L’Allemagne après Merkel (1/6): sur les traces du « Wir schaffen das »
Les élections législatives du 26 septembre prochain scelleront la fin de seize années de pouvoir de la chancelière. Le Vif revient pendant tout l’été sur les lieux où la politique d’Angela Merkel a rencontré l’histoire. Ils disent de quelle façon l’Allemagne a changé. Cette semaine, rendez-vous au Lageso, l’administration en charge de l’accueil des réfugiés à Berlin. Un peu débordée à l’automne 2015 après le « Nous y arriverons » lancé aux Allemands.
Il est difficile aujourd’hui d’imaginer les scènes de chaos de 2015 en se promenant dans les allées vertes du complexe administratif de la Turmstrasse, dans le quartier populaire de Moabit, au nord de Berlin. Les petits bâtiments de brique de cet ancien hôpital et même la grande tour du bâtiment A, un cube de béton de dix étages sans charme situé à l’écart de la rue, semblent pris dans une sorte de torpeur administrative. Le bâtiment A abrite le Lageso, l’administration berlinoise dédiée à la santé et aux affaires sociales, chargée à l’époque de l’enregistrement des demandeurs d’asile à leur arrivée dans la capitale. Les scènes de misère et de détresse qui se sont jouées là à l’été et à l’automne 2015 marqueront de façon particulière le bilan de l’ère Merkel dans les livres d’histoire.
C’était tellement choquant de voir ça au centre d’une ville européenne que j’y suis retournée dès le lendemain, pour aider.
A l’été 2015, les réfugiés arrivent de plus en plus nombreux en Allemagne, via la Turquie et les Balkans. Interrogée le 31 août par la presse à ce sujet, la chancelière Angela Merkel se veut confiante. « Je le dis simplement: l’Allemagne est un pays fort. Le leitmotiv avec lequel nous abordons cette question doit être: nous avons déjà tellement réussi de choses, nous y arriverons! Nous y arriverons et là où quelque chose se mettra en travers de la route, il faudra le surmonter, il faudra y travailler. L’Etat fera tout ce qui est en son pouvoir, avec les Länder et les communes, pour y parvenir. » L’histoire ne retiendra de la citation qu’une version tronquée, « Wir schaffen das », « Nous y arriverons », et la forte poussée de l’extrême droite qui a suivi dans le pays après quelques mois marqués par une « europhorie promigrants ».
Un million de réfugiés
Angela Merkel, convaincue qu’un drame humanitaire est sur le point de se jouer aux portes de l’Allemagne, accepte dans la nuit du 4 au 5 septembre d’accueillir les milliers de réfugiés bloqués sans la moindre aide en gare de Budapest par le gouvernement hongrois de Viktor Orban. Sans le vouloir, elle ouvre ainsi les vannes à un mouvement migratoire plus important encore, auquel l’Allemagne n’était pas préparée. Un million de réfugiés, pour la plupart originaires de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan, arriveront en République fédérale entre août 2015 et mars 2016, date à laquelle la signature d’un accord avec la Turquie tarira quasiment le flux sur la « route des Balkans ». En 2020, l’Allemagne n’a reçu que 120 000 demandes d’asile, contre 750 000 pour la seule année 2016. Depuis 2015, deux millions de réfugiés se sont présentés en République fédérale.
De tous les Länder allemands, la ville-Etat de Berlin semble la plus mal armée, en 2015, pour accueillir le quota de réfugiés qui lui est envoyé chaque jour, en vertu d’un accord de répartition entre les entités fédérées. Le Lageso, où chaque nouvel arrivant dans la capitale doit se faire enregistrer, devient le symbole de cette impréparation. Emmanuelle, une jeune Française vivant à Berlin, fait partie des premiers bénévoles de Moabit Hilft, une association de volontaires sans laquelle le chaos du Lageso aurait pu tourner à la catastrophe humanitaire: distribution de nourriture et d’eau, d’articles sanitaires, de couches pour bébés, de vêtements, traducteurs bénévoles, aide aux démarches administratives, service de garde d’enfants pendant que les parents font la queue, le tout dans une chaleur suffocante…
Emmanuelle se rappelle de son arrivée sur place. « Je suis venue au Lageso de façon assez naïve. J’ai été tellement choquée par la misère au milieu de ce centre administratif… Il n’y avait qu’un point d’eau entouré de boue dans laquelle jouaient les enfants. Tout était horriblement sale, l’odeur était terrible. C’était tellement choquant de voir ça au centre d’une ville européenne que j’y suis retournée dès le lendemain, pour aider. » « C’étaient des scènes indicibles, ajoute Andreas Tölke, assis face à une assiette de houmous à la terrasse du Kreuzberger Himmel, le restaurant associatif de spécialités syriennes qu’il a créé pour y former des réfugiés aux métiers de l’Horeca. A l’époque, il n’y avait que deux toilettes pour 1 500 personnes et qu’un point d’eau. Chaque soir, à 23 heures, des bus passaient pour ramasser les gens qui traînaient encore et les amener dans des centres où ils auraient au moins un lit… Je me souviens d’un Irakien, il était terrorisé: le bus les avait conduits la veille dans un village d’ex-RDA où les gens les avaient accueillis à coups de pierres… Chaque nuit, 50 à 300 personnes dormaient au Lageso ou à proximité, dans les espaces verts, pour être les premières à recevoir un ticket pour la file d’attente du lendemain. Il fallait compter en moyenne trois semaines pour obtenir un rendez-vous afin de se faire enregistrer auprès des autorités… » Et des mois avant le traitement du dossier.
