La séparation de l’Ukraine en deux, le scénario le plus probable?
Pour André Dumoulin (ULiège), spécialiste de l’Otan et de la défense européenne, Poutine n’a pas besoin de recourir au nucléaire pour atteindre ses objectifs en Ukraine. « Cela n’aurait aucun sens », dit-il. L’expert évoque également le scénario le plus probable pour l’avenir du pays ukrainien.
Quel est, selon vous, le scénario le plus plausible pour les prochaines semaines?
Selon moi, on va probablement assister à une séparation de l’Ukraine en deux. C’est le scénario le plus plausible. Une partie à l’Est et au Sud, la plus utile pour les Russes, avec les ports et le contrôle sur la mer. Et une Ukraine résiduelle à l’Ouest, qui aura perdu pas mal d’outils économiques. Sera-ce une guerre d’usure ? La signature d’un traité de paix pourrait-elle stabiliser la situation ? On ne le sait pas encore.
Quel serait dès lors le pire scénario d’escalade?
Plus Poutine tentera de s’approcher de la frontière à l’Ouest, plus il sera facile, grâce aux livraisons d’armes des Occidentaux, de ‘casser’ du matériel russe. Même un incident ou une mauvaise interprétation ne donnera pas nécessairement lieu à une guerre mondiale, c’est-à-dire une guerre entre l’Otan et la Russie. Il peut y avoir un avion abattu ou un obus qui tombe au mauvais endroit. Mais pas au point de démarrer une confrontation. Sinon, l’Otan l’aurait fait depuis longtemps et aurait lui-même trouvé le prétexte. L’Otan est la plus puissante armée que le monde n’ait jamais connu : en termes de puissance, de budget, etc. Par rapport à l’Otan, la Russie est ridicule, bien entendu. Au niveau du budget ou de la technologie.
Mais soyons réalistes : va-t-on risquer la vie de militaires occidentaux pour l’Ukraine ? Ce qu’on appelle la « prise de risque ». Non, on ne le veut pas. Donc, même en cas d’incidents, ils donneraient lieu à des discussions rapides pour calmer le jeu des deux côtés.
Que peut-on déduire des menaces de Poutine avec le nucléaire?
C’est pour faire peur au citoyen lambda européen. On s’en moque. Il y a assez d’armes nucléaires chez les Français, les Britanniques et les Américains pour annihiler complètement la Russie. Et plusieurs fois. Donc, la dissuasion opère. La dissuasion, c’est menacer mais ne pas s’en servir. Tout ça, c’est de la gesticulation. On n’a pas vu d’éléments majeurs dans la montée de la gradation de la mise en alerte, qui seraient des indicateurs importants. Comme, par exemple, sortir quelques sous-marins supplémentaires, faire décoller des bombardiers, ou faire bouger les missiles intercontinentaux sur rails des Russes. On verrait ces actions, et ce serait un indicateur d’alerte plus élevé. Mais on n’a rien vu de tout ça.
Poutine est-il tout de même capable de cibler l’Ukraine avec une « petite » bombe nucléaire. Une sorte de dernier recours s’il n’arrive pas à remplir ses objectifs?
Non, car les plus petites bombes nucléaires sont remplacées par des armes classiques de très haute puissance. Donc, ça n’a pas de sens de faire du nucléaire. Car cela pourrait avoir un tel effet sur l’environnement international, sur l’image qu’on a de la Russie. Il n’a donc pas besoin d’utiliser le nucléaire pour les cibles ukrainiennes. Ça n’a aucun sens.
Certains Belges s’inquiètent d’un incident nucléaire, avec une ruée sur les pilules d’iode. Que leur répondez-vous?
C’est logique de s’inquiéter si on ne comprend pas ce qu’est le langage de la dissuasion : menacer pour ne pas s’en servir. Pour expliquer cela, c’est compliqué, car les gens ont en tête Hiroshima. Ils perçoivent l’usage du nucléaire. Or, la dissuasion, ce n’est pas l’usage, c’est l’inverse.
Si la Russie sait viser Bruxelles, nous savons nucléariser Moscou. Il y a un sous-marin français qui patrouille actuellement et qui attend les ordres. C’est logique qu’une inquiétude règne. Car Poutine a cette subtilité de jouer sur le langage de la peur. C’est d’ailleurs pour cela qu’il n’y a pas de réaction majeur au niveau de l’Otan. C’est un peu lui dire : « Cause toujours, la dissuasion opère, et passons à autre chose. »
Stratégiquement parlant, est-ce opportun de communiquer publiquement les aides militaires fournies à l’Ukraine?
Nous sommes en démocratie, donc il semble normal de communiquer une partie de l’information. C’est l’argent du contribuable. Mais on ne dit pas tout. Les Français, par exemple, on dit avoir livré des systèmes efficaces, sans en donner le détail. On sait ce que les Américains et Allemands ont fourni du matériel sans en révéler toute la teneur. Il y a certainement tous types d’armements qui ont été livrés. Pour sniper, et autres. Pour l’instant, des C17 atterrissent jour et nuit. Tout n’est donc pas communiqué.
La sort de Kiev demeure la grande inconnue du conflit. Comment les choses peuvent-elles évoluer pour la capitale?
La ville est à la fois le symbole culturel et historique slave russe et ukrainien. La Russie opère parfois des frappes sur les civils pour les faire fuir et obtenir une marge de manoeuvre plus facile. Mais entrer dans une ville avec une guerre urbaine, c’est complexe. Lors de la première guerre en Tchétchénie, les Russes se sont fait avoir avec les tactiques d’embuscade tchétchènes. A Grozny, ils ont tout cassé à distance, avant d’entrer avec d’autres tactiques. Ici, tout casser à Kiev n’a aucun sens du point de vue de logique ‘poutinienne’. Il tient à la valeur de la ville. C’est difficile à prédire, mais selon moi, le conflit ne sera pas gelé. Si l’Ukraine se fige, on assistera à une grande rancoeur et une perte économique majeure.
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