Rideau sur l’ère Merkel en Europe: une chancelière « plus pompier qu’architecte »
Le bilan européen d’Angela Merkel est tout en contrastes. La chancelière a été une gestionnaire de crise hors pair, sans donner de cap à l’Union. Elle a ancré l’Allemagne dans l’Europe, mais a privilégié l’intérêt économique de son pays.
« L’Europe, quel numéro de téléphone? », se serait demandé, il y a un demi-siècle, le sécrétaire d’Etat américain Henry Kissinger. « Joe Biden ne se pose pas la question, assure Sébastien Maillard, directeur de l’Institut Jacques-Delors: le numéro de l’Union, pour Washington, c’est celui d’Angela Merkel. » De tous les dirigeants européens, la chancelière allemande a été la première à être reçue – le 15 juillet dernier – par le président américain depuis son investiture, six mois auparavant. Pendant seize ans, elle a incarné la stabilité de l’Europe confrontée à une succession de crises majeures: la dette, la crise migratoire, le Brexit et la pandémie de Covid-19.
Le numéro de l’Union, pour Washington, c’est celui d’Angela Merkel. »
Sébastien Maillard, directeur de l’Institut Jacques-Delors
« Avec un art consommé du compromis, Angela Merkel a maintenu l’équilibre entre des membres de l’Union aux intérêts divergents et elle a contribué à ancrer fermement l’Allemagne dans l’Europe élargie », relève la journaliste Marion Van Renterghem, biographe de la chancelière (C’était Merkel, éd. Les Arènes, 320 p.). Une récente enquête d’opinion menée dans douze Etats de l’Union indique que si les Européens pouvaient directement élire le prochain président de l’UE, Angela Merkel récolterait 41% des voix, contre 14% pour Emmanuel Macron. Dans tous les pays sondés, la chancelière serait gagnante et emporterait même une majorité des voix aux Pays-Bas, en Espagne et au Portugal. Selon les auteurs, « avec son style de leadership technocrate, elle inspire plus confiance que le président français avec ses discours visionnaires ».
L’intérêt des états, pas le fédéralisme
Il y a plus de dix ans, le 2 novembre 2010, Angela Merkel a tout de même livré, devant le Collège d’Europe, à Bruges, le fond de sa pensée sur le fonctionnement institutionnel de l’Union. Dans son discours, la chancelière a mis l’accent sur l’importance décisive de la coopération entre Etats, la « méthode intergouvernementale », où le rôle central est donné au Conseil européen. Elle a critiqué les fédéralistes européens, partisans de la « méthode communautaire », qui valorise la supranationalité, incarnée par les institutions communes, la Commission et le Parlement. Voilà pourquoi Angela Merkel a toujours privilégié les intérêts des Etats-nations, Allemagne en tête.
« A la différence de l’ex-chancelier Helmut Kohl, son mentor en politique, elle ne figurera pas dans l’histoire parmi les grands Européens qui ont fait avancer la construction européenne, convient Sébastien Maillard. Elle n’a pas réellement nourri le débat d’idées sur l’Europe. Elle a timidement soutenu le projet macronien de refonte de l’Union. Cet attachement au statu quo a irrité l’Elysée. La chancelière a sans nul doute été un excellent pompier face aux crises, mais pas une architecte de l’Europe. »
Les valeurs morales pour boussole
Marion Van Renterghem nuance: « Angela Merkel n’a pas rencontré l’histoire au même endroit qu’Helmut Kohl et d’autres grands Européens. La chute du Mur, elle l’a vécue de l’intérieur. Issue de l’ex-RDA, elle n’a pas baigné dans la culture de l’Europe rhénane. De plus, elle est devenue chancelière après le grand élargissement vers l’Est de 2004. L’Union s’était transformée de plus en plus en un grand marché, privé de sa tonalité fédéraliste inspirée par les »pères fondateurs ». Merkel a été plus gestionnaire que visionnaire, mais ses talents de négociatrice vont manquer à l’Europe. Issue du bloc de l’Est, partie du continent restée durant des décennies à l’écart de l’aventure communautaire, elle répugne à exclure, à mettre sur la touche des Etats membres, même les moins respectueux des libertés et de la démocratie. On sait pourtant à quel point le merkelisme a les valeurs morales pour boussole. »
La « méthode Merkel » a ses limites. »
Paul Maurice, chercheur au Cerfa, le Comité d’études des relations franco-allemandes.
