Soupçons de corruption à Seraing: la justice enquête sur le Cristal Park, un projet-mirage aux 40 millions d’argent public (info Le Vif)
Le parquet de Liège a ouvert une information judiciaire pour corruption dans le cadre du projet immobilier Cristal Park, à Seraing. En vingt-cinq ans, plus de 40 millions d’euros de fonds publics ont été mobilisés sans qu’un seul bâtiment ne sorte de terre…
La loi des séries semble frapper la Cité du fer et du cristal. Après la condamnation pour corruption en appel, le 11 mars, de son ancien bourgmestre Alain Mathot (ex-PS), c’est désormais un dossier immobilier emblématique de Seraing qui est dans l’oeil du cyclone. Le mégaprojet Cristal Park, qui vise à transformer le site des anciennes cristalleries du Val Saint-Lambert – plus de cent hectares – en une « miniville » mêlant logements, bureaux, commerces et loisirs dans un écrin de verdure, accumule les… mégatuiles. Les caisses d’Immoval, la société qui porte le projet depuis quinze ans, sont désespérément vides. Et les partenaires financiers courtisés pour investir et sauver le navire ne se bousculent guère au portillon. Annoncée le 21 mars lors du dernier conseil communal, la démission surprise de Pierre Grivegnée, l’administrateur délégué d’Immoval, n’augure rien de bon pour la suite du dossier. L’ artisan du projet depuis ses balbutiements se dit « essouflé » et quitte le navire sans personne pour le remplacer à la barre.
Des millions d’euros vont encore être investis au Val Saint-Lambert. On fera de ce lieu un lieu économique, un lieu culturel, un lieu touristique, un lieu d’amusement, mais surtout un lieu de vie. » Jean-Claude Marcourt (PS), ministre wallon de l’Economie et du Patrimoine, en 2008.
Nouvelle tuile, et non des moindres: Le Vif et la RTBF sont en mesure de révéler que le parquet de Liège a ouvert une information judiciaire pour corruption dans le cadre du dossier Cristal Park. Une dénonciation serait à l’origine de l’enquête. La valeur de terrains vendus par la Ville à Immoval a-t-elle été sous-évaluée? Ce qui est sûr, c’est que le promoteur Pierre Grivegnée a été auditionné. Il nous l’a confirmé. Selon nos informations, c’est comme suspect. Déborah Géradon, l’échevine (PS) de l’urbanisme qui a hérité du dossier en juin 2019, a également été entendue, comme simple témoin. Elle représentait la Ville au conseil d’administration d’Immoval, dont elle a soudainement claqué la porte en mars 2021. Les enquêteurs se demandent pourquoi. Contactée, elle n’a pas souhaité répondre à nos questions. Quant au parquet de Liège, il se borne, par la voix de Catherine Collignon, premier substitut, à confirmer l’ouverture d’une information judiciaire « depuis plusieurs mois déjà ». Complexe, opaque, financièrement aux abois, sans capitaine, Cristal Park survivra-t-il à cet assaut judiciaire?
Objectif Lune
La transformation du Val Saint-Lambert est en fait un « vieux » dossier qui a déjà connu trois bourgmestres socialistes successifs – feu Guy Mathot, son fils Alain et Francis Bekaert. Aucun n’a réussi à cristalliser les promesses immobilières, économiques et d’emplois que le projet recèle. Après un quart de siècle de gesticulations, Cristal Park reste un mirage qui a déjà mobilisé plus de 40 millions d’euros d’argent public. Certes, le château et l’abbaye en ruine ont été entièrement rénovés, des terrains ont été délestés de leurs métaux lourds et quelques bâtiments industriels « reliftés ». Mais aucune nouvelle construction n’est sortie de terre.
Dès le départ, sous l’impulsion de Guy Mathot, la Ville a vu très grand: « Avant l’an 2000, plus de deux cents personnes travailleront sur le site du Val Saint-Lambert. » Quelque 200 000 touristes étaient même attendus chaque année sur le site des anciennes cristalleries, pour des retombées annoncées de 2,5 millions d’euros par an. Les chiffres paraissent astronomiques mais sont pourtant bien écrits noir sur blanc dans le dossier sérésien d’une demande de subsides déposée le 24 octobre 1996 auprès du fonds européen Feder.
