Migration, nucléaire, dieselgate…: comment Angela Merkel a changé l’Allemagne
Les élections législatives du 26 septembre prochain scelleront la fin de seize années de pouvoir de la chancelière. Le Vif revient sur les lieux où la politique d’Angela Merkel a rencontré l’histoire. Ils disent de quelle façon l’Allemagne a changé.
Episode 1: sur les traces du « Wir schaffen das »Episode 2: le long chemin du « Nucléaire, non merci »Episode 3: la sécurité en débatEpisode 4: du scandale faire une force ou le moteur du dieselgateEpisode 5: l’extrême droite dopée, la faute à la politique du centre?Episode 6: le vaccin qui dope la biotech
Il est difficile aujourd’hui d’imaginer les scènes de chaos de 2015 en se promenant dans les allées vertes du complexe administratif de la Turmstrasse, dans le quartier populaire de Moabit, au nord de Berlin. Les petits bâtiments de brique de cet ancien hôpital et même la grande tour du bâtiment A, un cube de béton de dix étages sans charme situé à l’écart de la rue, semblent pris dans une sorte de torpeur administrative. Le bâtiment A abrite le Lageso, l’administration berlinoise dédiée à la santé et aux affaires sociales, chargée à l’époque de l’enregistrement des demandeurs d’asile à leur arrivée dans la capitale. Les scènes de misère et de détresse qui se sont jouées là à l’été et à l’automne 2015 marqueront de façon particulière le bilan de l’ère Merkel dans les livres d’histoire.
C’était tellement choquant de voir ça au centre d’une ville européenne que j’y suis retournée dès le lendemain, pour aider.
A l’été 2015, les réfugiés arrivent de plus en plus nombreux en Allemagne, via la Turquie et les Balkans. Interrogée le 31 août par la presse à ce sujet, la chancelière Angela Merkel se veut confiante. « Je le dis simplement: l’Allemagne est un pays fort. Le leitmotiv avec lequel nous abordons cette question doit être: nous avons déjà tellement réussi de choses, nous y arriverons! Nous y arriverons et là où quelque chose se mettra en travers de la route, il faudra le surmonter, il faudra y travailler.L’Etat fera tout ce qui est en son pouvoir, avec les Länder et les communes,pour y parvenir. » L’histoire ne retiendra de la citation qu’une version tronquée, « Wir schaffen das », « Nous y arriverons », et la forte poussée de l’extrême droite qui a suivi dans le pays après quelques mois marqués par une « europhorie promigrants ».
Un million de réfugiés
Angela Merkel, convaincue qu’un drame humanitaire est sur le point de se jouer aux portes de l’Allemagne, accepte dans la nuit du 4 au 5 septembre d’accueillir les milliers de réfugiés bloqués sans la moindre aide en gare de Budapest par le gouvernement hongrois de Viktor Orban. Sans le vouloir, elle ouvre ainsi les vannes à un mouvement migratoire plus important encore, auquel l’Allemagne n’était pas préparée. Un million de réfugiés, pour la plupart originaires de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan, arriveront en République fédérale entre août 2015 et mars 2016, date à laquelle la signature d’un accord avec la Turquie tarira quasiment le flux sur la « route des Balkans ». En 2020, l’Allemagne n’a reçu que 120 000 demandes d’asile, contre 750 000 pour la seule année 2016. Depuis 2015, deux millions de réfugiés se sont présentés en République fédérale.
De tous les Länder allemands, la ville-Etat de Berlin semble la plus mal armée, en 2015, pour accueillir le quota de réfugiés qui lui est envoyé chaque jour, en vertu d’un accord de répartition entre les entités fédérées. Le Lageso, où chaque nouvel arrivant dans la capitale doit se faire enregistrer, devient le symbole de cette impréparation. Emmanuelle, une jeune Française vivant à Berlin, fait partie des premiers bénévoles de Moabit Hilft, une association de volontaires sans laquelle le chaos du Lageso aurait pu tourner à la catastrophe humanitaire: distribution de nourriture et d’eau, d’articles sanitaires, de couches pour bébés, de vêtements, traducteurs bénévoles, aide aux démarches administratives, service de garde d’enfants pendant que les parents font la queue, le tout dans une chaleur suffocante…
Emmanuelle se rappelle de son arrivée sur place. « Je suis venue au Lageso de façon assez naïve. J’ai été tellement choquée par la misère au milieu de ce centre administratif… Il n’y avait qu’un point d’eau entouré de boue dans laquelle jouaient les enfants. Tout était horriblement sale, l’odeur était terrible. C’était tellement choquant de voir ça au centre d’une ville européenne que j’y suis retournée dès le lendemain, pour aider. » « C’étaient des scènes indicibles, ajoute Andreas Tölke, assis face à une assiette de houmous à la terrasse du Kreuzberger Himmel, le restaurant associatif de spécialités syriennes qu’il a créé pour y former des réfugiés aux métiers de l’Horeca. A l’époque, il n’y avait que deux toilettes pour 1 500 personnes et qu’un point d’eau. Chaque soir, à 23 heures, des bus passaient pour ramasser les gens qui traînaient encore et les amener dans des centres où ils auraient au moins un lit… Je me souviens d’un Irakien, il était terrorisé: le bus les avait conduits la veille dans un village d’ex-RDA où les gens les avaient accueillis à coups de pierres… Chaque nuit, 50 à 300 personnes dormaient au Lageso ou à proximité, dans les espaces verts, pour être les premières à recevoir un ticket pour la file d’attente du lendemain. Il fallait compter en moyenne trois semaines pour obtenir un rendez-vous afin de se faire enregistrer auprès des autorités… » Et des mois avant le traitement du dossier.
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Soulagement et inquiétude
Elias n’aime guère évoquer les premiers temps passés à Berlin à l’époque. L’arrivée en gare de Schönefeld, par un froid matin d’automne après une nuit dans un train bondé entre Munich et la capitale, les premières nuits sur un lit de camp dans un gymnase transformé en centre d’accueil d’urgence où il était impossible de fermer l’oeil sous les néons allumés en permanence pour des raisons de sécurité, les soupes distribuées à la louche après d’interminables queues par des bénévoles débordés, les cris des enfants, les pleurs des bébés, les adultes prostrés… Elias se souvient de sentiments diffus, entre le soulagement d’être peut-être enfin « arrivé » après des mois de fuite à pied et l’inquiétude de voir son destin lui échapper dans un pays dont il ne connaissait ni la langue ni les coutumes. Elias se souvient aussi des scènes de chaos devant le Lageso, où il a fait la queue chaque jour pendant des semaines, pendant que sa mère s’occupait de son jeune frère.
Elias ne veut pas parler de sa vie d’avant, en Afghanistan. Il explique simplement avoir fui pour échapper à l’enrôlement imposé par son père, un taliban dont il n’a plus aucune nouvelle, pas plus que de sa soeur restée sur place, aujourd’hui « sans doute mariée de force et mère de famille ». Seuls sa mère et son jeune frère l’ont accompagné dans sa fuite à pied à travers l’Iran et la Turquie. Six ans plus tard, le jeune homme – qui s’appelle en réalité Fardin mais a choisi de se faire appeler Elias en Allemagne – passe son brevet de fin du cycle secondaire et espère pouvoir entamer une formation de physiothérapeute. Analphabète à son arrivée, comme sa mère, Elias a consenti d’énormes efforts d’intégration. Sa famille a trouvé un logement dans le sud de la ville. Son frère réussit plutôt bien à l’école, et sa mère a appris à lire et à écrire. Elle envisage de suivre une formation pour devenir auxiliaire soignante. Mais la famille est encore loin de vivre sans les aides de l’Etat.
Au bout de cinq ans, 50% des réfugiés étaient en situation d’emploi. C’est beaucoup plus que lors des précédentes vagues de migration.
Des erreurs corrigées
Six ans après le « Wir schaffen das » d’Angela Merkel, l’Office fédéral des migrations dresse le bilan. La moitié des réfugiés vivaient en centre d’accueil en 2016. Fin 2018, trois quarts d’entre eux ont trouvé un appartement. En 2019, la durée moyenne d’examen d’un dossier de demande d’asile était passée à trois mois, contre sept mois en 2015, auxquels il fallait ajouter six mois d’attente supplémentaires avant que le dossier ne passe entre les mains d’un fonctionnaire. Au cours de l’année scolaire 2015-2016, le système d’enseignement s’est adapté aux besoins de 400 000 enfants ne parlant pas l’allemand. Partout dans le pays, des « classes d’intégration » ont ouvert, mettant l’accent sur l’apprentissage de la langue et de la culture allemande avant de rediriger les élèves vers un cursus classique. La plupart ont depuis décroché, comme Elias, un diplôme de fin du secondaire, mais rares sont ceux qui ont pu poursuivre jusqu’au bac et les entrées à l’université, rêve de nombreux Syriens, sont rarissimes.
