« Maintenant, on survit »: comment la politique danoise impacte toute l’immigration européenne (enquête)
Menacés de renvoi vers la Syrie par le Danemark, des candidats à l’asile cherchent une seconde chance en Belgique. Retard dans la prise de décision, différence dans les critères d’analyse… : le salut peut passer par Bruxelles, alors que la pression s’accroît sur Copenhague.
Une enquête de Francesca Spinelli, Mais Katt et Fernande van Tets.
Aisha (1) a toujours eu un mauvais pressentiment au sujet du Danemark. « En 2014, quand mon mari m’a appelée pour me dire qu’il y avait demandé l’asile, nous avons eu une grosse dispute, se souvient-elle. Il voulait aller en Suède, mais ça n’a pas été possible. Nous l’avons rejoint l’année suivante grâce à la procédure de regroupement familial. Je ne me suis jamais sentie « stable » là-bas. J’ai toujours eu la sensation que nous serions obligés de partir, tôt ou tard. »Assis sur un lit, son fils aîné semble absorbé par son GSM mais suit attentivement notre échange. Dans la petite pièce qui leur sert de salon, de salle à manger et de chambre à coucher, les souvenirs s’enchaînent, douloureux. Le beau profil d’Aisha est marqué par la fatigue. Depuis quelques mois, elle vit en Belgique, où elle a introduit une demande de protection internationale. Son mari est resté au Danemark avec leur fils cadet. Elle ne sait pas quand elle pourra les revoir.
Au Danemark, nous n’avons jamais reçu d’aides sociales
Les Syriens constituent le groupe le plus important de demandeurs d’asile dans l’Union européenne. Leur taux de reconnaissance élevé a garanti un avenir solide à la plupart d’entre eux, du moins jusqu’en 2019 lorsque le gouvernement danois, dirigé par la sociale-démocrate Mette Frederiksen, a annoncé qu’il réévaluerait la protection temporaire accordée à des personnes provenant de Damas et du gouvernorat de Rif Dimachq – la région de Damas -, zones désormais considérées comme sûres. Ayoub, le mari d’Aisha, était parmi les personnes visées par la mesure. En décembre 2020, les autorités danoises l’ont informé que sa protection temporaire ne serait pas renouvelée et qu’il devrait quitter le pays avec sa femme et ses fils, dont le permis de séjour dépendait de son statut. Son avocat a introduit un recours mais, entre-temps, la famille – comme de nombreuses autres – a décidé de se séparer.
Famille séparée
Aisha et ses deux fils sont partis en Belgique dans l’espoir d’y obtenir une protection. Peu après son arrivée, le fils cadet a décidé de retourner au Danemark. Il y a rapidement obtenu l’asile politique en raison de son âge : en retournant en Syrie à 18 ans, il pouvait être accusé de trahison pour avoir déserté le service militaire obligatoire. Aisha se souvient du moment où il a pris la difficile décision de retourner au Danemark : « Il pleurait et disait qu’il ne pouvait pas tout recommencer en Belgique, apprendre une nouvelle langue, alors qu’il avait terminé l’école là-bas et rêvait de s’inscrire à l’université. »
Le fils aîné, qui aurait pu obtenir le même statut que son frère au Danemark, a préféré rester avec sa mère. « Il ne se sent pas en sécurité là-bas. Il y a subi beaucoup de discriminations. Il ne fait plus confiance aux autorités, poursuit Aisha. Au Danemark, nous n’avons jamais reçu d’aides sociales. J’avais commencé une formation pratique à l’hôpital et dans des maisons de repos, mon fils aîné travaillait. Nous avons fait de notre mieux en tant que réfugiés, et la seule réponse des autorités a été de nous proposer 140 000 couronnes (NDLR : 18 000 euros) pour retourner en Syrie. Comme si nous étions venus pour l’argent… »
La mesure adoptée par le gouvernement danois, en 2019, a marqué une nouvelle étape dans une politique qui, depuis des années, poursuit le but avoué d’avoir « zéro demandeur d’asile ». En 2015, le Danemark a institué un nouveau statut de protection temporaire conçu expressément pour réduire les droits des réfugiés syriens. En 2018, des centaines de Somaliens ont été privés de permis de séjour au motif que la situation dans certaines zones de leur pays d’origine était devenue plus sûre. C’est le même argument avancé depuis 2019 pour priver de protection des personnes comme Ayoub.
