vers l’Ukraine. En relations internationales, on doit toujours faire attention aux contre-réactions. C’est aussi quelque chose que, selon moi, les politiques ignorent beaucoup trop. Envoyer un signal pour aider l’Ukraine, très bien, mais il faut faire attention à ce que ce signal ne soit pas interprété de manière trop négative par les Russes.
Les aides occidentales affichées publiquement pourraient-elles contribuer à un risque d’escalade avec les Russes ?
Il faut éviter de rentrer dans ce jeu d’escalade. Evidemment, il faut soutenir les Ukrainiens. Mais de manière intelligente. Ce qui m’a manqué ces derniers jours, c’est le mot « intelligent ». Il y a eu un manque de réflexion incroyable de la part des politiques européens, au niveau des déclarations. Ça a mis de l’huile sur le feu. L’enjeu de l’Ukraine reflète la tension entre le modèle occidental (droits de l’homme, démocratie), l’approche russe beaucoup plus conservatrice. Aujourd’hui, l’Ukraine représente toutes les frustrations des Russes depuis trente ans. Il ne faut pas négliger cet aspect-là. Historiquement, l’Ukraine c’est aussi Kiev, la naissance de l’empire russe : c’est donc très symbolique. Il y a donc des éléments subjectifs tellement importants que le conflit peut très vite partir dans une escalade. On ne doit donc pas uniquement tenir compte des aspects capacitaires, mais aussi des aspects subjectifs : et c’est ce qu’il y a de pire dans un conflit. Dès qu’on est dans une situation où l’enjeu devient également subjectif, on ne contrôle pas les interprétations. On doit donc essayer de rester le plus pragmatique possible. Il faut tenter de comprendre comment fonctionne la logique de Poutine pour ne pas envoyer des signaux qui vont la renfoncer et participer à un débordement.
On ne sait pas jusqu’où Poutine est capable d’aller. Dans un conflit, il y a toujours une inconnue. Pour les Européens, il s’agit surtout de garder son sang-froid pour ne pas envoyer des signaux qui vont provoquer Poutine
La stratégie et les objectifs russes ont-ils changé en cours de conflit ? Quelles sont les inconnues principales qui demeurent, selon vous ?
Je reste convaincu que l’objectif russe est de couper l’Ukraine en deux. Avec en priorité, s’adjuger le Donbass et le Sud avec la mer d’Azov. A mon sens, tant qu’ils n’ont pas récupéré totalement ces parties, ils continueront le conflit. La grande question, avec plusieurs scénarios possibles, c’est Kiev. Pour Poutine, Kiev, c’est le berceau de la naissance de la grande Russie. La question est de savoir s’il veut récupérer Kiev parce que c’est idéologiquement important, ou s’il veut maintenir des forces armées à Kiev pour éviter un renforcement ukrainien au Sud. Il pourrait aussi faire entrer Kiev dans un marchandage : en admettant qu’il laisse tomber la capitale, il pourrait alors réclamer les quelques territoires restants au Sud. Donc, il y a trois possibilités : soit il prend Kiev, soit il rentre dans une logique de marchandage pour le Sud, soit il entoure Kiev pour éviter un renforcement militaire ukrainien au Sud.
A mon sens, l’Ukraine ne récupèrera jamais certains territoires. Personnellement, je ne vois pas comment ils pourraient contrer les avancées dans le Donbass et au Sud. L’attention étant très portée sur Kiev, on oublie parfois de dire que les Russes avancent plutôt bien au Sud.
Y’a-t-t-il un découragement notable dans les troupes russes ? Quelles erreurs majeures ont-ils commis ?
Il y a eu énormément d’erreurs dans l’armée russe, c’est une évidence. Notamment au Nord. La logistique n’a pas suivi. Et puis, il apparaît de plus en plus clair qu’une partie des forces russes ne savait pas qu’elle allait rentrer en guerre. Notamment les hommes positionnés en Biélorussie au début, et qui ont pris la direction de Kiev (via le fameux convoi de 60km). On a donc des milliers de soldats qui étaient en Biélorussie pour un entraînement, et à qui on demande de combattre du jour au lendemain. Psychologiquement, ils n’étaient absolument pas prêts. Un autre élément important est que l’armée russe est composée de beaucoup de conscrits. Ces derniers sont mal préparés, mal entraînés et informés. Pourtant, ils représentent une partie importante des troupes en Ukraine aujourd’hui.