« On peut dire que globalement, jusqu’à la crise de la Covid, la tendance à l’intégration professionnelle, emploi ou poste d’apprentissage, a été positive, résume Yuliya Kosyakova du centre de recherche de l’Office fédéral pour l’emploi, IAB. On estime que 1% des adultes arrivés en 2015-2016 avait trouvé un emploi au bout d’un an, 35% trois ans plus tard. Au bout de cinq ans, 50% d’entre eux étaient en situation d’emploi. C’est beaucoup plus que lors des précédentes vagues de migration, notamment en provenance de l’ex-Yougoslavie dans les années 1990, malgré de nombreux handicaps a priori tels que l’expérience de traumatismes pendant leur fuite et un niveau d’éducation initial plutôt faible. L’Allemagne a appris des erreurs des années 1990. On a investi beaucoup dans les cours de langue, les cours d’intégration, l’orientation professionnelle… »
Le coup d’arrêt dû à la Covid
La crise de la Covid a mis à mal bien des acquis. « Le taux d’activité était rapidement reparti à la hausse après le premier confinement, l’été dernier, signale Yuliya Kosyakova. Les prochains mois montreront s’il en sera de même cette année, avec un confinement beaucoup plus dur et plus long qu’en 2020. » La restauration et l’hôtellerie, deux secteurs ayant embauché de nombreux réfugiés, ont tout particulièrementsouffert de la crise sanitaire, tout comme le secteur du nettoyage des bureaux, qui embauchait de nombreuses femmes. Celles-ci restent particulièrementdéfavorisées sur le marché du travail: avant la crise sanitaire, 61% des hommes détenaient un emploi ou un contrat de formation, contre seulement 27% des femmes.
« La plupart de celles qui sont venues ont de jeunes enfants, et il leur a été plus difficile de prendre des cours de langue, de trouver une formation, précise Yuliya Kosyakova. Par ailleurs, celles qui étaient actives dans leur pays d’origine ont souvent des diplômes qui ne sont pas reconnus en Allemagne, dans l’enseignement ou dans les métiers de la santé. » Autre handicap à l’intégration, les titres de séjour accordés sont le plus souvent temporaires et les obstacles administratifs à l’embauche ou à la formation sont élevés, ce qui décourage les employeurs potentiels.
La peur des expulsions, pour ceux qui ont investi tout ce qu’ils possédaient dans leur fuite, ajoute au stress des migrants. L' »oncle » d’Elias – en réalité le père d’une famille amie rencontrée dans leur premier centre d’accueil en Allemagne – risque comme bien des Afghans de perdre son titre de séjour provisoire, malgré la scolarisation des enfants et la naissance d’un petit dernier en Allemagne. L’Afghanistan est considéré par l’administration migratoire allemande comme un pays « sûr », au grand dam des associations de défense des droits humains. Les Länder les plus conservateurs, comme la Bavière, multiplient les expulsions vers Kaboul malgré le regain de tension sur place et la progression des talibans à l’occasion du départ des forces alliées.
« Au cours des premiers mois, les réfugiés se sentent protégés s’ils perçoivent l’aide de base: un toit, de l’argent de poche… Mais, rapidement, ce dont ils ont besoin, ce sont des perspectives, relève Karin Weiss, membre du Directoire de l’association Überleben, qui accorde notamment du soutien psychologique aux réfugiés. Et ce sentiment d’insécurité se transmet aux enfants, qui eux s’intègrent rapidement. Avec les recours en justice, une procédure d’asile peut durer jusqu’à cinq ans. C’est beaucoup trop long! Lorsque des enfants intégrés doivent partir au bout de tant d’années, c’est un déchirement. »
Pas assez de moyens
L’association, implantée sur le même site que le Lageso, offre de l’aide à 450 personnes dont 25 à 30 enfants et adolescents et compte 15 lits dans sa petite clinique psychiatrique. « Les besoins sont considérables, souligne Karin Weiss. Trop peu de personnes bénéficient vraiment de l’aide à laquelle elles ont en théorie droit, par manque de thérapeutes capables de mener une thérapie dans les langues des réfugiés, et par manque d’argent pour payer les traducteurs. On estime qu’entre la moitié et un tiers des réfugiés auraient besoin de soutien psychologique pour surmonter les traumatismes vécus pendant leur fuite ou dans leur pays d’origine. »
Six ans après le « Wir schaffen das » d’ Angela Merkel, l’Allemagne a-t-elle réussi le défi de l’intégration? « Le bilan est plutôt positif, surtout par rapport à un pays comme la Grèce, estime Andreas Tölke, profondément choqué par les scènes de détresse qu’il a vécues dans le camp de Moria sur l’île de Lesbos. En Allemagne, on couvre au moins les besoins de base: les réfugiés ont droit à un logement, ont accès à la santé, reçoivent des cours d’intégration et ont de l’argent de poche. On peut être fiers du coup qu’Angela Merkel ait dit qu’on allait y arriver. C’était un signal humain, comme aucun autre chef d’Etat ou de gouvernement en Europe n’en a lancé, l’affirmation qu’on peut faire bouger les choses. Ce qui a suivi, le développement de l’extrême droite, les expulsions, tout ça est lié à la lassitude qui a succédé. L’Allemagne a finalement raté la chance de devenir un véritable pays de migration. »
C’est un gros bourg entouré de forêts et bordé par le canal de la Ems, à quelques kilomètres de la frontière néerlandaise. Rue piétonne bordée des incontournables chaînes de mode internationales, quelques bâtisses à colombage des XVIe et XVIIe siècles… Mis à part une poignée de curiosités dont l’ancien hôtel de ville, petit bâtiment blanc avec pignon à gradins typique de la Renaissance néerlandaise, agrémenté d’un imposant escalier en arc de cercle et d’un carillon animé trois fois par jour, ou l’ancienne usine de locomotives transformée en galerie d’art, rien ne distingue en apparence Lingen, 58 000 habitants,de ses voisines reliées à elle par un petit train régional longeant pendant des dizaines de kilomètres des zones de pavillons en brique entourés de jardins soignés.
A Lingen, l’économie est dominée par l’énergie depuis des décennies. La région dormait sur les plus gros réservoirs de pétrole et de gaz d’Allemagne.
C’est pourtant dans cette commune que se joueune page du virage énergétique impulsé par Angela Merkel. La centrale nucléaire de Lingen sera la dernière à se déconnecter du réseau, fin 2022, conformément à la décision prise par la chancelière en 2011 de mettre fin au nucléaire à la suite du drame de Fukushima au Japon. C’est également à Lingen que l’Allemagne veut produire à compter de 2024 les plus grosses quantités au monde d’hydrogène vert.
A Lingen, l’économie est dominée par l’énergie depuis des décennies. La région, qui dormait sur les plus gros réservoirs de pétrole et de gaz d’Allemagne, s’est lancée dans l’extraction à la fin des années 1940. Aujourd’hui encore, la raffinerie de BP emploie 750 personnes. Rosen, spécialiste des équipements spéciaux pour l’industrie pétrolière, leader mondial sur son créneau, est implanté à Lingen avec 1 500 salariés. Le fabricant d’électricité RWE y exploite une centrale à gaz de 400 salariés et Framatome produit des éléments de combustible pour le nucléaire civil. En regard de ces infrastructures, la centrale nucléaire avec ses quelque 400 salariés semble de dimension modeste. C’est pourtant elle qui assure toujours la base de la prospérité de la ville, grâce aux colossales, mais tenues secrètes, recettes fiscales qu’elle procure à la commune.
Un quart de la production nationale
Le maire de Lingen, Dieter Krone, sans étiquette, se souvient parfaitement du tremblement de terre provoqué par la conférence de presse d’Angela Merkel le 14 mars 2011, trois jours après la catastrophe de Fukushima. La chancelière parle alors de « césure pour le monde entier, pour l’Europe et pour l’Allemagne », annonce un « moratoire » de trois mois sur le nucléaire et demande un « grand débat » sur la politique énergétique de l’Allemagne car « il est de notre devoir d’atteindre le plus vite possible l’âge des énergies renouvelables ». Le nucléaire représente alors 22% dans la production d’électricité du pays. Dix ans plus tard, plus de 50% de la consommation d’électricité provient des énergies renouvelables et la décision de 2011 aura été l’une des plus lourdes de conséquences de la carrière politique d’ Angela Merkel.
« L’annonce de mars 2011 a provoqué de grosses inquiétudes dans la ville, se rappelle le maire, alors en poste depuis un an seulement. Les gens étaient à la fois inquiets que quelque chose puisse se produire ici aussi. Et tout le monde se demandait ce que ça signifiait pour la centrale de Lingen. » Il apparaît rapidement que le site ne sera pas concerné par les fermetures immédiates décidées par le Parlement. Le 30 juin 2011, les députés allemands adoptent à une écrasante majorité le projet de loi présenté par le gouvernement Merkel, qui prévoit la fermeture des dix-sept centrales encore en activité d’ici au 31 décembre 2022. Huit centrales plus anciennes se voient retirer immédiatement leur autorisation de fonctionnement. Les neuf autres fermeront par étapes. Lingen sera la dernière à mettre la clé sous la porte. Lingen 2, en fonction depuis 1988, produit 10 000 gigawatts-heure de courant par an, de quoi approvisionner 3,5 millions de foyers. Lingen 1, inaugurée en 1968 et fermée en 1977, est toujours en cours de démembrement.
Il faut prendre une petite route à travers la forêt pour atteindre le site. Seule la fumée blanche s’élevant de la tour aéroréfrigérante indique que le géant de béton est encore en activité. Aucun mouvement de véhicule ou de personnel sur le site.Le centre d’information destiné au public semble lui aussi sortir d’une longue torpeur, liée à la Covid. Une reproduction miniature du site, une maquette électrifiée s’ouvrant en deux pour révéler l’intérieur en activité du colosse, un tableau mural censé prouver que la radioactivité se trouve partout dans notre environnement, jusque dans les modèles anciens de montres qu’on porte au poignet… Le site accueille à l’occasiondes classes ou des visiteurs isolés. Le besoin d’information de la population locale semble limité.
