Le règne de Merkel sur l’Allemagne et sur l’Europe se résume-t-il à la figure de la « Mutti »?
Malgré seize années d’exercice du pouvoir, la chancelière conserve, en Allemagne et en Europe, un solide capital de sympathie. Sa renommée apparaît pourtant presque inversement proportionnelle à ses réalisations. Mais elle a su pallier son déficit de vision par un pragmatisme qui a rassuré ses concitoyens et une partie des Européens.
La philosophe américaine Susan Neiman dénonce dans son essai intitulé Grandir la propension récurrente des dirigeants à infantiliser leurs administrés. Elle qui est directrice du Einstein Forum de Postdam, en Allemagne, en trouve l’illustration dans le rôle joué en Europe par Angela Merkel, dont les élections législatives du dimanche 26 septembre vont sceller la fin de seize années de pouvoir. « Le fait que la personnalité politique la plus puissante d’Europe soit régulièrement appelée « maman » dans la presse allemande ne saurait être un hasard, pas plus que le caractère volontairement apaisant du message transmis par Angela Merkel à ses électeurs: « Vaquez à vos occupations, laissez maman s’occuper de tout, et vous serez épargnés par les cauchemars de la dette grecque et du chômage espagnol ». » Le règne d’Angela Merkel sur l’Allemagne et sur l’Europe se résume-t-il à la figure de la « Mutti » qui a semblé répondre de manière croissante au besoin de protection exprimé par les citoyens à mesure que s’accumulaient les crises, économique, migratoire, sanitaire…?
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« Beaucoup de ses concitoyens sont d’avis que sous Merkel, l’Allemagne est restée un pays dirigé par la raison, alors qu’autour d’eux, le monde semblait s’écrouler », analyse Robin Alexander, journaliste du quotidien conservateur Die Welt et auteur d’un livre consacré aux dernières années du mandat de la chancelière, Machtverfall ( L’Affaiblissement du pouvoir, éd. Hörbuch, non traduit). Cela explique sans doute qu’elle soit toujours la personnalité la plus populaire dans son pays. Début septembre, 64% des Allemands se disaient « satisfaits » ou « très satisfaits » de son travail. Pour une cheffe du gouvernement à la veille de la retraite après seize années du pouvoir, le score pourrait surprendre. Or, c’est elle aussi que les citoyens de douze Etats de l’Union, récemment interrogés par un institut d’études d’opinion, verraient le mieux endosser le costume de présidente de l’UE s’ils pouvaient l’élire, loin devant Emmanuel Macron. Ne pas faire de vagues et être dépourvu de vision stratégique serait-il devenu le Graal pour diriger durablement la première puissance économique du continent et pour fixer le cap de l’Europe?
Ne pas faire de vagues et être dépourvu de vision stratégique serait-il devenu le Graal pour diriger durablement l’Allemagne?
Une force devenue faiblesse
Un des acteurs politiques belges qui connaît le mieux la politique allemande rejoint en partie ces conclusions tout en mettant en avant « la force de caractère, le pragmatisme hors du commun et la grande capacité d’adaptation » de la chancelière. Karl-Heinz Lambertz, l’ancien président du Comité européen des régions (2017 – 2020) et l’actuel président du parlement de la Communauté germanophone, dont il fut le ministre-président (2009 – 2014), estime que la capacité d’adaptation d’Angela Merkel « résulte d’un état d’esprit, d’une attitude et d’un système de gestion ».
Ces traits peuvent-ils s’expliquer par son parcours? Première femme à accéder au poste de chancelière, première dirigeante à avoir été socialisée en ex-RDA et première scientifique à gouverner l’Allemagne: l’originalité de son éducation justifie en grande partie son style. Notamment sa formation de physicienne, une discipline choisie à l’université car elle la mettait relativement à l’abri des persécutions politiques sous la dictature communiste. Même pour la police politique de l’ex-RDA, la redoutée Stasi, il était difficile de mettre en doute les lois de la physique. Sa façon d’aborder les crises et les défis – examiner la question sous tous ses aspects sans a priori avant de prendre chaque décision – est, selon ses biographes, intiment liée à sa formation.