Pour Paul Maurice, chercheur au Comité d’études des relations franco-allemandes (Cerfa), la « méthode Merkel » de recherche du consensus à l’échelle européenne a ses avantages et ses limites: « Tenter de trouver le plus petit dénominateur commun permet de garder tout le monde à bord, mais cela ne débouche pas sur des avancées significatives. On peut aussi reprocher à Merkel son manque d’anticipation et ses lenteurs: elle attend qu’une crise atteigne son paroxysme pour s’engager et trancher. » Marion Van Renterghem reconnaît que la prudence et les indécisions de la chancelière ont agacé ses partenaires européens: « Son tempérament n’est pas seul en cause. Pour décider, il lui faut d’abord convaincre les membres de son gouvernement, très autonomes, et obtenir le soutien du Bundestag, reflet d’une opinion publique imprégnée du sentiment que l’Allemagne, premier contributeur net au budget européen, est excessivement mise à contribution pour aider des Etats membres en difficulté. »
Une conversion intéressée
Au nom de l’orthodoxie budgétaire, Angela Merkel a tergiversé lors du naufrage de la Grèce, au point de précipiter la crise des dettes souveraines au sein de la zone euro. Il aura fallu la crise sanitaire et la menace d’un effondrement économique de l’Europe pour que l’Allemagne se décide à accepter, en mai 2020, le principe de l’émission d’une dette commune, afin de lever 750 milliards d’euros d’aide destinée aux Etats les plus touchés par la pandémie. « Cette conversion soudaine au plan de relance et à la mutualisation de la dette n’est pas qu’un acte de solidarité, remarque Paul Maurice. Merkel sait que la santé économique de l’Allemagne dépend de celle de l’Europe, sa principale zone d’exportation. »
Sa proximité avec Moscou et Pékin sont des taches sur son bilan européen. »
Marion Van Renterghem, journaliste et biographe de la chancelière.
L’histoire retiendra aussi sa prise de position en faveur de l’accueil des réfugiés qui, en 2015, tentaient de rejoindre par milliers l’Europe via la route des Balkans. « Cette décision restera le geste emblématique de l’ère Merkel, estime Marion Van Renterghem. En trois mots, « Wir schaffen das! », (Nous y arriverons! ), la chancelière s’est montrée plus Européenne que les autres dirigeants de l’Union. Elle leur a donné une leçon d’humanité. Il est vrai que l’arrivée massive des réfugiés a eu un coût politique non négligeable, avec l’émergence de l’extrême droite et la progression du parti populiste anti- immigration AfD. Le Brexit est aussi une conséquence indirecte de son attitude. »
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Envolée non suivie d’effets
Le 28 mai 2017, au lendemain du délicat sommet du G7 de Taormina, en Sicile, miné par les désaccords avec Donald Trump, Angela Merkel a lancé l’une de ses déclarations les plus remarquées et les plus commentées: « Nous, les Européens, nous devons vraiment prendre en main notre propre destin. » La chancelière réalisait qu’il devenait hasardeux de compter sur le traditionnel allié américain et le Royaume-Uni post-Brexit. « Hélas, cette envolée très »macronienne » n’a pas été suivie d’effets dans la durée, déplore Paul Maurice. Merkel n’a pas encouragé les initiatives françaises pour que l’Union se pense comme puissance face aux défis du XXIe siècle. »
Angela Merkel a été régulièrement accusée de placer les intérêts économiques de son pays avant la question des droits humains. Elle a soutenu le projet controversé du gazoduc Nord Stream 2 qui relie la Russie à l’Allemagne. Cette infrastructure, dont le principal promoteur est le géant russe Gazprom, renforce la dépendance énergétique de l’Europe à l’égard de la Russie et inquiète l’Ukraine. Merkel s’est rendue à de nombreuses reprises en Chine, devenue un partenaire commercial majeur de l’ Allemagne. Sous la présidence allemande de l’Union, elle est parvenue à arracher in extremis un accord d’investissements entre l’Europe et la Chine (accord gelé fin mai 2021 par les eurodéputés).
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Une acrobate avec Moscou et Pékin
« Ce message de bienveillance à l’égard de la Chine, tout comme l’affaire du Nord Stream 2, sont des taches sur le bulletin européen d’Angela Merkel, admet Marion Van Renterghem. Ses relations avec la Russie et la Chine sont très acrobatiques. Elle noue avec ces pays des liens industriels étroits mais, dans le même temps, se montre plus ferme que d’autres dirigeants européens avec Vladimir Poutine et Xi Jinping. Elle a réclamé à plusieurs reprises la libération de l’opposant russe Alexeï Navalny, arrêté en Russie après sa convalescence en Allemagne. Elle irrite Pékin en recevant le dalaï-lama. Son successeur à la tête de l’Allemagne n’aura pas son talent de jongleuse et les régimes russe et chinois ne se démocratiseront pas, bien au contraire. A terme, cela devrait inciter Berlin à s’engager davantage sur le terrain géopolitique. »
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