Soulagement et inquiétude
Elias n’aime guère évoquer les premiers temps passés à Berlin à l’époque. L’arrivée en gare de Schönefeld, par un froid matin d’automne après une nuit dans un train bondé entre Munich et la capitale, les premières nuits sur un lit de camp dans un gymnase transformé en centre d’accueil d’urgence où il était impossible de fermer l’oeil sous les néons allumés en permanence pour des raisons de sécurité, les soupes distribuées à la louche après d’interminables queues par des bénévoles débordés, les cris des enfants, les pleurs des bébés, les adultes prostrés… Elias se souvient de sentiments diffus, entre le soulagement d’être peut-être enfin « arrivé » après des mois de fuite à pied et l’inquiétude de voir son destin lui échapper dans un pays dont il ne connaissait ni la langue ni les coutumes. Elias se souvient aussi des scènes de chaos devant le Lageso, où il a fait la queue chaque jour pendant des semaines, pendant que sa mère s’occupait de son jeune frère.
Elias ne veut pas parler de sa vie d’avant, en Afghanistan. Il explique simplement avoir fui pour échapper à l’enrôlement imposé par son père, un taliban dont il n’a plus aucune nouvelle, pas plus que de sa soeur restée sur place, aujourd’hui « sans doute mariée de force et mère de famille ». Seuls sa mère et son jeune frère l’ont accompagné dans sa fuite à pied à travers l’Iran et la Turquie. Six ans plus tard, le jeune homme – qui s’appelle en réalité Fardin mais a choisi de se faire appeler Elias en Allemagne – passe son brevet de fin du cycle secondaire et espère pouvoir entamer une formation de physiothérapeute. Analphabète à son arrivée, comme sa mère, Elias a consenti d’énormes efforts d’intégration. Sa famille a trouvé un logement dans le sud de la ville. Son frère réussit plutôt bien à l’école, et sa mère a appris à lire et à écrire. Elle envisage de suivre une formation pour devenir auxiliaire soignante. Mais la famille est encore loin de vivre sans les aides de l’Etat.
Au bout de cinq ans, 50% des réfugiés étaient en situation d’emploi. C’est beaucoup plus que lors des précédentes vagues de migration.
Des erreurs corrigées
Six ans après le « Wir schaffen das » d’Angela Merkel, l’Office fédéral des migrations dresse le bilan. La moitié des réfugiés vivaient en centre d’accueil en 2016. Fin 2018, trois quarts d’entre eux ont trouvé un appartement. En 2019, la durée moyenne d’examen d’un dossier de demande d’asile était passée à trois mois, contre sept mois en 2015, auxquels il fallait ajouter six mois d’attente supplémentaires avant que le dossier ne passe entre les mains d’un fonctionnaire. Au cours de l’année scolaire 2015-2016, le système d’enseignement s’est adapté aux besoins de 400 000 enfants ne parlant pas l’allemand. Partout dans le pays, des « classes d’intégration » ont ouvert, mettant l’accent sur l’apprentissage de la langue et de la culture allemande avant de rediriger les élèves vers un cursus classique. La plupart ont depuis décroché, comme Elias, un diplôme de fin du secondaire, mais rares sont ceux qui ont pu poursuivre jusqu’au bac et les entrées à l’université, rêve de nombreux Syriens, sont rarissimes.