« Elle est très sensible à ce qui se passe au sein de la société allemande et est très en phase avec elle par son style, son absence de prétention, sa manière de s’habiller, de parler, de consulter ses interlocuteurs avec le souci affirmé d’une stabilité qui plaît aux Allemands, plus qu’à d’autres populations en Europe », détaille le socialiste Karl-Heinz Lambertz. Mais cette capacité d’adaptation a aussi été, pour le président du parlement de la Communauté germanophone de Belgique, sa faiblesse. En Europe, par rapport à des partenaires plus audacieux: « Angela Merkel ne s’est pas imposée comme leader du Conseil européen avec une vision de l’avenir de l’Europe. Quand Emmanuel Macron, après avoir gagné l’élection présidentielle en jouant la carte européenne, s’est envolé avec des perspectives ambitieuses pour l’Union, la chancelière, qui aurait pu embrayer, ne lui a pas offert de terrain d’atterrissage. Sur le long terme, ce n’était pas la meilleure façon d’organiser l’Europe. » En Allemagne, où le pragmatisme d’Angela Merkel a aussi eu des effets pervers envers ses alliés de coalition, les sociaux-démocrates du SPD et les libéraux du FDP, décrypte Karl-Heinz Lambertz: « Elle a si bien embrassé les revendications de ses partenaires que leur empreinte sur l’action du gouvernement a disparu auprès de l’opinion publique. » Et même à l’égard de ses propres troupes, elle a dérangé: « Sa faculté d’adaptation a donné lieu à tellement de revirements spectaculaires que certains lui reprochent aujourd’hui d’avoir vidé son propre parti de sa substance. »
Opportunisme et courage
Coprésident du groupe des Verts au Parlement européen, Philippe Lamberts ne voit pas en Angela Merkel une grande visionnaire: « Elle en a toujours fait le moins possible et le plus tard possible. On l’a bien vu lors de la crise grecque sur la question de la mutualisation de la dette. »
Pour l’eurodéputé Ecolo, sa carrière politique a été marquée par trois dates clés révélatrices d’autant de traits de caractère. « 2011 et sa décision de sortie du nucléaire. Elle qui est physicienne et qui devait comprendre les dangers de l’atome arrive au pouvoir avec la volonté de prolonger le nucléaire. Fukushima survient et elle en sort. Elle a suivi l’opinion publique complètement remontée. Sa décision montre son opportunisme.
La deuxième date marquante, poursuit Philippe Lamberts, intervient en 2012. Un accord législatif est trouvé entre le Parlement et le Conseil pour imposer des normes plus contraignantes de limitation d’émissions aux voitures. Elle impose le sujet au Conseil européen, fait capoter l’arrangement, et force l’adoption d’un texte moins contraignant en rassemblant autour d’elle un groupe de chefs d’Etat et de gouvernement de pays dans lesquels l’industrie automobile allemande a installé des usines. C’est le mercantilisme d’Angela Merkel, dicté par les intérêts de l’industrie.
Troisième date, 2015 et le « Wir Schaffen das » (« On va y arriver ») prononcé à l’attention des Allemands sur l’accueil des réfugiés. C’est le courage politique: face à une urgence humanitaire, affirmer que, par la porte ou par la fenêtre, une aide s’impose. J’ai eu l’occasion d’en parler avec elle. « J’ai vécu derrière des barreaux et des barbelés. L’idée que l’on enferme des gens m’est insupportable », m’a-t-elle confié. »
Une vision solidaire
Eurodéputée PS, Marie Arena retient aussi des seize années de pouvoir d’Angela Merkel sa position courageuse sur ce dossier des migrations, « un pas important pour la répartition des demandes d’asile sur le territoire européen, qui n’a malheureusement pas été suivi par des pays comme la France ou la Belgique ».
Le déblocage du plan de relance à l’été 2020 face à une opposition forte des pays dits frugaux pour affronter les conséquences de la crise sanitaire est aussi pointé par la députée socialiste: « Angela Merkel a eu la vision d’une Europe solidaire même si nous savons que l’avenir de l’économie allemande était aussi en jeu. » Grandeur d’âme ou défense de ses intérêts? Ces deux dimensions habiteront à jamais l’héritage de la « Mutti » de Berlin.
Sa retraite: lire et dormir
Lors de sa dernière visite officielle, en juin, à Washington, Angela Merkel a soulevé un peu le voile sur sa retraite. La chancelière, qui a exclu toute reconversion au sein des instances européennes, commencera par « s’accorder une pause ». « Il me faudra d’abord réaliser que quelqu’un d’autre a désormais en charge les fonctions qui étaient les miennes, mais je crois que cela me conviendra bien. » Elle veut en profiter pour réfléchir « à ce qui me plaît vraiment ». « Et puis, je vais essayer de lire un peu, et sans doute, je m’endormirai sur mon livre, car je suis fatiguée. » Avec 15 000 euros de retraite par mois, elle pourrait passer son temps entre son appartement de Berlin et sa datcha du Brandebourg. Ses biographes la verraient bien, à terme, se charger ponctuellement de missions internationales complexes, par exemple de négociations en vue de résoudre des crises humanitaires ou diplomatiques, à condition de ne pas empiéter sur les compétences de son successeur.
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