Comment expliquer le fait que l’armée russe, bien plus solide sur papier, éprouve autant de difficultés?
Le danger de tout quantifier, c’est d’oublier les compétences et la logistique. L’armée russe est beaucoup moins performante qu’on le croyait, c’est la grande surprise. Quand on étudie l’armée, c’est toujours dangereux de citer qu’elle a autant de chars, d’avions, d’hommes. Mais ça ne veut rien dire car tout dépend de la manière dont les ressources seront utilisées. De manière générale, l’Otan a une puissance militaire beaucoup plus forte que les Russes, et en même temps, on voit que la Russie semble être beaucoup plus faible que prévu. Quelque part, c’est inquiétant car ça veut également dire que l’utilisation de l’arme nucléaire descend aussi d’échelon. Car comme les Russes sont plus vulnérables au niveau conventionnel, ils pourraient potentiellement plus facilement recourir au nucléaire.
Les citoyens qui prennent les armes, peuvent-ils considérablement influence le cours du conflit?
Oui, mais il faut faire attention. Car aussi bien Ukrainiens que Russes font de la guerre d’information. Donc c’est très difficile de savoir ce qu’il se passe réellement sur le terrain. Ce qu’on observe, lorsqu’un Etat est attaqué, c’est un réflex nationaliste. Les gens se mobilisent pour défendre leur pays. Pour l’instant, on n’est pas du tout dans une vraie guérilla qui pourrait s’opposer aux Russes, mais ça pourrait arriver. Ensuite, il y a l’aspect des compétences : la mobilisation, c’est bien, mais sans entraînement, c’est compliqué. On n’apprend à manier des armes lourdes ou des tactiques de guerre urbaine en trois jours. Donc, ces gens-là peuvent devenir aussi rapidement vulnérables. Par contre, l’armée ukrainienne, clairement, se bat beaucoup mieux que ce qu’on prévoyait.
La rhétorique nucléaire de Poutine doit-elle être perçue comme une réelle menace ou une simple logique de dissuasion ?
Certains experts vont affirmer qu’il n’utilisera jamais le nucléaire. Ce sont ces mêmes experts qui juraient il y a quelques mois que Poutine n’allait jamais envahir l’Ukraine. La vérité, c’est qu’on n’en sait rien. Il faut être très prudent quand on parle d’arme nucléaire.
On le dit psychologiquement instable et de plus en plus isolé. Pourrait-il utiliser le nucléaire s’il ne remplit pas ses objectifs comme prévu initialement ?
Psychologiquement instable, c’est peut-être ce qu’il essaie de nous faire croire. Dans les médias, tout le monde le considère comme fou, irrationnel, etc. Mais quand on regarde toute l’idéologie russe des années 90, il y a des courants qui ont toujours défendu l’importance de l’Ukraine. D’un point de vue de Poutine, ce qu’il fait est rationnel. Donc il faut faire attention : ce n’est pas parce que, nous, on ne comprend pas, qu’il a forcément perdu la tête. Dans sa logique à lui, l’Ukraine fait partie de la Russie. Il est obsédé par la russophonie : toute personne qui parle russe devrait être membre de la Russie. Quand on étudie Poutine et l’idéologie derrière, il y a donc une logique. Ça ne justifie absolument pas ses actes. Mais pour moi, il est donc tout à fait rationnel.
Sa « rationalité » très subjective attise tout de même les peurs…
Le danger, c’est si Poutine voit qu’il ne peut pas s’en sortir de manière victorieuse. Qu’est-ce qu’il ferait alors ? On n’en sait rien. Il faut être honnête intellectuellement pour dire qu’on ne sait pas. Pour l’instant, c’est évidemment de la dissuasion : jouer sur la rhétorique nucléaire, faire peur… Mais il faut quand même se dire que ça peut aller plus loin. On ne peut pas l’exclure.
Dans le pire des scénarios, où l’on rentrerait dans une logique de guerre nucléaire ouverte, la Belgique serait-elle ciblée prioritairement ? Si oui, pourquoi ?
Si on rentre vraiment dans une guerre nucléaire, on ne sera déjà plus très nombreux à pouvoir en témoigner. Mais Bruxelles, c’est l’Otan, c’est l’Union européenne. Il me semble clair que la Belgique serait une cible. Parmi d’autres comme Washington. Dans le cas d’une guerre nucléaire en tant que telle, évidemment. Si on devait aller dans cette logique, Bruxelles pourrait potentiellement être une cible.
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