Pourquoi interdire les vols au-dessus de l’Ukraine aurait des conséquences catastrophiques: « Heureusement que l’Otan a refusé »
Mettre en place une zone d’exclusion aérienne au-dessus de l’Ukraine, comme le réclame ardemment Zelensky, ferait basculer la guerre dans une dimension mondiale. Une option que l’Otan a refusée catégoriquement. « Et heureusement », juge Tanguy Struye (UCLouvain), expert en relations internationales. André Dumoulin (ULiège), spécialiste de l’Otan et de la défense européenne, souligne également les problèmes logistiques qu’impliqueraient les prêts d’avions occidentaux à l’Ukraine, une autre option évoquée pour aider le pays à maîtriser son ciel.
Il faut « faire stopper cette guerre sans devenir nous-mêmes des belligérants », a déclaré lundi le président français Emmanuel Macron. Dans la même logique, l’Otan a refusé de mettre en place une zone d’exclusion aérienne au-dessus de l’Ukraine, malgré les demandes de Kiev.
La mise en place d’une no-fly zone au-dessus du pays, réclamée à cor et à cri par le président Volodymyr Zelensky, a donc été catégoriquement exclue par Washington, comme par l’Otan. Motif: pour la faire respecter, les avions de l’Alliance devraient être prêts à abattre des chasseurs russes, et « cela pourrait conduire à une guerre totale », a fait valoir le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken. Samedi dernier, le maître du Kremlin Vladimir Poutine a prévenu qu’il considérerait une telle zone »comme une participation au conflit armé ».
« Heureusement que l’Otan a refusé », note Tanguy Struye, professeur à l’UCLouvain et spécialiste des relations internationales. « Si on veut imposer une zone d’exclusion, cela signifie concrètement une confrontation entre les avions des membres de l’Otan et les avions russes. Contrairement à d’autres conflits, en Ukraine, on ne sait pas mettre en place cette zone d’exclusion car on se retrouve automatiquement avec un face à face entre Russes et membres de l’Otan. On rentrerait dans une logique de troisième guerre mondiale. Dans ce cas, le conflit déborderait à coup sûr de l’Ukraine. »
« Des conséquences catastrophiques »
« Ces avions seraient identifiés comme des forces aériennes de l’Otan. Cela signifierait l’enclenchement d’un conflit ouvert avec la Russie. C’est pour cela que l’Otan refuse cette option », abonde André Dumoulin (ULiège), politologue et spécialiste des questions de défense européenne et de l’Otan.
Sur le terrain, instaurer une zone d’exclusion aérienne impliquerait que plus aucun appareil de combat ne puisse utiliser le ciel pour frapper les cibles au sol. « Pour faire respecter cela, on serait obligé de mettre en place des appareils de combat et d’interception. Notamment avec des systèmes de missiles air-air pour abattre les avions qui ne respecteraient pas cette zone d’exclusion », explique André Dumoulin.
Un scénario qu’il est bon d’éviter, selon l’expert en défense européenne. « Cela donnerait lieu à des échanges, par paliers, entre les appareils de l’Otan et les Russes, avec des escalades possibles. Peut-être même au niveau terrestre avec de la provocation réciproque. Là, on ne serait plus en contrôle pour arrêter ces montées en puissance. »
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Tanguy Struye.
Pour Tanguy Struye, il convient de garder son sang-froid. « Il y a des choses qu’on aimerait faire dans l’idéal. Mais ce genre de stratégies auraient des conséquences catastrophiques », assure-t-il. « Le fait même que cette option ait été discutée est problématique », selon l’expert.
Perdre la guerre du ciel, synonyme de défaite pour l’Ukraine?
La demande de Zelensky semble donc irréaliste, selon les deux experts. Ou elle mènerait de facto à une étendue majeure du conflit. Perdre la guerre du ciel, serait-ce nécessairement synonyme de défaite, pour l’Ukraine ? Pas automatiquement. « Evidemment, cela compliquerait les choses », souligne Tanguy Struye. « Mais ça ne signifie pas nécessairement la défaite ukrainienne. Ils ont reçu des armes livrées par l’Occident, qui peuvent détruire les avions russes depuis le sol. »
Actuellement, il est d’ailleurs impossible de savoir si l’Ukraine a entièrement perdu la maîtrise de son ciel, ou non. « On ne sait pas non plus dire si les avions russes font bien leur travail. Un appareil n’a d’utilité que si son pilote est vraiment hors-pair. Il y a donc aussi la question de la compétence des Russes », précise André Dumoulin. « D’autant plus qu’on ne sait pas comment le conflit va évoluer. Va-t-on vers un cessez-le-feu ou une logique de guérilla à long terme ? La guérilla est possible sans nécessairement avoir le contrôle aérien », ajoute Tanguy Struye.