Le 9 mai 2008, une étape cruciale est franchie: le château, plus clinquant que jamais après cinq injections de subsides européens et wallons totalisant 12,7 millions d’euros, est enfin inauguré. C’est le premier étage de la fusée socialiste pour décrocher la Lune. Ce soir-là, flanqué d’Alain Mathot et Pierre Grivegnée, le ministre wallon de l’Economie et du Patrimoine, Jean-Claude Marcourt (PS), annonce la suite des opérations: « Alain vient de le dire il y a un instant: des millions d’euros vont encore être investis ici [au Val Saint-Lambert]. On fera de ce lieu un lieu économique, un lieu culturel, un lieu touristique, un lieu d’amusement, mais surtout un lieu de vie. » Ça tombe bien: c’est exactement l’objectif du projet Cristal Park, deuxième étage de la fusée.
C’est là qu’entre véritablement en scène Pierre Grivegnée, l’homme fort du projet, censé le développer comme il a mis sur pied ceux de l’Esplanade à Louvain-la-Neuve (dix-sept ans de gestation) et de la Médiacité à Liège (onze ans). Deux centres commerciaux ambitieux, deux références immobilières qui doivent lui servir pour construire ce « troisième projet de vie », selon ses propres mots.
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Dès 2008, il multiplie les sorties médiatiques pour fixer l’échéance de cet ambitieux projet. Le promoteur évoque d’abord une inauguration en 2010. Puis les années défilent autant que les coupures de journaux jaunissent: fin des travaux en septembre 2014, ouverture en 2016, voire en 2017… L’homme n’en démord pas. Quoi qu’il arrive, Seraing aura ses dizaines de milliers de mètres carrés de bureaux, son centre commercial, son hôtel trois étoiles, ses centaines de logements, son parc d’aventures. Malgré l’incendie d’une aile du château, malgré les faillites de la cristallerie et toutes les autres péripéties du dossier. Après tout, sa société Speci le rappelle sur son site: « Rien de grand ne s’est accompli sans passion. »
Un allié de poids
Il faut dire qu’en plus du philosophe Hegel, Pierre Grivegnée dispose d’un allié de poids. Le 23 mai 2014, La Dernière Heure titre « Cristal Park, c’est signé! » et Alain Mathot, bourgmestre en fonction, s’autocongratule: « C’est la plus belle réussite en matière d’incitation d’investissements privés puisque 15 millions (NDLR: le coût de la rénovation du château) généreront 200 millions d’investissements privés et un millier d’emplois. » Seraing est sauvée. L’hôtel prévu a gagné une étoile et c’est le groupe Van der Valk qui y flanquera son logo, aux côtés d’un des parcs aquatiques « les plus attrayants et modernes d’Europe ».
Vous n’aurez pas l’ensemble des documents. Parce que la société Immoval est une société privée, à majorité privée – on n’est qu’un actionnaire minoritaire dans cette société. » Alain Mathot (ex-PS), ex-bourgmestre de Seraing.
Alain Mathot confirme l’excitation, un mois plus tard, lors d’un conseil communal où l’opposition, PTB en tête, réclame des comptes. « Je répète, pour ceux qui veulent l’entendre: l’hôtel est signé, le promoteur de bureaux a signé, l’aquaparc est signé, le mini-Europe est signé, le lotissement, même si c’est le moins difficile, est en cours, le projet commercial, c’est Speci qui le fait donc, forcément, c’est signé. L’ ensemble du projet est maintenant dans le pipeline pour commencer à faire les rentrées qui ont manqué. »
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Tout est signé, vraiment? Le conseiller PTB Damien Robert voudrait le vérifier. Il est interpellé par le « mur d’opacité » qui règne autour du projet: la SA Immoval est en effet contrôlée par la SA Valinvest qui est elle-même contrôlée par la SA Speci (voir l’infographie ci-dessous). L’ actionnariat majoritaire est privé alors que les pouvoirs publics sont présents en masse à tous les étages du projet. L’essentiel des fonds investis sont publics. Mais impossible pour Damien Robert de contrôler le moteur de la machine mise sur orbite par Pierre Grivegnée et la majorité PS sérésienne. Un constat que l’opposition n’est pas seule à partager.
La Ville à la traîne
A écouter le bourgmestre, cinq projets auraient été signés au printemps 2014. Or, début 2015, rien n’a bougé. Le personnel de la Ville de Seraing s’interroge. Plusieurs échanges d’e-mails que Le Vif et la RTBF se sont procurés montrent l’incompréhension et l’inquiétude des services censés gérer le dossier Cristal Park. Le 26 janvier 2015, à propos du projet, une employée du service Patrimoine parle d’une « grande nébuleuse » dont elle ne connaît que « quelques bribes ».
