L’asbl qui embarrasse le PS liégeois
Le 16 juin, le procès dit des Ateliers d’art contemporain débutera à Liège. Cette asbl étiquetée socialiste, subsidiée par la Ville, la Région wallonne et l’Europe, a été liquidée en 2015 après le détournement présumé de centaines de milliers d’euros par son directeur. L’ex-comptable des AAC pointe aujourd’hui les angles morts de l’enquête judiciaire. Dont l’absence de volonté d’établir les responsabilités politiques de cette gabegie.
C’était une véritable institution. En région liégeoise, pendant 20 ans, entre 1994 et 2014, des dizaines de milliers d’enfants ont participé à des activités hebdomadaires, ou des stages lors des congés scolaires, organisés par les Ateliers d’art contemporain (AAC). Arts plastiques, arts de la scène, psychomotricité, musique, vidéo, photo, écriture ou stylisme : rien qu’en juillet et août, l’asbl organisait jusqu’à 145 stages pour enfants, adolescents et adultes. C’était une affaire qui tournait bien : le budget annuel des AAC se montait à 1,6 million d’euros en moyenne, dont plus de 90 % de fonds publics.
Puis, subitement, fin décembre 2014, cette asbl apparemment florissante et en pleine expansion, dopée aux subsides communaux, régionaux et européens, est dissoute par son assemblée générale. » C’est un immense gâchis, soupire aujourd’hui son fondateur, Daniel Van Kerkhoven. Un an plus tôt, l’association drainait 26 équivalents temps plein auxquels il faut ajouter les quelque 150 animateurs et artistes intermittents qui, ensemble, sur l’année, représentaient 15 temps pleins supplémentaires. » Que s’est-il donc passé ?
Six mois plus tôt, en juillet 2014, Sophie Biesmans, une employée des AAC, dépose plainte pour malversations contre son boss, Daniel Van Kerkhoven, l’administrateur délégué des AAC. Le bilan de l’association pour l’année 2013 affiche en effet une perte record de 342 000 euros et elle pense avoir compris pourquoi…
Des emplois fictifs
Face aux deux inspecteurs de la section Ecofin qui enregistrent sa plainte, la jeune femme explique que les AAC ont conclu des conventions avec Arteco 3.0, une asbl « satellite » créée en 2009 par Daniel Van Kerckhoven qui en est aussi l’administrateur délégué : « Ces conventions portent sur des prestations de « management et formation des membres du personnel ». Ces prestations sont en fait fictives puisqu’aucun membre du personnel de l’asbl AAC n’a reçu la moindre formation dispensée par Arteco 3.0. »
Sophie Biesmans dénonce également le fait qu’une employée des AAC, S. H., travaillerait exclusivement pour un projet porté par l’asbl Arteco : Les Parlantes, un festival international de lecture » qui donne vie à une série de textes, de tous les horizons, de tous les temps, de tous les styles, lus pour l’occasion par les auteurs eux-mêmes ou encore par des acteurs venus donner leur voix à ces textes « . Jean-Louis Trintignant et Francis Huster étaient notamment à l’affiche de la première édition, en mars 2013.
Daniel Van Kerkhoven conteste formellement ces accusations. Il parle de » lynchage » opéré par son accusatrice pour masquer sa propre incompétence en termes de gestion des AAC. Sophie Biesmans avait en effet été officieusement désignée coordinatrice des AAC par Van Kerkhoven, lequel se consacrait de plus en plus à Arteco tout en restant officiellement administrateur délégué des AAC. En août 2014, un mois après le dépôt de plainte, le dossier des AAC était mis à l’instruction.
Quatre ans plus tard, le réquisitoire du ministère public chiffre à 190 228 euros le total des factures adressées par Arteco aux AAC entre juin 2009 et avril 2014. Les auditions des trois gestionnaires financiers ou comptables des AAC indiquent que » lorsqu’il évoquait les factures d’Arteco envers les AAC, M. Van Kerkhoven parlait de « son salaire » « . Pour la substitute du procureur du roi Catherine Bayard, qui signe le réquisitoire, les prestations facturées aux AAC par Arteco » n’ont aucune réalité économique « . Et Van Kerkhoven a bien » fait en sorte que l’asbl AAC supporte l’essentiel des frais d’organisation et de mise en place du festival Les Parlantes pour transférer ensuite le projet à l’asbl Arteco, laquelle asbl percevra tous les subsides qui auraient dû être versés aux AAC, occasionnant aux AAC une charge sans contrepartie de 103.166,67 d’euros « , dont 31 484 euros de subsides détournés.
Pour Daniel Van Kerkhoven, son fondateur, c’est » un immense gâchis « .