« On peut dire que globalement, jusqu’à la crise de la Covid, la tendance à l’intégration professionnelle, emploi ou poste d’apprentissage, a été positive, résume Yuliya Kosyakova du centre de recherche de l’Office fédéral pour l’emploi, IAB. On estime que 1% des adultes arrivés en 2015-2016 avait trouvé un emploi au bout d’un an, 35% trois ans plus tard. Au bout de cinq ans, 50% d’entre eux étaient en situation d’emploi. C’est beaucoup plus que lors des précédentes vagues de migration, notamment en provenance de l’ex-Yougoslavie dans les années 1990, malgré de nombreux handicaps a priori tels que l’expérience de traumatismes pendant leur fuite et un niveau d’éducation initial plutôt faible. L’Allemagne a appris des erreurs des années 1990. On a investi beaucoup dans les cours de langue, les cours d’intégration, l’orientation professionnelle… »
Le coup d’arrêt dû à la Covid
La crise de la Covid a mis à mal bien des acquis. « Le taux d’activité était rapidement reparti à la hausse après le premier confinement, l’été dernier, signale Yuliya Kosyakova. Les prochains mois montreront s’il en sera de même cette année, avec un confinement beaucoup plus dur et plus long qu’en 2020. » La restauration et l’hôtellerie, deux secteurs ayant embauché de nombreux réfugiés, ont tout particulièrement souffert de la crise sanitaire, tout comme le secteur du nettoyage des bureaux, qui embauchait de nombreuses femmes. Celles-ci restent particulièrement défavorisées sur le marché du travail: avant la crise sanitaire, 61% des hommes détenaient un emploi ou un contrat de formation, contre seulement 27% des femmes.
« La plupart de celles qui sont venues ont de jeunes enfants, et il leur a été plus difficile de prendre des cours de langue, de trouver une formation, précise Yuliya Kosyakova. Par ailleurs, celles qui étaient actives dans leur pays d’origine ont souvent des diplômes qui ne sont pas reconnus en Allemagne, dans l’enseignement ou dans les métiers de la santé. » Autre handicap à l’intégration, les titres de séjour accordés sont le plus souvent temporaires et les obstacles administratifs à l’embauche ou à la formation sont élevés, ce qui décourage les employeurs potentiels.
La peur des expulsions, pour ceux qui ont investi tout ce qu’ils possédaient dans leur fuite, ajoute au stress des migrants. L' »oncle » d’Elias – en réalité le père d’une famille amie rencontrée dans leur premier centre d’accueil en Allemagne – risque comme bien des Afghans de perdre son titre de séjour provisoire, malgré la scolarisation des enfants et la naissance d’un petit dernier en Allemagne. L’Afghanistan est considéré par l’administration migratoire allemande comme un pays « sûr », au grand dam des associations de défense des droits humains. Les Länder les plus conservateurs, comme la Bavière, multiplient les expulsions vers Kaboul malgré le regain de tension sur place et la progression des talibans à l’occasion du départ des forces alliées.
« Au cours des premiers mois, les réfugiés se sentent protégés s’ils perçoivent l’aide de base: un toit, de l’argent de poche… Mais, rapidement, ce dont ils ont besoin, ce sont des perspectives, relève Karin Weiss, membre du Directoire de l’association Überleben, qui accorde notamment du soutien psychologique aux réfugiés. Et ce sentiment d’insécurité se transmet aux enfants, qui eux s’intègrent rapidement. Avec les recours en justice, une procédure d’asile peut durer jusqu’à cinq ans. C’est beaucoup trop long! Lorsque des enfants intégrés doivent partir au bout de tant d’années, c’est un déchirement. »
Pas assez de moyens
L’association, implantée sur le même site que le Lageso, offre de l’aide à 450 personnes dont 25 à 30 enfants et adolescents et compte 15 lits dans sa petite clinique psychiatrique. « Les besoins sont considérables, souligne Karin Weiss. Trop peu de personnes bénéficient vraiment de l’aide à laquelle elles ont en théorie droit, par manque de thérapeutes capables de mener une thérapie dans les langues des réfugiés, et par manque d’argent pour payer les traducteurs. On estime qu’entre la moitié et un tiers des réfugiés auraient besoin de soutien psychologique pour surmonter les traumatismes vécus pendant leur fuite ou dans leur pays d’origine. »
Six ans après le « Wir schaffen das » d’ Angela Merkel, l’Allemagne a-t-elle réussi le défi de l’intégration? « Le bilan est plutôt positif, surtout par rapport à un pays comme la Grèce, estime Andreas Tölke, profondément choqué par les scènes de détresse qu’il a vécues dans le camp de Moria sur l’île de Lesbos. En Allemagne, on couvre au moins les besoins de base: les réfugiés ont droit à un logement, ont accès à la santé, reçoivent des cours d’intégration et ont de l’argent de poche. On peut être fiers du coup qu’Angela Merkel ait dit qu’on allait y arriver. C’était un signal humain, comme aucun autre chef d’Etat ou de gouvernement en Europe n’en a lancé, l’affirmation qu’on peut faire bouger les choses. Ce qui a suivi, le développement de l’extrême droite, les expulsions, tout ça est lié à la lassitude qui a succédé. L’Allemagne a finalement raté la chance de devenir un véritable pays de migration. »
La semaine prochaine pour le deuxième épisode de « L’Allemagne après Merkel », Le Vif abordera le sujet suivant: Lingen, commune symbole de la transition énergétique allemande.
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