Le 22 septembre 2016, la Ville découvre par la bande qu’Immoval a cédé, quelques semaines plus tôt, tous ses droits d’acquisition des terrains à ses sept SPV – Special Purpose Vehicles – , c’est-à-dire des filiales chacune porteuse d’un projet immobilier spécifique (logements, bureaux, loisirs, etc.). Problème: légalement, Immoval « aurait dû informer la Ville au préalable de ses intentions par courrier recommandé », ce que Pierre Grivegnée n’aurait pas fait – il s’en défend. La Ville est clairement à la traîne et ses doutes sont une nouvelle fois matérialisés par un courriel du 6 septembre 2017: « Vu l’importance et la complexité de ce dossier, dont nous n’avons d’ailleurs qu’une connaissance partielle, il me semble important d’attirer l’attention du collège communal sur les incertitudes que nous rencontrons et les questions que nous nous posons quant à l’aboutissement de ce dossier. » Même rengaine le 18 octobre 2019: « Je crains que ce dossier ne revienne sur la table un de ces jours et que la Ville ne soit pas en possession des informations nécessaires pour avancer. »
Un silence assourdissant
Le malaise est palpable jusque dans les rangs du MR, qui a longtemps défendu le projet. Fabian Culot, également vice-président de Noshaq (ex-Meusinvest), avait déjà émis des réserves, lors d’un conseil communal extraordinaire, le 29 novembre dernier. « Je ne sais plus très bien ce qui est prévu et où », distillait le libéral, souhaitant faire la lumière sur un dossier où « on ne sait pas ce qu’il y a sur la table », pour éviter que « les vautours » tournent autour de « la dépouille du projet ». « Il y a une responsabilité collective et urgente pour mettre fin à un climat malsain », avait-il déclaré.
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Ce soir-là, Francis Bekaert (PS) avait une nouvelle fois snobé les questions du MR, du PTB et d’Ecolo, qui avaient convoqué ce conseil dans l’urgence: « La majorité ne répondra pas aux questions. Arrêtez. Laissez-nous travailler. Laissez-nous finaliser ce dossier. » Le bourgmestre se disait « assailli » de questions, comparant la séance à la « bataille d’Angleterre » et préférant reprocher le coût de ce conseil extraordinaire – « 7 500 euros! » – à l’Ecolo Paul Ancion. Cela fait des années que Damien Robert se heurte à ce qu’il appelle « une véritable omerta ». Le 14 décembre 2015, le bourgmestre Alain Mathot objectait déjà au chef de groupe PTB: « Vous n’aurez pas l’ensemble des documents. Parce que la société Immoval est une société privée, à majorité privée – on n’est qu’un actionnaire minoritaire dans cette société. »
Contourner la loi
Dans le flux des documents internes que nous avons pu examiner, un e-mail sort du lot. Il semble témoigner d’une volonté assumée, dans le camp d’Immoval, de contourner la loi sur les marchés publics. Le 20 décembre 2012, Jean-Luc Pluymers (représentant de Cogep, deuxième actionnaire de Valinvest après Speci) écrit à Alain Mathot: « Comme tu le sais, nous avons modifié l’ensemble de l’organisation d’Immoval pour ne pas être soumis à la loi sur les marchés publics. Pour ce faire, il faut que les participations publiques au capital soient sous les 50%, ce qui est le cas maintenant, et que les représentants d’organismes publics au CA soient inférieurs à 50%. »
Que s’est-il passé? Un an plus tôt, avec l’aide de deux sociétés contrôlées par les pouvoirs publics (Ogeo Fund et Cogep), la société Speci de Pierre Grivegnée s’est créé une filiale, Valinvest, et lui a cédé ses 853 actions Immoval. Pourquoi Ogeo Fund et Cogep ont-elles participé à ce tour de passe-passe qui rappelle la façon dont Nethys, autre société à capitaux publics, s’est extraite du contrôle de son actionnaire public Publifin? Pour Damien Robert, c’est clair: « Ils ont conçu ce mécanisme pour que l’utilisation de l’argent public échappe au contrôle démocratique, pour pouvoir faire des affaires dans l’entre-soi, où la loi du silence règne. C’est une privatisation de la démocratie. » Un membre de la majorité temporise: « C’est sans doute par souci d’efficacité, pour plus de flexibilité dans la réalisation des travaux, l’établissement d’actes notariés, sans chaque fois devoir organiser un marché public… »
Ils ont conçu ce mécanisme pour que l’utilisation de l’argent public échappe au contrôle démocratique, pour pouvoir faire des affaires dans l’entre-soi. » Damien Robert (PTB), conseiller communal.