Une roulette à pizza
Mais ce n’est pas tout. Le réquisitoire égraine également une série de frais privés réalisés par DVK mais payés par les AAC. Des voyages à Paris, Rome, Istanbul ou encore Philadelphie. Une paire de lunettes, une place à l’année dans un parking au centre de Liège, un abonnement télé-téléphone- Internet illimité, et même un » mixer, [une] roulette à pizza et [une] boule à thé « . Fin mai 2012, Van Kerkhoven effectue un voyage privé aux Etats-Unis où il achète du matériel dans un Apple store de Philadelphie, mange dans un resto espagnol et retire 300 dollars cash avec la carte Visa de l’association. » J’ai remboursé ces frais à mon retour, affirme-t-il au Vif/L’Express. J’ai utilisé la carte des AAC parce que j’avais perdu la mienne avant de partir aux Etats-Unis. Je l’ai fait bloquer, je peux le prouver. »
En additionnant les factures émises par Arteco, le coût des Parlantes et les frais privés payés par les AAC au bénéfice de son administrateur délégué « DVK », le préjudice subi par l’asbl se chiffrerait à 323.319,28 euros. Faux, usage de faux, détournement de fonds européens, abus de biens sociaux : voilà les infractions dont devra répondre Daniel Van Kerkhoven le 16 juin devant le tribunal correctionnel de Liège. Et il ne sera pas seul sur le banc des accusés : deux ex-employées des AAC sont également poursuivies pour complicité de certaines infractions, dont… Sophie Biesmans, qui avait pourtant dénoncé les faits litigieux à la justice.
Avait-elle pressenti que la perte réalisée par les AAC en 2013 (342 000 euros), qui précipita la mort de l’asbl, était due aux abus présumés de son patron (323 319 euros) ? C’est en tout cas ainsi que les enquêteurs voient les choses : » L’assemblée générale des AAC du 26 décembre 2014 a décidé de dissoudre et de mettre en liquidation les AAC. La somme (…) prélevée de la trésorerie pour honorer les factures d’Arteco aurait, si elle était restée à la libre disposition des AAC, sans doute aidé la trésorerie de l’asbl à se maintenir à flot « , peut-on lire dans un procès-verbal.
Socialiste et franc-maçon
Dans l’entourage de Daniel Van Kerkhoven, on considère que l’instruction a été » bâclée » et réalisée » à charge « à cause de son » appartenance politique et philosophique « . DVK était à l’époque un homme de l’ombre du PS liégeois et, de notoriété publique, franc-maçon. Le juge, ajoute-t-on encore, » n’a interrogé aucun des suspects, n’a osé inculper personne et a refusé tous les devoirs d’enquête complémentaires demandés par Daniel Van Kerkhoven « . L’ex-comptable des AAC considère lui aussi, mais pour d’autres raisons, que l’enquête judiciaire a été superficielle. Dans une analyse de 30 pages s’appuyant sur près de 200 pages d’annexes, Paul Leszczenko jette une lumière crue sur ce qu’il appelle les » angles morts » de l’instruction.
Selon lui, la liquidation de l’asbl n’est pas légale et aurait facilement pu être évitée si, fin 2014, un audit des comptes avait été réalisé par le CA, » ce qui aurait démontré les malversations « . Ces dernières » sont sans l’ombre d’un doute des créances des AAC et auraient dû être intégrées dans le bilan au moment de la liquidation, ce qui n’a jamais été fait car cela changeait le résultat comptable du tout au tout : celui-ci serait redevenu bénéficiaire « . Et presque tous les emplois auraient été sauvés, dit-il. Leszczenko fustige ainsi » l’incompétence, le défaut de prévoyance et la complicité des administrateurs « , et cherche à comprendre pourquoi les véritables responsabilités politiques au sein du conseil d’administration des AAC n’ont pas été établies pénalement.
Le dossier était sensible. Plusieurs figures influentes du PS liégeois étaient en effet membres de ce conseil d’administration. A la présidence de l’asbl, on trouve Marie-Claire Lambert, députée PS à la Chambre, conseillère communale et présidente du CHR de la Citadelle, à Liège. C’est une grande amie de Daniel Van Kerkhoven. Ils se connaissent depuis leurs études. Tous deux étaient très proches de Jean-Claude Marcourt (PS), alors ministre wallon de l’Economie, pourvoyeur de subsides régionaux et européens. C’est Marie-Claire Lambert qui a signé (pour les AAC) avec Daniel Van Kerkhoven (pour Arteco) la convention litigieuse de 2009 dont découlent une trentaine de factures qui » n’ont aucune réalité économique » selon le ministère public. Que savait-elle exactement ? Marie-Claire Lambert n’a pas donné suite à nos multiples sollicitations.