Population locale choyée
« Les gens d’ici ne se posent pas de question sur le nucléaire. Il n’y a aucune remise en question », déplore Alexander Vent, l’un des rares militants antinucléaires locaux. Né dans la région, parti vivre plus loin de la centrale pendant trente ans et revenu après l’annonce de la fermeture prochaine, ce père de famille représentant commercial pour l’industrie pharmaceutique est l’un des fondateurs de AgiEL, un groupe de militants demandant la sortie totale du nucléaire civil en Allemagne. Et surtout la fin des activités sur place de Framatome « qui vend des éléments de combustible au monde entier, y compris à des centrales désuètes vraiment dangereuses. Il faut définitivement tourner le dos au nucléaire. » Le groupe de vingt à trente personnes se retrouve une fois par mois. « On veut que ce qui se passe à Lingen soit plus transparent. On organise des manifestations sur le marché, devant la centrale… Malheureusement, les gens ici ne s’intéressent pas à tout ça. Il faut bien voir que les entreprises actives dans le nucléaire ici sont de gros sponsors, du théâtre, de la culture, du club de foot, des associations sportives, etc. »
Le maire, de son côté, énumèreles bienfaits de décennies de nucléaire pour sa commune. Grâce à sa centrale, Lingen a pu financer un théâtre de sept cents places assises, unique dans la région, des salles de sport, un parking sous-terrain sous l’esplanade du marché, là encore inédit dans la région. Les familles disposent de places en nombre suffisant dans les jardins d’enfants, « et la garde est aussi possible pour une journée complète », ajoute le maire, précision qui ne va toujours pas de soi dans un pays où bien des femmes travaillent à mi-temps, faute de places de garde à temps plein. « Les cadres qui viennent pour quelques années peuvent envoyer leurs enfants dans des écoles bilingues avec l’anglais à côté de l’allemand, ce qui leur permet depoursuivre ensuite leur carrière à l’international« , ajoute Dieter Krone. A Lingen, 2 500 étudiants fréquentent l’antenne locale de l’université d’Osnabrück, installée à côté du musée local dans l’ancienne usine de construction ferroviaire, à deux pas de la gare. Le bâtiment de briques, de verre et d’acier, fraîchement rénové, accueille notamment les quelque vingt-cinq étudiants d’une filière hyperspécialisée dans l’énergie. A Lingen, le taux de chômage est de 2,5% et la population augmente de façon continue, de l’ordre de 10% par an, au point de créer des tensions sur le marché du logement.
Les gens d’ici ne se posent pas de question sur le nucléaire. Il n’y a aucune remise en question.
Cette hyperspécialisation de l’économie locale sur l’énergie est aujourd’huiun atout pour Lingen, à côté de sa situation géographique. Située à proximité des Pays-Bas, du plus gros port européen, Rotterdam, non loin de la mer du Nord et de ses parcs éoliens offshore,le site était tout indiqué pour la production de l’hydrogène vert, sur le développement duquel mise le gouvernement allemand pour atteindre ses objectifs climatiques. Le gouvernement, dont ces objectifs viennent d’être retoqués par la Cour constitutionnelle qui les avait jugés trop peu ambitieux, vise la neutralité carbone à l’horizon 2045. « L’hydrogène, répète à l’envi le ministre de l’Economie Peter Altmaier, est unélément clé du virage énergétique. » Notamment pour l’industrie.
Pays précurseur
Plusieurs projets concernent directement Lingen. BP et le gestionnaire danois de parcs éoliens offshore Orsted ont ainsi annoncé en novembre vouloir installer à Lingen un électrolyseur de 50 mégawatts capable de produire une tonne d’hydrogène vert par heure, soit près de 9 000 tonnes par an. Le tout grâce au courant produit par le parc offshore d’Orsted. Cela suffirait pour remplacer 20% de la consommation actuelle d’hydrogène d’origine fossile de la raffinerie, et éviter l’émission de 80 000 tonnes de CO2 par an. Dans le cadre d’un autre projet, toujours à Lingen, RWE prévoit de construire le plus grand électrolyseur d’Allemagne, avec une capacité de 100 MW en 2024, 300 MW à terme.
« La décision du gouvernement allemand de sortir du nucléaire a certainement donné l’impulsion nécessaire au développement des énergies renouvelables, estime Tim Hussmann, jeune ingénieur chargé des questions énergétiques pour la municipalité. En tant que physicien, je trouve le nucléaire civil très intéressant. Mais il faut bien avouer que c’est une technique qui coûte beaucoup trop cher si on prend en considération la question du traitement des déchets, toujours non résolue. Il y a bien d’autres moyens de produire du courant sans CO2. »
La production d’électricité sans émissions est devenue une préoccupation de premier plan en Allemagne, plus encore depuis que, sous la pression des écologistes et de l’opinion, le gouvernement Merkel a décidé, en 2019, de mettre également fin aux centrales à charbon d’ici à 2038 et alors que les prévisions font état d’une hausse de la consommation de 60% d’ici à 2030 par rapport à 2018, avec le développement encouragé du parc de véhicules électriques et du chauffage électrique.
L’ Allemagne fait figure de précurseur en termes d’énergies renouvelables. Le pays a commencé à investir en avril 2000 dans le développement des énergies propres, du temps du gouvernement de Gerhard Schröder avec les Verts. Le 1er avril 2000 est adoptée la loi sur les énergies renouvelables (EEG), qui accorde la priorité aux sources d’énergie propres par rapport aux combustibles fossiles, avec de forts incitants pour les particuliers qui s’équiperaient de panneaux solaires ou pour la construction d’éoliennes. En quelques années, l’éolien et le solaire décollent. En 2020, pour la première fois, l’électricité issue des renouvelables injectée dans le réseau dépasse la barre de 50% du mix électrique contre 25% il y a 10 ans. « La baisse du poids du nucléaire (12,5% en 2020) a été surcompensée par le développement des seules énergies renouvelables », explique Claudia Kemfert, experte en énergie à l’Institut de recherche DIW de Berlin. Les centrales nucléaires n’ont donc pas été remplacées par les centrales à charbon, même si celui-ci représente toujours un quart du mix électrique, contrairement à un mythe tenace.
Décisions importantes attendues
Mais l’effort consenti ne suffit pas. Avec la nécessité de parvenir à la neutralité climatique en 2045, l’Allemagne va devoir mettre les bouchées doubles sur les renouvelables. La part de ceux-ci doit être portée à 65% d’ici à 2030. « Il va falloir doubler les capacités d’ici à 2030 et les multiplier par cinq d’ici à 2050 », résume Murielle Gagnebin, project manager d’Agora. Une gageure, alors que les nouveaux projets se heurtent de plus en plus souvent aux réticences voire à l’opposition des riverains, notamment dans le sud du pays particulièrement industrialisé. « De grosses décisions attendent le prochain gouvernement, souligne Murielle Gagnebin. L’ Allemagne est à la veille de décisions politiques importantes. Le prochain gouvernement devra sans doute décider de sortir plus tôt du charbon, peut-être en 2030, sans quoi il sera impossible d’atteindre la neutralité carbone en 2045. »
A Lingen, le nucléaire va en tout cas occuper la ville encore plusieurs générations. Le démantèlement débutera en 2023. Il faudra attendre 2027 pour que soit achevée la phase de décharge du combustible nucléaire. Et au moins trente ans jusqu’à la phase « prairie verte » et la destruction de tous les bâtiments projetée par le maire. Cent ans même, selon les militants antinucléaires.
Les marches de la Gedächtniskirche, au coeur de Berlin-Ouest,sont devenues un lieu de souvenir. Douze noms ont été gravés dans les contremarches de pierre grise, au pied de cette église du centre-ville, ceux des douze victimes de l’attentat islamiste le plus violent qu’ait subi l’Allemagne, sur la Breitscheidplatz, à l’extrémité est du Kurfürstendamm, la principale artère commerçante. Des photos des victimes, des fleurs et des bougies sont régulièrement déposées là par des proches ou des passants anonymes. Partant des marches en suivant une ligne folle, une faille de laiton strie le trottoir en zigzag, sur les lieux mêmes de l’attaque… L’attentat du marché de Noël conjugué à ce que la presse allemande appellera « la crise des réfugiés » (NDLR: l’arrivée d’un million de Syriens, Irakiens et Afghans par la « route des Balkans » entre août 2015 et mars 2016,à lire ici) se traduira sur le plan politique parune poussée de l’extrême droite, inédite dans le pays depuis la fin du nazisme et plongera Angela Merkel dans la tourmente.
Des dossiers ont été manipulés, livrés trop tard ou pas du tout. L’accès à certains témoins importants nous a été refusé.
Chaque année, l’un des plus gros marchés de Noël de la capitale se tient sur la Breitscheidplatz, au pied de la Gedächtniskirche.Cette église au clocher tronqué depuis les bombardements de la Seconde Guerre mondialeest préservée en état de ruine, en signe de repentance. Sur le marché, les stands de vin chaud sont bien fréquentés, ce 19 décembre 2016 vers 20 heures: des touristes, des Berlinois terminant quelques achats pour les fêtes, des commerçants venus boire un verre à la fermeture des magasins… Pour eux tous, la vie bascule lorsque surgissant de nulle part,un semi-remorque fonce à pleine vitesse dans la foule, emportant dans sa course les baraques en bois des forains. Onze personnes sont tuées sur le coup, soixante-deux autres sont blessées, pour certaines grièvement.
