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Invasion russe de l’Ukraine : Poutine est-il fou ?

L’invasion russe de l’Ukraine a un long passif et cache des intérêts stratégiques à long terme. Mais de plus en plus, la question se pose : dans quelle mesure Poutine est-il encore rationnel ?

Il fascine les médias occidentaux depuis des années. Aucun dirigeant mondial n’a été dépeint aussi souvent au cours des vingt dernières années. Des portraits émaillés d’anecdotes parfois des plus saugrenues que nous étions tous prêts à croire. Vladimir Poutine est la figure de dessin animé rêvée, un test de Rorschach vivant sur lequel chacun peut projeter ses peurs personnelles. Mais malgré les nombreux clichés le montrant, entre autres, affronter torse nu la taïga russe, Poutine continuait à être perçu comme un acteur rationnel de la scène internationale. Du point de vue stratégique russe, ses critiques à l’égard de l’Occident et de l’OTAN n’étaient d’ailleurs pas totalement dénuées de fondement. L’invasion de la Géorgie en 2008, l’annexion de la Crimée en 2014, l’intervention en Syrie à partir de 2015 étaient certes horribles et sans précédent, mais en même temps, il s’agissait d’opérations limitées, derrière lesquelles il y avait une certaine logique. Comme tous les experts de la Russie n’ont cessé de le répéter toutes ces années : Poutine n’était pas le grand méchant tel qu’on peut les voir dans les films de James Bond.

Sauf que, depuis lundi dernier, il n’y a plus aucune raison de croire que Poutine est encore rationnel. Lors d’une session enregistrée du Conseil de sécurité russe, on voit Poutine se faire « conseiller » sur la reconnaissance ou non des Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk, qui ont fait sécession de l’Ukraine en 2014. Dans la foulée, les autres membres du Conseil de sécurité, qui sont considérés comme le sommet absolu du régime, lui promettent sans réserve leur soutien. Beaucoup d’entre eux semblaient figés par la peur. Sergei Naryshkin, le chef des services de renseignements étrangers, sera même humilié publiquement par Poutine lorsqu’il bégaye et cherche ses mots. Les membres du Conseil de sécurité avaient de bonnes raisons de ne pas émettre de réserves concernant la reconnaissance de ces Républiques populaires. Poutine avait de toute façon déjà signé les documents officiels.

Dimanche soir et dans la nuit de mercredi à jeudi, M. Poutine s’est adressé au peuple russe dans un discours dans lequel il a nié le droit de l’Ukraine à exister en tant qu’État indépendant. Il a répété l’affirmation facile selon laquelle le régime ukrainien est composé de nazis qui commettent un génocide contre la population russe. Par une opération militaire, Poutine veut maintenant dénazifier un pays dirigé par un président juif et russophone.

L’obsession de l’Ukraine

Le discours de dimanche soir était dans une large mesure une récapitulation d’un article qu’il avait déjà publié le 12 juillet 2021.

Sous le titre « l’unité historique des Russes et des Ukrainiens » Poutine y donnait déjà sa propre interprétation de l’histoire nationale. Pour lui, Russes et Ukrainiens sont un seul et même peuple, partageant un même « espace historique et spirituel » depuis la conversion au christianisme de Vladimir le Saint (Vladimir IerSviatoslavitch) en 988. Si les Ukrainiens ont été réduits en esclavage au cours de l’histoire, c’est principalement par ces « misérables » Polonais, Lituaniens et Autrichiens. Ces derniers ont essayé d’éloigner les Petits Russes, comme on appelait les habitants de l’actuelle Ukraine dans l’Empire russe – de leurs croyances et de leurs traditions. L’Ukraine en tant qu’État indépendant est, toujours selon Poutine, une création de l’Union soviétique. Poutine qualifie l’Holodomor, la famine organisée par Staline dans les années 1930 et qui a coûté la vie à des millions d’Ukrainiens, de « tragédie commune » dont les Russes et les Ukrainiens ont été victimes.

Poutine attribue le malaise actuel entre les deux pays à des « forces extérieures » qui manipulent le gouvernement ukrainien. L’Ukraine d’aujourd’hui n’est rien d’autre qu’un projet maléfique et anti-russe qui vise à créer un « État ukrainien ethniquement pur » par le biais d’une « assimilation forcée ». En fait, la Russie et l’Ukraine devraient être comme l’Allemagne et l’Autriche : des voisins ayant « une composition ethnique et une culture similaires, qui partagent en fait une même langue » et qui s’accueillent chaleureusement.

La publication de cet article- publié en russe, en anglais et en ukrainien – avait créé la surprise à l’époque. Il était trop incohérent, trop long et trop offensant pour les Ukrainiens que pour servir de propagande. La seule conclusion que l’on pouvait tire de cette longue diatribe, c’est que pour Poutine, l’Ukraine n’était pas seulement un objectif géopolitique, mais une obsession. Rétrospectivement, cela aurait pu, peut-être même dû, servir d’avertissement.

