Quand Ogeo s’offrait un hedge fund aux îles Caïmans
Ogeo Fund, fonds de pension d’Enodia (ex-Publifin), est en pleine tourmente: il fait l’objet d’une inspection du gendarme financier (FSMA) et d’une analyse forensique d’un consultant (Deloitte). La dernière fois qu’Ogeo a été sondé, ses placards avaient notamment révélé un surprenant hedge fund aux îles Caïmans.
Mardi 24 avril 2012, Woluwe-Saint-Pierre. Depuis les étages supérieurs de la filiale belge de la banque suisse UBS, les 69 hectares boisés du parc de Woluwe offrent un panorama idyllique. Les marronniers de l’avenue de Tervueren sont déjà en fleur, mais les enquêteurs n’ont guère le temps de profiter de ce spectacle bucolique. Ils perquisitionnent le siège de la banque et emportent documents, classeurs et données informatiques relatifs au client Ogeo Fund, cinquième fonds de pension du royaume. Ces devoirs sont réalisés dans le cadre du mégadossier Tecteo/Ogeo, alors sous la houlette du juge d’instruction financier Philippe Richard. Un dossier trop vaste, qui fera en grande partie pschitt car qui trop embrasse mal étreint…
Le but était d’investir dans un produit financier, pas de répondre à un besoin de liquidités.
Les employés ou mandataires de Publifin (aujourd’hui Enodia), de trois autres intercommunales (Cile Iile-SRI, Aide), de la Province de Liège, de la Ville et du CPAS de Seraing ont confié la gestion de leur future pension à Ogeo. Devaient-ils s’en inquiéter? L’analyse des documents saisis ce jour-là suggère que des opérations financières spéculatives risquées ont été réalisées quelques mois plus tôt par leur fonds de pension. Des opérations qui semblaient avoir enfreint les articles 84 et 91 de la loi du 27 octobre 2006 relative au contrôle des institutions de retraite professionnelle. Une loi qui vise à protéger les affiliés d’un fonds de pension de toute prise de risque dangereuse par les gestionnaires du fonds.
L’article 84 de cette loi précise qu’un emprunt peut être souscrit par un fonds de pension « exclusivement à des fins de liquidité et à titre temporaire ». L’article 91, lui, stipule que « les placements en instruments dérivés sont possibles dans la mesure où ils contribuent à une réduction du risque d’investissement ou facilitent une gestion efficace du portefeuille ». Bref, emprunter des millions à sa banque pour spéculer dans un paradis fiscal sur des titres financiers risqués n’est a priori pas à l’ordre du jour d’un fonds de pension, qui doit être géré « en bon père de famille ».
Dix millions aux Caïmans
Et pourtant, entre octobre 2010 et octobre 2011, Ogeo a emprunté plus de 57 millions d’euros à UBS. Après des perquisitions menées à Liège chez Tecteo-Publifin fin 2011, M. Z., la responsable du service Legal and Compliance d’UBS, a pris peur. Et a commandité un audit interne sur les opérations réalisées par Ogeo Fund. Ses conclusions? Tous ces emprunts ont été contractés « dans le but de souscrire de nouveaux investissements, à savoir l’achat de produits structurés, et […] d’éponger des pertes », a-t-elle expliqué aux enquêteurs. « Marc Beyens (NDLR: alors directeur financier d’Ogeo Fund) voulait que les crédits se terminent avant la fin de l’année pour ne pas apparaître au bilan », a-t-elle signalé. Une pratique qu’elle estime contraire à l’article 84 de la loi de 2006.
Dans ce volet, la responsabilité de Stéphane Moreau, alors administrateur délégué et président du comité de direction d’Ogeo Fund, a également été mise en cause par l’instruction. Le 24 mars 2011, il cosigne avec Marc Beyens la confirmation qu’un emprunt de dix millions d’euros à UBS est bien conforme à cet article 84, c’est-à-dire que l’emprunt a « pour but exclusif de couvrir un besoin de liquidités temporaire ». En réalité, l’emprunt servira à acheter, cinq jours plus tard, un… hedge fund, A&Q Focus enregistré aux îles Caïmans. L’état de fortune du compte 888126.2 d’Ogeo Fund au 31 décembre 2011 précise clairement cet achat. « Le but poursuivi ici était d’investir dans un produit financier et non de répondre à un besoin de liquidités », estimait la juriste de la banque. « La répétition, dans la même année, de plusieurs autres crédits jusqu’au 31 décembre 2011, démontre qu’il ne s’agit pas d’opérations temporaires. »
En effet, l’audit réalisé chez UBS s’inquiétait du fait qu’Ogeo Fund a fait se succéder une série de crédits, les transformant de facto en un emprunt à long terme dans le but de spéculer, ce qui n’est pas permis. Le dossier judiciaire indique notamment qu’un autre contrat de crédit de dix millions d’euros conclu quelques semaines plus tard entre UBS et Ogeo a lui aussi servi à investir dans un hedge fund. Pour le fonds de pension, il ne s’agissait que d’un « pur reproche de technique financière ». Dans le collimateur de la justice également, des investissements réalisés via un sous-compte ouvert au nom d’un bureau de courtage, Ogeo Consulting, filiale du fonds de pension. « De la pure technique financière », répond à nouveau Ogeo. Enfin, il était reproché à Stéphane Moreau et Marc Beyens d’avoir facturé au fonds de pension le remboursement de billets d’avion pour Abu Dhabi afin d’assister au Grand Prix de F1.
Transactions, non-lieu et démissions
Que retenir de ce mégadossier Tecteo/Ogeo pour lequel le substitut du procureur général de Liège, Paul Catrice, réclamait, en juin 2017, le renvoi de huit personnes en correctionnelle? Qu’il s’est soldé en mai dernier par un non-lieu pour les dirigeants actuels du fonds de pension, Emmanuel Lejeune et Hervé Valkeners. Que l’ex-président de Tecteo et d’Ogeo, André Gilles, a conclu une transaction pénale avec le parquet, qui le poursuivait, pour avoir fait travailler trois employées de Tecteo à son cabinet de président de la Province de Liège. Que trois ex-cadres de la banque UBS ont également payé une transaction. Et que les transactions pénales de Stéphane Moreau et Marc Beyens, « ont été homologuées le 16 décembre 2020 par la chambre du conseil de Liège « , confirme au Vif le procureur général Christian De Valkeneer.
Mais cette affaire a également coûté leur poste chez Ogeo à Marc Beyens et Stéphane Moreau, les deux directeurs « historiques » poussés à la démission par la FSMA. Le premier en juin 2014, le second trois ans plus tard. Le dossier Ogeo devrait prochainement rebondir puisque Le Vif a appris que la FSMA prépare un rapport d’inspection sur le fonds de pension liégeois et qu’un rapport d’analyse forensique du consultant Deloitte est également en préparation. Selon nos informations, la FSMA a informé le fonds de pension en février 2020 de l’ouverture d’une inspection, alors que Deloitte aurait été mandaté l’été dernier par le conseil d’administration remanié d’Ogeo. Pour préserver l’outil et tirer définitivement un trait sur l’ère Moreau.
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