Dans la soirée,un douzième corps sera découvert dans la cabine du camionpar les policiers dans la soirée, celui du chauffeur polonais du poids-lourd, exécuté d’une balle en pleine tête par celui qui a détourné le camion en attente d’une livraison, le jour même. Après l’attaque, le terroriste parvient à prendre la fuite à pied, profitant de la panique ambiante.Anis Amri, un Tunisien de 24 ans, sera finalement tuépar la police italienne dans le cadre d’un banal contrôle de police à Sesto San Giovanni, dans le nord de l’Italie, le 23 décembre, à l’issue d’une cavale de quatre jours qui a tenu en haleine toute l’Europe. Dès le 20 décembre, l‘attentat du marché de Noël de Berlin est revendiqué par l’Etat islamique (EI). Pour la première fois de son histoire, l’Allemagne est frappée par un attentat islamiste de grande ampleur.
Des ratés dans l’après-attentat
Martin Germer se souvient parfaitement du 19 décembre 2016. « C’était un lundi ordinaire, explique le pasteur de la Gedäschtniskirche, visiblement ému par les souvenirs. Je venais de boire une bière avec une collègue à proximité du marché de Noël et voulais encore me promener sur le marché. Je connais bien les forains, dont je suis aussi le pasteur depuis des années. Mais ce soir-là, impossible de s’approcher. La police venait d’arriver sur place. A partir de ce moment-là, mon téléphone n’a plus cessé de sonner. Dès le lendemain, nous avons tenu une messe oecuménique, avec deux imams, un rabbin… La chancelière était là, le président de la République aussi. Personne n’était préparé à une chose pareille. Au point que les proches des victimes n’ont pour certains pu être informés de la disparition d’un être cher dans l’attentat que des jours plus tard, à cause de longues procédures d’identification des corps… » La prise en charge des proches des victimes fera partie des polémiques qui entoureront l’attentat pendant des mois, tout comme les pannes de l’enquête et, surtout, les failles des services de renseignement berlinois. Amri, connu des services de police et même fiché comme terroriste potentiel, n’était plus sous observation au moment des faits, faute d’effectifs suffisants dans les services du contreterrorisme…
Petit criminel connu des enquêteurs, il aurait pu, voire dû se trouver en prison en Allemagne au moment des faits, pour cause de trafic de drogue. Arrivé dans le pays au tout début de l’afflux de réfugiés en avril 2015, il avait largement profité des faiblesses du fédéralisme allemand et des dysfonctionnements européens. Après sa mort, les différentes administrations régionales et fédérales ont recensé jusqu’à quatorze demandes d’asile ou de prestations sociales déposées par lui sous différentes identités, de Fribourg, dans le sud-ouest du pays, à Berlin en passant par Dortmund ou Karlsruhe. En Italie, où il avait déjà purgé une peine de prison, son dossier était en attente pour une extradition vers la Tunisie. En clair, il n’aurait jamais dû mettre les pieds sur le sol allemand. Les enquêteurs sont aujourd’hui convaincus que dès son arrivée, Amri a cherché à prendre contact avec les milieux salafistes et islamistes d’Allemagne.
L’exécutif peu coopératif
Longtemps la République fédérale a semblé épargnée par le terrorisme. Pour des raisons tactiques estimait-on dans certains cercles, de l’antiterrorisme: l’Allemagne, pays où ont été préparés les attentats du 11 septembre 2001 contre le Wall Trade Center de New York, était utilisée comme base arrière en raison de quelques « atouts » aux yeux des islamistes: la mauvaise organisation des services de renseignement, liée au fédéralisme, la méfiance de l’opinion envers la transmission des données privées… « Dès le début des années 2000, les alliés des Etats-Unis ont été ciblés par Al-Qaeda et les groupes précurseurs de l’EI, rappelle Sebastian Lange, spécialiste du terrorisme islamiste à l’université de Bonn. Que l’ Allemagne n’ait pas été visée à cette échelle avant 2016 est peut-être tout simplement une affaire de chance… Pour l’EI, les années 2014-2015 ont été les années d’expansion du « califat ». Quand ils sont devenus plus faibles sur place, du fait des campagnes militaires des Etats-Unis, de leurs alliés et des Kurdes de Syrie, ils ont appelé leurs fidèles à attaquer directement en Occident. » L’ Allemagne, engagée aux côtés des Alliés contre Daech, était un ennemi parmi d’autres.
Contrairement à d’autres dirigeants européens, Angela Merkel s’est bien gardée de parler de « guerre contre le terrorisme » et d’envenimer le débat.
Rapidement après l’attentat, une polémique se développe dans le pays autour des services de sécurité d’une part ; autour de la responsabilité de la chancelière et de sa « politique d’accueil » des réfugiés d’autre part. Quatre ans et demi après l’attentat du marché de Noël, la commission d’enquête parlementaire chargée du volet politique du dossier vient de dresser un bilan incomplet de la situation. De nombreuses zones d’ombre demeurent, selon les députés qui dénoncent pêle-mêle le manque de coopération du gouvernement et de nombreuses administrations, malgré les promesses d’Angela Merkel de faire toute la lumière sur les circonstances de l’attentat. « Cela a été une coopération avec la main sur le frein à main, pointe Benjamin Strasser, qui a participé à la commission pour le Parti libéral FDP, dans l’opposition. Des dossiers ont été manipulés, livrés trop tard ou pas du tout. L’accès à certains témoins importants, notamment une taupe placée par les services de renseignement dans la mosquée Fussilet fréquentée par le terroriste, nous a été refusé. Tout cela fait que nous n’avons pas pu retourner toutes les pierres du dossier comme nous aurions voulu le faire. »
Irene Mihalic, députée d’opposition du parti écologiste et ancienne policière, va plus loin: « Il existe un risque aigu que des hommes de main qui se seraient trouvés derrière Amri, disposant de connexions avec l’Etat islamique, soient toujours actifs aujourd’hui. Amri n’était pas un terroriste isolé, et ce n’était pas un petit criminel. Il était membre d’un réseau avec des liens directs à Daech. Cela aussi a été oublié. Que des soutiens voire des complices soient toujours en liberté, voilà un danger réel… »
Services de renseignement restructurés
Dans les rangs de la majorité, on estime que l’Allemagne a appris de ses erreurs. « De nombreuses failles, dont Amri a tiré profit pour s’éviter une interpellation, ont été corrigées », insiste Fritz Felgentreu, député social-démocrate, membre de la commission d’enquête. Et de citer la réorganisation du Centre de lutte contre le terrorisme (GTAZ), chargé de la coordination de tous les services de sécurité du pays sur le modèle américain depuis 2004. « Le problème est plutôt qu’il y a trop d’administrations chargées de la sécurité, trop de compétences différentes, souligne au contraire Sebastian Lange, de l’université de Bonn. Avec le GTAZ, on ajoute une couche de plus à l’édifice, une administration de plus et, finalement, un problème de plus. Cela ne peut fonctionner que si les Länder transmettent effectivement les informations dont ils disposent. La structure de la sécurité en Allemagne n’a pas changé après l’attentat du marché de Noël. On a toujours des effectifs trop faibles, et la réponse est de déplacer les effectifs d’un domaine à l’autre, en fonction des problèmes du moment, terrorisme islamique, d’extrême droite, d’extrême gauche… » Le danger serait toujours aussi élevé.
De fait, selon le rapport 2020 des services de renseignement,l’Allemagne compte aujourd’hui 28 715 islamistes(+ 2,5% sur un an) dont200 fichés comme « dangereux »sont classés proches de l’Etat islamique. On estime à 1 070 le nombre de personnes parties depuis 2012 faire le djihad en Syrie, dont un quart de femmes. 60% des enquêtes lancées l’an passé par le procureur fédéral, en charge des affaires de terrorisme, concernaient des « islamistes », loin devant le terrorisme d’extrême droite ou d’extrême gauche. A treize reprises l’an passé, des enquêtes ont été lancées contre des islamistes radicaux.
Eviter la récipro-radicalisation
Depuis 2001, quantité d’attentats ont été déjoués en Allemagne. Dans une dizaine de cas, les enquêteurs n’ont pu éviter l’acte de « loups solitaires », des personnes radicalisées, comme en 2011, lorsqu’un Albanais du Kosovo a tué deux soldats américains en partance pour l’ Afghanistan sur une base militaire. Dernier exemple en date, un Somalien de 24 ans a tué trois femmes et grièvement blessé cinq autres personnes lors d’une attaque au couteau dans le sud de Wurtzbourg, en Bavière, à la fin du mois de juin. L’homme, connu pour des problèmes psychiques, a crié à deux reprises « Allah akbar » et parlé aux enquêteurs de son « djihad » personnel. Le dossier divise la classe politique, qui se demande s’il s’agit de l’acte d’un islamiste ou d’un déséquilibré. Seul le parti d’extrême droite AfD évoque sans équivoque la piste de l’islam radical. Depuis 2015, le terrorisme islamiste a fait une vingtaine de morts – les « morts de Merkel » pour l’AfD – et quelque 110 blessés dans le pays.