À l’origine de l’attaque actuelle, on trouve des frustrations de longue date du côté russe. Elles sont en partie rationnelles. La Russie est depuis longtemps contrariée par la façon dont l’OTAN étend son influence en Europe orientale. Lorsque, en 2008, l’OTAN, sous l’impulsion du président américain George W. Bush Jr. a promis à l’Ukraine et à la Géorgie qu’elles seraient autorisées à rejoindre l’alliance, la Russie a interprété cette promesse – non sans raison – comme une menace pour sa sécurité.

Impérialisme

Ce qui n’empêche pas qu’au coeur de ce conflit on retrouve surtout un réflexe impérialiste. Même lorsque l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN n’était pas encore sur la table, Vladimir Poutine avait déjà indiqué qu’il ne considérait pas l’Ukraine comme un État indépendant. Aux yeux du régime russe, l’Ukraine fait partie de la sphère d’influence de la Russie. Pour le Kremlin, cette sphère d’influence est une sorte de droit divin. Les pays qui s’y trouvent doivent aligner leurs politiques sur celles de la Russie. Poutine a donc vécu la révolution de Maidan, au cours de laquelle des Ukrainiens pro-européens ont renversé le gouvernement de Ianoukovitch, comme une forme de trahison. Alimenté par les rapports douteux de ses services de renseignement, il va se convaincre que la révolution a été manigancée par la CIA. Le fait que de nombreux Ukrainiens croient sincèrement qu’ils seraient mieux dans une démocratie de type européen semble tout à fait inconcevable pour les dirigeants russes.

Les tentatives pour redresser la situation par la suite vont rester vaines. Après la conquête et l’annexion de la Crimée en février 2014, la Russie va aussi soutenir les rebelles dans l’est de l’Ukraine, ceux-là mêmes qui vont créer les Républiques populaires de Donetsk et de Lougansk en avril 2014. Mais l’espoir que cette déstabilisation allait suffire à faire tomber le nouveau gouvernement ukrainien ne va pas se concrétiser. L’avance des rebelles va être stoppée et les accords de Minsk vont déboucher sur un cessez-le-feu. Des accords qui vont aussi faire que la situation tourne relativement à l’avantage de la Russie puisque l’Ukraine va devoir réintégrer les Républiques populaires dans la structure de l’État ukrainien et leur accorder un « statut spécial ». Via ce statut spécial et à travers ces deux régions, la Russie pourra influencer le processus décisionnel ukrainien.

Pourtant l’accord de Minsk ne sera jamais réellement mis en oeuvre. La Russie va affirmer qu’elle n’était pas partie au conflit et ne retire pas son armement de la zone de guerre. Dans le même temps, l’Ukraine ne semble guère pressée de réabsorber les républiques rebelles. En outre, les dirigeants des Républiques populaires eux-mêmes ne sont pas de grands partisans d’un retour en Ukraine puisque cela les obligeraient à prendre part à des élections démocratiques. Les Républiques populaires vont donc, avec le temps, progressivement fusionner avec la Russie. Ces dernières années, la Russie y a distribué des passeports à grande échelle.

En reconnaissant les Républiques populaires de Donetsk et de Lugansk et en soutenant leurs revendications sur le territoire ukrainien, Poutine vient cependant de tirer un trait sur tout cela. La Russie s’est surtout créé une opportunité légale d’intervenir militairement. Par une attaque militaire de grande envergure, la Russie semble vouloir affaiblir la défense ukrainienne et créer une vacance du pouvoir.

Néanmoins, l’intervention militaire manque de logique. Poutine semble sous-estimer l’ampleur de la résistance à la Russie au sein d’une grande partie de la population ukrainienne. Même si de nombreux Ukrainiens n’ont pas une haute opinion de leurs propres dirigeants, ils ne veulent pas non plus de la domination russe. Depuis l’annexion de la Crimée et la guerre en Ukraine, la population ukrainienne s’est déjà largement distancée de la Russie. Alors qu’auparavant, la population était encore divisée sur la question de savoir si l’Ukraine devait se tourner vers l’Europe ou la Russie, depuis quelques années, la balance penche définitivement en faveur de l’Europe et de l’Occident. Jamais auparavant autant d’Ukrainiens ne s’étaient identifiés comme tels. Une intervention militaire qui menace de tuer des milliers d’Ukrainiens ne semble pas non plus le meilleur moyen de les convaincre d’une fraternité entre peuples slaves.

Ceci dit, avec cette intervention, et c’est là le petit espoir que les Ukrainiens peuvent encore caresser en ces jours sombres, Poutine pourrait aussi séparer pour toujours l’Ukraine de la Russie.

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