Entourloupe?
Le conseiller PTB pointe aussi un récent subside sollicité par Seraing auprès de la Région wallonne: 2,4 millions d’euros pour « l’acquisition par la Ville du foncier détenu par la SLSP La Maison Sérésienne, nécessaire au développement du dossier [Cristal Park] pour une valeur totale évaluée à trois millions d’euros (+/-72 000 m2) », peut-on lire dans un document officiel intitulé « Politique intégrée de la Ville 2021-2024« . « Sur ces terrains, l’ambition est de créer, dans le cadre d’un PPP (NDLR: partenariat public-privé), dans un premier temps, un minimum de quatre-vingts logements, dont certains pour seniors, dont la gestion sera confiée à l’ Agence immobilière sociale de Seraing, Grâce-Hollogne et Flémalle. »
Pour Damien Robert, « cette demande de subside ressemble à une entourloupe destinée à faire payer au contribuable wallon la perte de valeur des trois SPV destinés au logement. Une perte due au fait qu’une bonne partie des 450 nouveaux logements initialement prévus ne pourront pas être construits. » En effet, dans le dernier rapport de gestion d’Immoval présenté à l’assemblée générale du 25 juin 2021, Pierre Grivegnée (administrateur délégué) et Salvatore Todaro (président du CA) regrettent l' »apparition » d’une « contrainte visant à respecter les zones boisées ». Ils poursuivent: « L’impact de telles restrictions […] nécessite une refonte de l’avant-projet « lotissements » qui prévoyait la création de 450 logements. » Dit plus simplement: ils ne pourront pas construire les 450 logements prévus car ils n’ont pas le feu vert pour couper les arbres sur les parcelles envisagées. Qui dit moins de logements – quatre-vingts seulement pour commencer – , dit moins de bénéfices…
Pour limiter la casse et vendre quand même un maximum de logements, ils envisagent « une augmentation du nombre d’appartements au détriment des maisons individuelles ». Puis déballent la solution miracle: « Cependant, cet impact sera nul si le projet de l’actionnaire Ville de Seraing d’acquérir les trois SPV lotissements à leur valeur se concrétise. » En effet, on apprend dans le même document que la commune « envisage de faire acquérir les trois SPV lotissements par son intercommunale Immobilière publique pour la valeur qui figure dans notre bilan (5 350 000 euros) ». Bref, comme l’affaire n’est plus alléchante pour le secteur privé, au lieu de baisser son prix, Immoval espère la refiler au secteur public… au prix fort. Pour l’heure, aucune décision n’a encore été prise par le collège communal.
Une enquête de David Leloup et Nicolas Taiana, avec François Braibant (RTBF)
Des terrains « bradés »?
Cristal Park est un partenariat public-privé (PPP). Pour qu’Immoval – société privée capitalisée à plus de 47% par de l’argent public – puisse développer son projet, elle a besoin de contrôler les terrains convoités. Ça tombe bien: en avril 2008, la Ville de Seraing et sa « filiale » La Maison sérésienne sont d’accord de lui vendre ces terrains au prix qui sera fixé par le receveur de l’Enregistrement (SPF Finances). En juillet, les terrains de la Ville (100,7 ha) sont évalués à 2 360 980 euros et ceux de la Maison sérésienne (11,4 ha) à 2 114 919 euros. Ces montants ont-ils été sous-évalués au bénéfice d’Immoval? C’est une des questions que se pose la justice. Les prix laissent songeur: 12,5, voire 15 euros/m2 pour les terrains en zone constructible sans infrastructures (non connectés aux égouts) et 0,5 euro/m2 pour les terrains en zone naturelle. Il n’y a que 1,2 ha (soit 1% de l’ensemble des terrains) qui a été valorisé à 50 euros/m2, car connecté aux égouts. L’ essentiel semble avoir été « bradé ». D’autant que dans une note rédigée par Pierre Grivegnée, fin 2016 semble-t-il, ces terrains sont présentés comme exceptionnels: « Les logements sont réservés aux terrains les plus attractifs avec des vues magnifiques. Il s’agit certainement des derniers plus beaux terrains en région liégeoise avec, en plus, une proximité avec les commerces, loisirs… »
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