Fin 2016, 28% des Allemands considéraient qu’Angela Merkel était « responsable » de l’attentat du marché de Noël, pour « avoir laissé entrer les réfugiés ». « Le climat social joue un rôle important dans la lutte contre le terrorisme, rappelle Sebastian Lange. Si on a une polarisation dans le débat public, comme avec Donald Trump par exemple, on parle de récipro-radicalisation. Un attentat entraîne une exaltation de l’extrême droite, réutilisée par la propagande islamiste, ce qui suscite un nouvel attentat et ainsi de suite. Angela Merkel a de mon point de vue très bien réagi. Contrairement à d’autres dirigeants européens,elle s’est bien gardée de parler de « guerre contre le terrorisme » et d’envenimer le débat. Son discours est resté sobre, mais ferme. Elle a essayé d’apaiser les choses. A cet égard, elle a, de mon point de vue, joué un rôle positif. Dans la lutte contre le terrorisme, ce qui compte, c’est la façon dont réagit le coeur de la société. »
Crise sanitaire oblige, c’est de façon virtuelle que le visiteur accède au site hautement technologique du constructeur Audi à Neckarsulm. Seize mille salariés travaillent là sur les bords du Neckar.Véritable ville dans la ville, les bâtiments cubiques blancs du site, en apparence aussi aseptisés qu’un hôpital, se succèdent sur un million de mètres carrés! C’est là que sont assemblés les modèles A6 et A7 du groupe. Il faut moins devingt minutes pour « le mariage », l’intégration des différents éléments de la voiture sur la carcasse, transportée dans les airs de poste en poste par des robots – avant les ultimes contrôles du poli de la carrosserie, effectués « à la main » par des ouvriers gantés de blanc. Les visites virtuelles, un jour par semaine au rythme d’une visite toutes les trente minutes, en allemand ou en anglais, jouissent d’un véritable succès: vingt à trente visiteurs sont inscrits pour chacun des créneaux disponibles, dont beaucoup se trouvent à l’étranger.
A ce jour, le scandale a déjà coûté 32 milliards d’euros au groupe VW. Mais ce n’est pas fini et on s’achemine vers les 40 milliards.
Le site de Neckarsulm est l’un de ces fleurons du made in Germany qui font la fierté de tout un pays. Trois cadres supérieurs du site, suspectés d’être impliqués dans le scandale des moteurs diesel truqués, ainsi que l’ancien patron de la marque Rupert Stadler, sont aujourd’hui dans le viseur de la justice. Le plus gros scandale industriel du pays depuis la Seconde Guerre mondiale restera l’une des pages sombres de la politique industrielle de l’Allemagne d’Angela Merkel.
Recours au « logiciel truqué »
Les prémices du dieselgate remontent à 2005. Les ventes de Volkswagen, numéro un allemand du secteur, piétinent aux Etats-Unis et la direction vient de lancer son offensive dite « Opération US-07 » afin de doper ses ventes sur le premier marché automobile mondial. L’ offensive passe par une stratégie marketing vantant les mérites de moteurs « plus propres que propres », grâce à l’introduction de filtres et de catalyseurs pour certains modèles à moteur diesel. Dans les faits, les techniciens du groupe ne parviennent pas à combiner de faibles niveaux de consommation en carburant avec les draconiennes directives américaines sur les émissions autorisées d’oxydes d’azote (NOx), particulièrement nocives pour la santé, le tout à un prix suffisamment attractif pour le consommateur.
Début 2006,VW décide de feinter et programme le logiciel de ses moteurs EA189, le nouveau moteur 2 litres du groupe, de façon à identifier les phases de test de contrôle des émissions.Le fameux « logiciel truqué », au coeur des accusations contre le groupe, commande tout simplement au système antipollution un changement de réglage des émissions en phase de test. Le moteur qui rejette sur route trente-cinq fois plus de NOx que les normes autorisées aux Etats-Unis rentre dans les clous lorsqu’il est testé au garage, comme par miracle. En interne, plusieurs échanges d’e-mails ont été reconstitués, entre les adeptes et les opposants du système de fraude à grande échelle, faisant état de mois de vifs débats entre les ingénieurs du groupe.En octobre 2007, les cadres décident d’adopter le logiciel malgré les risques encourus. Pour leur défense, beaucoup d’entre eux évoqueront une « culture de la peur » au sein du groupe, face à un patron autocratique, Martin Winterkorn, président du directoire jusqu’à sa démission forcée en septembre 2015.
Les ventes de véhicules à moteurs 2 litres truqués démarrent aux Etats-Unis en 2009. Selon le magazine Der Spiegel, une trentaine de cadres connaissaient depuis des années l’existence du logiciel lorsqu’éclate le scandale, tandis que la direction assure ne rien avoir su de l’affaire. L’ attitude des différents patrons du groupe face au scandale – notamment les 3 100 euros de retraite dorée touchés chaque jour pendant un temps par Martin Winterkorn, qui n’a jamais cessé de nier son implication dans le scandale, ou encore le refus du siège, à Wolfsburg, de publier les résultats d’une enquête interne réalisée par le cabinet Jones Day malgré les pressions des petits actionnaires – a largement contribué à la détérioration de l’image du constructeur. Depuis, cinq managers ont comparu face à la justice allemande. Leur procès pourrait se terminer par un accord à l’amiable avec VW, en vue d’un dédommagement du groupe. Un autre manager a été arrêté lors de ses vacances en Floride et condamné par la justice américaine.
Onze millions d’autos dans le monde
Aux Etats-Unis, les premiers doutes des autorités face aux voitures Volkswagen remontent à 2014. Interrogée, la filiale américaine de VW présente toutes sortes d’explications fantaisistes pour justifier les décalages entre les mesures réalisées sur route et les plaquettes de présentation des véhicules, crée une task force officiellement destinée à éclaircir le mystère, s’enferre dans le déni… Le dieselgate éclate finalement le 18 septembre 2015. En plein salon de Francfort, l’Agence américaine de protection de l’environnement EPA met en cause les moteurs diesel 2 litres du groupe. Le 2 novembre, ce sont les moteurs 3 litres qui sont à leur tour incriminés.
Au total, 583 000 voitures vendues aux Etats-Unis entre 2009 et 2015 sont concernées ; onze millions de véhicules dans le monde. Une cascade de procès est enclenchée. « A ce jour, le scandale a déjà coûté 32 milliards d’euros au groupe. Mais ce n’est pas fini et on s’achemine à mon avis vers les 40 milliards », explique Frank Schwope, analyste spécialiste de l’automobile à la Nord LB. Au-delà, le scandale aura porté ombrage à tout un pan du made in Germany, le secteur automobile et ses 800 000 salariés. D’autres constructeurs, notamment Daimler et dans une moindre mesure BMW, sont également concernés tout comme l’équipementier Bosch. 774 000 Mercedes à moteur diesel ont été rappelées, dont 238 000 en Allemagne. Le constructeur de Stuttgart a déjà signé, en août 2020, un accord d’indemnisation de 2,2 milliards de dollars pour régler à l’amiable une plainte collective déposée par ses clients américains. Mi-juillet, une plainte similaire a été déposée par les consommateurs allemands contre les modèles Mercedes GLC et GLK, équipés d’un moteur OM 651…
« Trompés par Audi »
Tout porte à croire que la filiale Audi du groupe VW a été au coeur du développement de la gigantesque fraude au sein du constructeur aux douze marques. Selon les magistrats chargés de l’enquête en Allemagne, c’est chez Audi qu’ont été conçus et perfectionnés les logiciels capables de tromper les tests techniques. Déjà à l’été 2017, le très charismatique Uwe Hück, alors chef du comité d’entreprise de Porsche (filiale de VW depuis 2009) et à ce titre associé aux décisions stratégiques de l’entreprise, s’en était pris à Audi: « Je ne supporte plus tous ces mensonges, déclarait-il alors au quotidien populaire Bild Zeitung. Je n’accepterai pas que Porsche soit mise en danger par les magouilles d’Audi qui nous a livré ses moteurs malades. Nous nous sentons trompés par Audi. »
Sans le dieselgate, VW n’aurait pas connu un virage vers l’électromobilité aussi rapide.
Dans la galaxie VW,Audi est chargée d’approvisionner les marques du groupe en moteurs. Le constructeur allemand a en effet fondé sa puissance sur le rachat de marques, puis leur intégration aux mêmes plateformes et équipements que celles du groupe, afin d’augmenter la rentabilité. Les moteurs conçus par Audi pour ses Q7 se retrouvent dans les Touareg (VW) ou les Cayenne (Porsche). « Vous prenez une Skoda, une Audi ou une Porsche, et vous retrouvez les mêmes éléments à l’intérieur, rappelle Frank Schwope. Ce modèle de fonctionnement a permis au groupe de considérablement baisser ses coûts et de réaliser de colossales économies d’échelle. Ce système a aussi permis à VW de relativement bien supporter le dieselgate. »
Le pardon des consommateurs
Près de six ans après le scandale, malgré les dizaines de milliards d’indemnités versés, la crise sanitaire et les milliards d’investissements consentis pour développer l’électromobilité, le constructeur allemand se porte bien. Alors que le marché automobile allemand a connu entre janvier et juin 2021 son deuxième plus mauvais semestre depuis la réunification de l ‘Allemagne en 1991 sur fond de pénuries de puces électroniques et de lente reprise postpandémie, VW a vu ses ventes progresser de 23,9% sur un an, et représente 20,8% du marché allemand.