Prêts d’avions des Occidentaux: une option scabreuse
Une autre option est également évoquée pour aider l’Ukraine à rester souveraine dans le ciel : la fourniture d’avions de chasse. L’idée inédite d’une telle livraison en urgence, évoquée par plusieurs responsables occidentaux, s’annonce complexe à mettre en oeuvre.
Car pour l’heure, la Pologne, comme les autres pays de l’Est membres de l’Otan disposant de ces avions soviétiques, restent sur la retenue. Deux facteurs pourraient l’expliquer: la volonté de ne pas affaiblir leur propre flotte de chasse avec une guerre à leurs portes et la crainte d’être assimilés à des belligérants par la Russie.
Si les Russes devaient attaquer les forces d’un seul Etat membre de l’Alliance transatlantique, tous les autres, y compris les Etats-Unis, devraient en effet venir militairement à son secours au nom du sacro-saint article 5 du traité qui les unit et que Joe Biden s’est engagé à respecter.
Pour la même raison, les Etats-Unis semblent souffler le chaud et le froid sur la possible livraison à Kiev, par des pays d’Europe de l’Est comme la Pologne, d’avions de combat de fabrication soviétique que les forces ukrainiennes soient en mesure de piloter.
« Ce serait une très mauvaise idée de la part des Etats-Unis », tranche Tanguy Struye. « L’avion de chasse est une arme offensive et non défensive. On rentrerait, ici aussi, dans une logique Otan-Russie« , avertit l’expert de l’UCLouvain.
La réalisation de telles livraisons verrait plusieurs obstacles pratiques sur son chemin. « Il faudrait que les pilotes ukrainiens sachent piloter ces avions eux-mêmes. Car ce ne sont pas nécessairement les mêmes modèles », selon Tanguy Struye.
En cas de livraison, ces avions seraient également davantage visibles, au contraire des autres armements de défense, qui peuvent être dissimulés dans des convois civilisés. « Il est évident que les satellites russes surveillent les zones à la frontière. Un avion est difficile à dissimuler. Et il faut des bases de décollage », prévient André Dumoulin. « Il faudrait des systèmes de transfert de manière à ce qu’ils soient bien acheminés. Mais aussi entrainer les pilotes et désidentifier les avions ‘Otan' ».
Poutine pourrait-il y voir un acte de guerre?
Poutine pourrait-il voir un prétexte d’acte de guerre de l’Otan si ces livraisons d’avion se réalisent? « Non, car on livre déjà des armements sophistiqués », selon André Dumoulin. Et d’ajouter : « Toucher à l’Otan, c’est beaucoup trop risqué pour Poutine. D’autant plus que l’Ukraine est un grand pays, et que la Russie y a glacé la majorité de ses forces armées. Si le conflit s’étire jusqu’aux frontières polonaises et ukrainiennes, les Russes auront inévitablement des problèmes logistiques », prédit l’expert.
Les deux options, qu’il s’agisse de la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne ou de la livraison d’avions, sont donc complexes à réaliser sur le terrain, et mèneraient indubitablement à une escalade. Ce que l’Europe et l’Otan ne souhaitent pas. « C’est très bien de vouloir aider les Ukrainiens, mais il faut qu’on puisse établir des lignes rouges nous-mêmes. Si on dépasse certaines limites, les Russes vont y amener leurs interprétations. A ce moment-là, le conflit déborde. Il ne faut pas oublier qu’on a devant nous quelqu’un comme Poutine, très déterminé, qui peut voir une menace dans n’importe quel signal que nous envoyons vers l’Ukraine », met en garde Tanguy Struye.
Car la grande hantise des Américains, c’est qu’un Vladimir Poutine qui se sentirait « provoqué » étende le conflit au-delà de l’Ukraine, avec le risque d’une confrontation directe, potentiellement nucléaire, avec les Etats-Unis et leurs alliés de l’Otan. Il s’agit donc de « contenir le président russe ».
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