L’ombre de Marcourt…
Un autre « canalisateur » de subsides, communaux cette fois, n’est autre que Jean-Pierre Hupkens. Vice-président du CA des AAC, échevin de la Culture à Liège, il est devenu en 2017 le président de la Fédération liégeoise du PS en remplacement de son ami Willy Demeyer dans la foulée du scandale Publifin. Hupkens est entré au CA de l’asbl en 2008 pour y superviser la gestion des 80.000 euros de subvention octroyés annuellement par la Ville de Liège aux AAC. Or le vice-président a plutôt brillé par son absence aux CA et assemblées générales de l’asbl, allant même jusqu’à donner procuration à Van Kerkhoven, chargeant ainsi ce dernier de se contrôler lui-même lors d’un CA en avril 2013, l’année où tout bascule pour les AAC. Jean-Pierre Hupkens a déclaré 40 mandats cette année-là.
Marché à faire : as-tu une idée de deux fournisseurs « bidons »?
Il reconnaît qu’il était peu présent mais se défend de tout défaut de prévoyance : » Quand les comptes de l’asbl sont à l’équilibre, que vous disposez d’une présidente expérimentée, d’un service comptable structuré, d’une direction financière et administrative, d’un réviseur, et que personne ne soulève le moindre problème, vous avez vos apaisements en tant qu’administrateur pour approuver les comptes. » Jean-Pierre Hupkens ajoute que quand il a été informé des malversations présumées, à son retour de vacances, début septembre 2014, il a immédiatement convoqué une assemblée générale extraordinaire au cours de laquelle Daniel Van Kerkhoven a présenté sa démission. Il a ensuite tout fait pour sauver un maximum d’emplois, même s’il concède qu’un petit tiers seulement des employés a pu être sauvé.
Deux autres personnages discrets du PS liégeois siégeaient encore au CA de l’asbl : Thierry Kieken et Jean-Jacques De Paoli. Le premier a été conseiller au cabinet Marcourt (2004-2009 et 2014-2017) et chef de cabinet adjoint du ministre-président Rudy Demotte (2009-2014). Ami proche de DVK, Kieken était central pour capter les subsides wallons mais aussi ceux du Fonds social européen (FSE) gérés par la Région. De Paoli, responsable communication de l’intercommunale liégeoise Intradel, est un ancien étudiant de Van Kerkhoven à l’Académie royale des beaux-arts de Liège qui a ensuite officié dans plusieurs cabinets socialistes (Onkelinx, Laanan, Marcourt). Kieken et De Paoli étaient aussi administrateurs d’Arteco, l’asbl » satellite » au coeur du scandale puisque c’est via Arteco que Van Kerkhoven a facturé 190 228 euros aux AAC entre 2009 et 2014.
… et d’André Cools
Le comptable Leszczenko se demande d’ailleurs pourquoi aucun administrateur d’Arteco, asbl présidée par Marie-Hélène Joiret, la compagne de feu André Cools, n’a été interrogé par les enquêteurs. Kieken et De Paoli sont passés sur le gril, mais uniquement avec leur casquette AAC. Le CA d’Arteco était-il au courant des tenants et aboutissants de la convention de 2009 au centre du dossier judiciaire ? D’autant qu’Arteco, via le cabinet Marcourt une fois encore, percevait d’importants subsides : 200.000 euros en 2012 pour « la mise en place de l’organisation « Projet EPIC : L’entreprise créative 2.0″ » ou encore 140.000 euros en 2013 pour des formations « WIS.2 pour entreprises – module 2013/2014 » dans le cadre de ce projet EPIC. Ces octrois de subsides sont adressés à DVK, trésorier de l’asbl, et signés de la main du ministre lui-même. « C’est vrai que j’ai obtenu beaucoup d’argent chez Jean-Claude Marcourt, reconnaît Daniel Van Kerkhoven, mais c’est parce qu’il croyait aux projets. »
Pour en revenir aux AAC, l’ex-comptable de l’asbl s’étonne également que la justice n’ait pas retenu d’infractions pour des marchés publics truqués : » Il n’y a pas que les fausses factures, il y a aussi tous les faux appels à marchés publics établis pour favoriser certains fournisseurs, ou des appels à marchés publics bidon pour faire passer des factures Arteco sur des budgets européens « , dénonce-t-il, document à l’appui. Dans un mail du 4 décembre 2012, une employée des AAC répond à Daniel Van Kerkhoven qui lui demandait d’établir une facture de 9 500 euros pour Arteco » qui soit imputable aux différents dossiers européens (formation sans TVA) « . Dans sa réponse, elle lui propose d’imputer une partie de la somme sur le projet » RIA : Formation nouvelles technologies « . Et elle ajoute, entre parenthèses : » Marché à faire, as-tu une idée de deux fournisseurs « bidons » ? « . Alors qu’il n’a pas encore démarré, le procès des Ateliers d’art contemporain a déjà délié une langue bien fourchue…
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