« Les consommateurs, s’étonne Frank Schwope, ont pardonné à VW. Certainement qu’ils se disent en partie que les constructeurs sont tous les mêmes, qu’ils ont tous triché. J’ai tout de même été surpris que VW devienne le premier constructeur mondial devant Toyota peu après le scandale, même si Toyota est depuis repassé en tête. » Une analyse partagée par Jürgen Pieper, analyste chez Bankhaus Metzler. « Finalement, les gens s’intéressent peu aux répercussions de leurs véhicules sur l’environnement. Ce qu’ils veulent, ce sont des voitures qui coûtent entre 30 000 et 50 000 euros et vont durer au moins dix ans. Les consommateurs auraient bien continué avec les moteurs diesel. »
De fait, l’une des conséquences de l’affaire des moteurs diesel truqués aura été de favoriser le développement de l’électromobilité. Le scandale a sonné le glas du diesel dans le pays qui l’a inventé, et a accéléré le recul des ventes au profit des moteurs à essence. Un peu partout à travers le pays, les municipalités ont adopté des mesures interdisant aux véhicules à moteur diesel de circuler dans les centres-villes, comme à Hambourg, Stuttgart, Berlin, Francfort ou Cologne.
Premier constructeur européen à se lancer dans l’aventure de l’électromobilité, VW a décidé dès 2019 de mobiliser un milliard d’euros pour créer une usine de batteries électriques à Salzgitter, près de son site historique de Wolfsburg. « Sans le dieselgate, VW n’aurait pas connu un virage vers l’électromobilité aussi rapide », estime Stefan Bratzel, le directeur du Center of Automotive Management (CAM). En juin dernier, les ventes de voitures électriques ont bondi en Allemagne de 311,6%, sous l’effet des aides de l’Etat, et représentaient 12,2% des nouvelles immatriculations. Le ministre de l’Economie Peter Altmaier réalisait avec quelques mois de retard son pari de voir rouler sur les routes d’Allemagne un million de véhicules électriques fin 2020.
Moteurs diesel interdits
« Le scandale a contribué au changement des mentalités, confirme Jens Müller, coordinateur qualité de l’air au sein de l’ONG Transport et Environnement à Bruxelles. Il a placé la question de la pollution de l’air au centre du débat sur la mobilité. Le scandale a eu de nombreuses implications que VW n’aurait pas anticipées, par exemple l’interdiction des moteurs diesel dans les centres-villes. VW a accéléré les choses sans le vouloir! » Aujourd’hui, les ventes de véhicules à moteur diesel ont chuté à moins de 30% des ventes, un seuil historique depuis 2000 et l’essor du diesel. Et aux Etats-Unis, VW est devenu un acteur leader sur le marché dans le secteur des bornes de rechargement des véhicules électriques, conformément à un engagement pris face aux autorités américaines pour se sortir de l’ornière du dieselgate.
Et Angela Merkel dans ce scandale? « Les politiques allemands ont une responsabilité dans cette affaire, souligne Jürgen Pieper. Les autorités n’ont pas défini un cadre assez clair pour les émissions. Les entreprises sont comme les humains. Là où il y a un vide, elles s’y engouffrent si ça va dans le sens de leurs intérêts. Angela Merkel s’est peu intéressée à la question du diesel. Les constructeurs ne la considèrent pas comme une « chancelière de l’automobile », contrairement à ses prédécesseurs.
« Le dieselgate aura certainement étéun point noir dans ses mandats en matière de politique industrielle. Elle n’a pas fait assez au moment où il aurait fallu mettre de l’ordre dans l’industrie pour la protéger face à elle-même », juge pour sa part Jens Müller. Et de critiquer notamment le rôle de Berlin, au début du scandale, qui a freiné les possibilités pour les consommateurs européens non allemands de défendre leurs intérêts, notamment ceux d’Europe de l’Est. « Au début de ses mandats, Angela Merkel a été perçue comme une chancelière verte, conclut Jens Müller. Mais ça n’est pas le cas si on dresse un bilan de sa politique industrielle du pays. »
L’imposant bronze de Karl Marx a retrouvé sa sérénité. La tête du philosophe, haute de plus de sept mètres – treize mètres socle compris – domine le centre-ville de Chemnitz depuis 1971. Derrière le buste, un gigantesque panneau de pierre gravée, accolé à l’ancien siège du Parti communiste est-allemand SED, appelle « les peuples de tous les pays » à s’unir … A l’époque, cette cité industrielle de Saxe, en ex-RDA, s’appelait encore Karl-Marx-Stadt, conformément à une décision du parti unique qui raflait alors toutes les « élections ».
Trente ans après la réunification de l’Allemagne, Chemnitz est devenue l’un des hauts lieux de l’extrême droite. A la fin de l’été 2018, la ville a même connu les plus fortes mobilisations orchestrées par le mouvement contre Angela Merkel et sa politique d’asile. Des scènes de chasse à l’homme – des néonazis poursuivant des réfugiés de couleur terrorisés – ont durablement choqué l’ Allemagne. A l’époque, l’impassible Karl Marx de la Brückenstrasse, à l’angle de la « rue des Nations », était couvert de banderoles et de graffitis, affirmant notamment que « Chemnitz n’est pas brune… »
Les banderoles ont aujourd’hui disparu. Des troubles de l’été 2018, il ne reste qu’une discrète plaque de métal encastrée dans le large trottoir de la Brückenstrasse. « Daniel H., 26.08.2018 » est finement gravé à côté du cercle peace and love du mouvement pacifiste. Une petite rose jaune, déposée à même le trottoir à côté de la plaque, a été maintes fois piétinée… C’est là que Daniel H. est mort, dans la nuit du 25 au 26 août 2018, alors que les cérémonies en l’honneur du 875e anniversaire de Chemnitz battaient leur plein. Allemand aux racines cubaines, le jeune homme a été poignardé par un réfugié, à la suite d’une rixe. L’auteur des faits, Alaa S., un jeune Syrien arrivé par la route des Balkans à l’été 2015, est ce qu’on appelle dans les cercles d’extrême droite un « réfugié de Merkel ». Pendant plus d’une semaine, extrême droite et néonazis ont tenu le pavé à Chemnitz.
Nazi, ça veut dire « national-socialiste ». Je suis nationale, puisque j’aime mon pays. Et je suis socialiste. En soi, il n’y a pas de problème!
3 500 agressions contre les réfugiés en 2016
« Un Allemand a été tué par un non-Allemand, résume Frank Heinrich, député CDU du Bundestag dont la circonscription se trouve dans la région. Dans la nuit, les premières fake news ont commencé à circuler sur le Net, prétendant que Daniel H. avait été tué alors qu’il cherchait à protéger sa petite amie. Cela a déchaîné les foules. Dès le lendemain, on a eu des manifestations spontanées. C’est là qu’on a assisté à ces scènes de chasse à l’homme, dénoncées par Angela Merkel. Le chef du renseignement intérieur, Hans-Georg Maassen, a mis en doute la qualification de « chasse à l’homme » et a dû démissionner. Dans les semaines qui ont suivi, un restaurant kurde et un restaurant juif ont été attaqués. D’autres manifestations ont suivi. Mais tout cela est terminé. Un homme a été jugé et condamné. Et nous sommes heureux que Chemnitz ait été choisie comme capitale culturelle de l’Europe en 2025, aussi parce que nous avons fait face à tous ces problèmes avec beaucoup de sincérité… » Les statistiques sont moins optimistes. Rien qu’en 2016, 3 500 actes d’agression contre des réfugiés et des foyers les abritant sont recensés dans le pays, selon les calculs de Michael Kraske, auteur de plusieurs ouvrages consacrés à l’extrême droite. Dans certaines parties de l’ex-RDA, un réfugié de couleur ne sortira pas seul le soir par peur des agressions.
« Ce qui m’a le plus marqué en août 2018 à Chemnitz, c’est la manifestation spontanée du 27 août, explique Steven Seiffert, du Kulturbüro Sachsen, une ONG qui cherche à consolider la société civile et conseille municipalités, associations, Eglises ou entreprises confrontées au quotidien aux extrémistes de droite. Il a suffi de quelques heures pourmobiliser tous les milieux de la droite extrême, les partis d’extrême droite ou néonazisAlternative pour l’ Allemagne (AfD), Troisième voie et NPD, les hooligans, les membres des clubs de sports de combat, les fans de musique néonazie, la mouvance identitaire, le mouvement anti-islam Pegida… C’était vraiment une dimension nouvelle. Ils ont réussi à resserrer les rangs pour unedémonstration de force inédite. » Le 1er septembre, 4 500 extrémistes de droite défilaient de nouveau à Chemnitz, venus cette fois de tout le pays.
« Ces étrangers arrogants »
Ramona, 60 ans et un emploi de bureau dans une petite ville des environs, a participé à toutes les manifestations de solidarité avec la famille de Daniel H. à l’été 2018. Les scènes de chasse à l’homme qui ont choqué le pays? Les saluts nazis, face aux caméras de télévision, sans qu’intervienne la police? « C’est ça le pire, nous expliquait à l’époque cette mère de famille avenante: que l’on traite de nazis des gens comme moi, qui veulent simplement manifester leur colère contre les politiciens qui ne font pas leur travail, et contre ces étrangers arrogants, qui passent leur temps à importuner nos filles, à voler ou à vendre des drogues. C’est insupportable. Et puis, où est le problème? Nazi, ça veut dire « national-socialiste« . Je suis nationale, puisque j’aime mon pays. Et je suis socialiste. En soi, il n’y a pas de problème! »
En ex-RDA, nombreux sont ceux qui, comme Ramona,ne voient pas « où est le problème » avec l’extrême droite. Le parti AfD, né en février 2013 pour protester contre les plans de sauvetage de l’euro puis quasiment rayé du paysage politique (l’AfD était tombée à 3% d’intentions de vote en 2015) avant de connaître une renaissance avec l’arrivée des réfugiés à l’été 2015, réalise ses meilleurs scores à l’Est. Aux élections européennes de 2019, 27,5% des électeurs de Saxe donnaient leur voix à l’AfD (contre 11% en moyenne nationale), avec des pointes à plus de 30% dans certaines circonscriptions. Les scores sont presque aussi élevés en Thuringe et en Saxe-Anhalt, deux Länder voisins. Les électeurs sont des déçus de la CDU démocrate-chrétienne, des abstentionnistes voire d’anciens adeptes du parti néocommuniste Die Linke, et surtout des adversaires de la politique migratoire d’Angela Merkel. Depuis 2015,chaque meeting de l’AfD est rythmé par les cris de « Merkel doit partir ».
Espoirs déçus à l’Est
A la chute du Mur, 42% des citoyens est-allemands avaient voté pour la CDU d’Helmut Kohl, qui avait même remporté la majorité absolue en Saxe. Le chancelier leur promettait alors des « paysages florissants ». Trente ans plus tard, les écarts de chômage, de salaires, de retraite et surtout de patrimoine avec l’ouest du pays sont vécus comme des injustices par ceux qui ont, en outre, subi quarante années de joug soviétique. Début juin, Marco Wanderwitz, politicien de la CDU né à Chemnitz et délégué à l’ex-RDA au sein du gouvernement fédéral, estimait que « seule une faible part de l’électorat de l’AfD en ex-RDA était récupérable pour le camp conservateur« , provoquant un tollé dans cette partie du pays.
A chaque fois que l’extrême droite fait du bruit, on durcit les lois sur l’immigration, en espérant les faire taire. Mais finalement, on leur donne à chaque fois raison.
« L’Allemagne de l’Est était une société ethniquement très homogène, rappelle le théologien Frank Richter, élu SPD du parlement régional de Saxe. Les Allemands de l’Est ont eu très peu de contacts avec des étrangers et avec des idées différentes. Le régime communiste se présentait comme celui qui avait vaincu le fascisme. Il n’y a eu aucune introspection sur le nazisme, ni dans les familles ni à l’échelon de l’Etat comme ça a pu être le cas en Allemagne de l’Ouest dans les années 1960 et 1970.En RDA, il y avait des skinheads et des néonazis, mais le régime les a ignorés. On les voyait déjà à l’époque dans les stades de foot. C’était pour les jeunes, souvent, le seul moyen d’exprimer sa révolte dans un pays qui ne tolérait aucune protestation. Mais ce qui me gêne le plus, c’estla majorité silencieuse, tous ces gens qui ne se révoltent pas, qui acceptent l’extrême droiteet la propagation de son discours sans broncher. A la chute du Mur, seuls 5% des Allemands de l’Est sont descendus dans les rues pour manifester et obtenir la fin de la dictature. En majorité, ils n’ont pas vraiment voulu la démocratie de l’Ouest mais plutôt le deutsche mark et l’Etat national allemand. » Cette majorité silencieuse serait pour l’AfD une proie facile. Nombre de fonctionnaires du parti, actifs dans cette partie du pays, sont en fait d’anciens néonazis ou des extrémistes de droite venus de l’ouest du pays, où leurs chances de carrière semblaient plus réduites.
Erreur des services de renseignement
Le score que l’AfD réalisera aux élections législatives du 26 septembre est l’une des composantes les plus attendues du vote. A l’heure où Angela Merkel s’apprête à quitter la scène politique, les seize années qu’elle vient de passer au pouvoir resteront marquées par l’irruption de l’AfD sur la scène politique, dans un pays qui se croyait jusque-là largement immunisé contre l’extrême droite parlementaire. Les décisions prises par la chancelière, notamment sa stratégie du centre et l’accueil d’un million de réfugiés en provenance de Syrie, d’Irak et d’Afghanistan entre août 2015 et mars 2016, voire son style de gouvernement pragmatique, ont-ils favorisé le développement de l’extrême droite?
Les avis sont très partagés sur la question. Ses différents gouvernements sont à l’origine de lois contestées dans le camp conservateur, tels que l’abandon du nucléaire, la fin du service militaire, les plans de soutien à l’euro ou le mariage homosexuel. « Angela Merkel a sous-estimé l’AfD« , relève Robin Alexander, auteur d’un ouvrage consacré à la chancelière, rappelant le mantra de la CDU des années Kohl. A l’époque, il ne devait pas y avoir de place pour un parti à droite de la CSU bavaroise. « Angela Merkel a rompu avec ce dogme, estimant que si elle perdait un électeur à droite, elle en gagnerait deux au centre« , rappelle Robin Alexander. Cette stratégie a fait l’objet de virulents débats internes au sein de la CDU-CSU. « Je ne crois pas que sa « politique du centre » soit responsable du développement de l’extrême droite, relativise Franck Heinrich. Elle est restée à droite du centre, comme Kohl avant elle, mais le centre s’est déplacé vers la gauche, d’où un certain nombre de décisions comme la sortie du nucléaire ou le mariage homosexuel, voulues par la majorité mais qui ont déstabilisé les électeurs les plus à droite. Angela Merkel a dit un jour que l’erreur qu’elle avait commise fut de ne pas avoir suffisamment expliqué sa politique… »
Plus critique, David Begrich, qui travaille au sein d’une organisation de déradicalisation en Saxe-Anhalt, souligne « les défaillances à l’égard de l’extrême droite de la part des gouvernements et des ministres de l’Intérieur successifs, ainsi que des services de renseignement intérieur, qui ont longtemps ignoré les dangers venant des néonazis et des plus radicaux et n’ont pas fait leur travail. » Et de citer les meurtres commis par les trois membres de la cellule d’extrême droite NSU, originaires de la région de Chemnitz au début des années 2000. La NSU a assassiné dix personnes dont neuf étrangers entre 2000 et 2007, à travers toute l’ Allemagne, sans qu’ à aucun moment les enquêteurs ne fassent le lien entre toutes ces affaires pourtant commises avec la même arme.
Le débat renvoyé dans la rue
« Les extrémistes de droite sont des gens qui ont été socialisés, politisés, dans les années 1990. A cette époque, on a mal réagi aux agressions de l’extrême droite contre les étrangers », ajoute Steven Seiffert. Les années 1990 avaient été marquées en Allemagne par une vague d’attaques meurtrières contre les domiciles de travailleurs vietnamiens ou de minorités turques, à Rostock, dans le nord de l’ex-RDA, ou à l’ouest du pays, notamment à Mölln où trois personnes avaient été tuées et neuf autres grièvement blessées dans deux incendies criminels contre des immeubles habités par des familles turques.
Le style de gouvernement d’ Angela Merkel est également contesté. Franck Richter lui reproche d’avoir « anesthésié les Allemands avec une politique trop lisse, tellement pragmatique qu’elle a coupé court à toute controverse, avec le risque que la contestation ne puisse avoir lieu que dans la rue ou chez les extrémistes de droite ou de gauche. » Steven Seiffert souligne, lui aussi, la domination du débat politique par les extrêmes. « Les minorités d’extrême droite occupent tout l’espace et sont particulièrement virulentes. Età chaque fois que l’extrême droite fait du bruit, on durcit les lois sur l’immigration, en espérant les faire taire. Mais finalement, on leur donne à chaque fois raison. Les extrémistes de droite se retrouvent ainsi dotés d’un pouvoir supérieur à leur poids réel dans la société. »
Un vent glacial souffle sur l’Arena, au bord de la Spree. L’ancienne usine de brique, classée monument historique, héberge en temps normal toutes sortes d’événements culturels branchés. Avecla crise sanitaire, elle s’est transformée le 27 décembre 2020 en centre de vaccination, le premier à ouvrir dans la capitale allemande où, comme ailleurs dans le pays, les doses initiales étaient réservées aux pensionnaires des maisons de retraite. Quelque 150 personnes s’y présentent ce jour-là. La plupart sont des infirmières ou des aides-soignantes, ombres fuyantes protégées des micros par un service de sécurité musclé, au milieu des rafales de pluie et de vent. Les rares qui acceptent de prendre la parole, comme cet auxiliaire de soins indien employé dans une maison de repos de la ville, avouent leur « inquiétude », disent se sentir comme « les cobayes » d’une expérience inédite:le recours à l’ARN messager pour lutter contre le nouveau virus.La technique, que les chercheurs destinaient jusqu’alors plutôt à la lutte contre le cancer, est pour la première fois appliquée à grande échelle sur l’être humain. Les « cobayes » de l’Arena reçoivent leur première injection du vaccinBioNTech-Pfizer, le « vaccin allemand », développé par le laboratoire d’Ugur Sahin et Özlem Türeci, à Mayence.
Il est temps de créer en Allemagne et en Europe les conditions qui permettraient le développement des investissements dans le secteur des biotechnologies.
Sept mois plus tard, près de 60% des Allemands avaient reçu leur première dose et 50% avaient une vaccination complète. Les médecins de ville ont vacciné à tour de bras dès le mois d’août au point que quatre des six centres de vaccination ont été fermés à la fin août, dont l’ Arena.
Un pari gagné
Un vaccin concocté en moins d’un an… Le succès des chercheurs de BioNTech a braqué un coup de projecteur sur la biotechnologie made in Germany. « La Covid-19 a été le catalyseur de toute une branche, expose Alexander Nuyken, responsable du département Life Sciences de la branche allemande du cabinet Ernst & Young (EY). L’industrie de la biotechnologie est un élément de la réponse à un problème qui se posait à l’humanité tout entière face à un dilemme existentiel. Les gens en ont pris conscience. Aujourd’hui, presque tout le monde a entendu parler de l’ARN messager… » Et si hors d’ Allemagne, le BNT162b2 est connu sous le nom de « vaccin de Pfizer », en République fédérale même, chacun connaît aujourd’hui la petite PME de Mayence où a été conçu le premier et le plus efficace de tous les sérums contre la Covid-19.
Ugur Sahin et Özlem Türeci travaillent au numéro 12 de la rue A la mine d’or, dans un quartier mi-résidentiel mi-industriel de Mayence, dans le sud-ouest de l’Allemagne. Ugur Sahin, 55 ans, est le président de BioNTech. Son épouse, Özlem Türeci, 54 ans, est la médecin-cheffe de l’entreprise. Passionnés par la recherche médicale et l’oncologie, les deux chercheurs travaillent depuis des années à de nouvelles façons de traiter la première cause de mortalité en apprenant au système immunitaire à reconnaître les cellules cancéreuses et à les détruire pour stopper leur développement anarchique. C’est le principe de l’ARN messager, qui va finalement trouver sa première application de l’histoire de la médecine dans la lutte contre la pandémie.
Pour BioNTech et la Covid-19, tout commence un week-end de fin janvier 2020. Ugur Sahin reçoit par e-mail une étude inquiétante. Le virus qui vient d’être identifié en Chine y est présenté comme beaucoup plus dangereux qu’escompté. En Europe, à l’époque, personne ne redoute vraiment le virus. Le lundi suivant, Ugur Sahin convoque pourtant son directoire au grand complet et annonce que BioNTech, qui travaillait jusqu’alors exclusivement sur le cancer, lancera toutes ses forces dans la recherche d’un vaccin contre le nouveau virus. Le projet est baptisé « Lightspeed », la vitesse de la lumière. Et c’est effectivement à cette vitesse, à l’échelle de la recherche, que le projet va avancer. Quarante salariés sont mobilisés, multipliant les heures supplémentaires. Vingt candidats vaccins sont rapidement développés. Début avril, BioNTech engage les premiers essais cliniques sur trois d’entre eux. BNT162b2, jugé le plus prometteur, est mis en avant. Dix mois plus tard, la nouvelle attendue par le monde entier affole les marchés financiers.
Fragilité structurelle
2020 aura été une année record pour la biotech allemande. Les 710 entreprises du secteur ont réalisé l’an dernier 6,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires (+ 36%), selon le rapport annuel publié par EY. Surtout, avec 3,1 milliards d’euros d’investissements dans la recherche, les entreprises allemandes ont pour la première fois dépassé leurs concurrentes britanniques en Europe, même si la moitié de la somme a profité à deux d’entre elles seulement, BioNTech et CureVac. Le succès de BioNTech, le destin tragique de CureVac (biotech allemande prometteuse, arrêtée en plein vol sur la voie d’un vaccin par le grave accident cérébral de son patron Ingmar Hoerr au tout début de la pandémie) ne peuvent faire oublier une fragilité structurelle du secteur, surtout face aux concurrents américains, qui ont investi quelque 100 milliards d’euros l’an passé.
Ce sont là les deux faces d’une même médaille: côté face, le succès de BioNTech et la forte croissance du secteur ; côté pile, la difficulté pour les acteurs du marché de trouver les capitaux dont ils ont besoin pour mener leurs projets jusqu’à la phase commerciale. Car dans le domaine, il faut en règle générale de longues années avant qu’un produit émerge. Les sommes à débourser sont colossales et les retours sur investissement très incertains. BioNTech comme CureVac, qui ont bénéficié de timides investissements publics en Allemagne, se sont toutes deux tournées vers les Bourses américaines, à la recherche d’investisseurs plus enclins à prendre des risques.
Globalement, Angela Merkel a bien géré les choses, même si le gouvernement a parfois été gêné dans son action par le fédéralisme.
« BioNTech n’aurait certainement pas réussi son pari sans le partenariat avec Pfizer, convient Viola Bronsema, présidente de Bio Deutschland, une fédération de la branche. Dans ce secteur, il faut un partenaire fort, surtout pour les tests. Pfizer a été pour BioNTech le partenaire sachant réaliser de vastes études et qui connaît bien le marché américain. Ce fut incontestablement un atout de taille. » « BioNTech était déjà présente dans le secteur de l’ARN messager avant la pandémie, rappelle Rolf Hömke, chargé de la communication de l’association des laboratoires de recherche pharmaceutique en Allemagne, VfA. Pfizer avait déjà mené quantité d’études cliniques. Pour en organiser de cet ordre de grandeur, avec 30 000 à 60 000 participants, il faut des statisticiens capables de calculer combien de personnes dans quelle région du monde doivent participer à quel moment, combien recevront le vaccin test, combien recevront un placebo, si on veut obtenir un résultat dans x semaines. Il faut mener auprès de tous les candidats des entretiens au cours desquels on explique quels sont les risques. Chacun doit subir un examen médical. Pour réaliser une telle étude, il faut le bon personnel, du matériel et il faut que le vaccin soit prêt à temps dans les quantités nécessaires… » Une logistique considérable, pour laquelle l’appoint de Pfizer a joué un rôle décisif. Interrogé à ce sujet, Ugur Sahin admet avec le sourire qu’à l’étranger, son vaccin « est connu sous le nom de Pfizer. C’est bien comme ça », ajoute le chercheur, connu pour sa modestie.
Trois milliardaires investis
Véritable nerf de la guerre, les investissements restent le point faible du secteur en Allemagne. Sur les 6,2 milliards de capital-risque investis dans les start-up allemandes en 2019, 1,5% seulement sont allés vers les biotechs, selon le rapport annuel d’EY, soit 90 millions d’euros. La banque d’investissement allemande, la KfW, était jusqu’ici peu impliquée dans le secteur. Et les PME de la branche n’ont survécu que parce qu’elles sont portées à bout de bras depuis une quinzaine d’années par trois milliardaires: Dietmar Hopp, cofondateur de SAP dans les années 1970 et passionné de biotechnologies d’une part ; les frères jumeaux Andreas et Thomas Strüngmann d’autre part, créateurs des laboratoires de génériques Hexal revendus pour 5,6 milliards d’euros à Novartis. Dietmar Hopp a cru en CureVac bien avant que Bill Gates et Donald Trump ne lorgnent l’entreprise. L’ancien président américain, ayant eu vent des travaux prometteurs de CureVac, aurait cherché à mettre la main dessus, selon des rumeurs persistantes malgré les démentis de la direction.
Les frères Strüngmann, eux, soutiennent BioNTech depuis ses premiers pas. « Sans eux, la biotechnologie allemande n’existerait pas, estime Viola Bronsema. Les succès du secteur reposent sur une poignée de milliardaires qui ont investi une partie de leur fortune personnelle par conviction, comme Dietmar Hopp qui a dépensé 1,6 milliard d’euros. Il est temps de créer en Allemagne et en Europe les conditions qui favoriseraient le développement des investissements dans le secteur. » Et de citer la mise en place d’avantages fiscaux, qui permettraient de compenser les pertes réalisées dans la recherche par des allègements de taxe sur les bénéfices réalisés sur d’autres produits. Ou la possibilité pour les fonds de pension d’investir dans les secteurs dits « à risque » comme c’est le cas aux Etats Unis. Ou encore la possibilité pour l’Etat de subventionner plus largement une branche fragile. « Les entreprises de biotechnologies sont considérées comme un secteur à risque, au même titre que des sociétés qui se trouveraient au bord de la faillite, dénonce Viola Bronsema. Par conséquent, l’accès aux subventions publiques leur est quasiment interdit… » En juin 2020, Berlin décide d’investir 300 millions d’euros dans CureVac, en rachetant 23% du capital par le biais de la banque publique d’investissement KfW, juste avant la mise en Bourse de l’entreprise. Cette première du gouvernement fédéral a largement été critiquée à l’époque. Au total,l’Etat aura investi l’an passé 627 millions d’euros dans les biotechnologies. L’intégralité de la somme a bénéficié à CureVac et BioNTech.
La crise la plus pénible
Angela Merkel, la première chancelière d’Allemagne à avoir une formation scientifique, n’a pas caché que la crise de la Covid avait été la plus lourde à porter de sa carrière politique. « Globalement, elle a bien géré les choses, juge Viola Bronsema, même si le gouvernement a parfois été gêné dans son action par le fédéralisme et si le Parlement s’est plaint qu’elle ne s’est pas saisie du dossier plus tôt. Avec sa formation scientifique, elle était certainement la bonne cheffe pour prendre en main ce dossier. Même si, vu la gravité de la situation, il a fallu gérer les choses vite, sans pouvoir toujours procéder au préalable à l’examen approfondi des conséquences, comme on aime le faire en Allemagne. Il y a eu quelques erreurs, dans l’achat des masques, ou la commande des vaccins… »
Avec la crise de la Covid-19, une grande partie de la classe politique semble avoir pris conscience de l’importance des biotechnologies. A la veille des élections du 26 septembre, trois partis au moins, les chrétiens-démocrates, les Verts et les libéraux, font référence dans leur programme électoral à l’importance de soutenir davantage le secteur, au cours de la prochaine législature. L’Arena, elle, a entamé un lent retour à la normale. Depuis la mi-août, elle accueille une foire aux métiers destinée aux jeunes en quête d’un apprentissage…
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