Pour justifier cette décision, les autorités danoises s’appuient sur deux rapports, contestés par la plupart des experts y ayant contribué. Dans une lettre ouverte publiée en avril 2021, ils accusent le gouvernement d’avoir détourné le sens de leurs évaluations sur la situation en Syrie. « Damas ne connaît peut-être pas d’hostilités actives depuis mai 2018, mais cela ne signifie pas qu’un retour sûr est désormais possible pour les réfugiés, écrivaient-ils. Bon nombre des principales raisons qui les ont poussés à fuir le pays demeurent : les services de sécurité du régime, les arrestations et les détentions arbitraires, la torture, la conscription militaire, ainsi que le harcèlement et la discrimination. » Une situation dénoncée également, témoignages à l’appui, par deux récents rapports de Human Rights Watch et Amnesty International.
Dans sa « résolution sur le conflit syrien, dix ans après le soulèvement » adoptée en mars 2021, le Parlement européen a rappelé « à tous les Etats membres que la Syrie n’est pas un pays sûr dans lequel on peut retourner » et les a invités « à ne pas modifier leurs politiques nationales dans le but de priver certaines catégories de Syriens de leur statut protégé ». Indifférentes aux critiques, les autorités danoises ont poursuivi leur politique. Quelque 35 000 Syriens vivent dans le pays, dont au moins 4 700 ont reçu une protection temporaire. Parmi eux, environ 1 250 sont originaires de Damas et ses alentours, et sont donc concernés par le réexamen de leur statut. En décembre 2021, les autorités danoises avaient déjà révoqué 378 permis de séjour, une décision confirmée en appel dans 106 de ces cas.
Effet dissuasif recherché
Les personnes privées de permis de séjour doivent se rendre dans des centres de rapatriement afin d’y préparer leur retour « volontaire » – en l’absence de relations diplomatiques avec le régime syrien, le Danemark ne peut procéder à des retours forcés. Elles y reçoivent un repas chaud trois fois par jour et une maigre allocation. Elles ont l’autorisation de quitter le centre pour 24 heures maximum, ne peuvent pas travailler et les enfants ne sont pas scolarisés. Ayoub a refusé d’y aller. Il souffre de stress post-traumatique, diagnostiqué au Danemark, et est terrorisé à l’idée de se retrouver dans un milieu semi-carcéral, où on le presserait de retourner en Syrie. Depuis que son recours a été rejeté, en août 2021, il vit « hors du système » : « Je ne sors pas de chez moi. Si quelqu’un veut me rendre visite, on fixe un rendez-vous. J’ai toujours peur que la police vienne me chercher et me mette en prison pour avoir refusé de me rendre dans le centre de rapatriement. »
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Pour les autorités danoises, peu importe que les personnes entrent en clandestinité, languissent dans les centres de retour, acceptent de rentrer en Syrie ou s’enfuient ailleurs en Europe. Le message dissuasif est clair : les demandeurs d’asile ne sont pas les bienvenus. « Tant que la nouvelle se répand, c’est bon », analyse l’avocat d’Ayoub, Niels-Erik Hansen, qui suit plusieurs de ces cas. « De cette manière, les millions de Syriens qui se trouvent en Turquie et au Liban, et qui veulent aussi se rendre en Europe, ne viendront pas ici. Le Danemark montre un manque de solidarité envers les réfugiés, mais aussi envers ses voisins européens, sur lesquels il décharge son problème. »
Actions en justice
Comme Aisha, d’autres Syriens ont tenté leur chance ailleurs en Europe, souvent trop effrayés pour attendre la fin de la procédure de réexamen de leur dossier. Une enquête menée dans plusieurs pays et coordonnée par l’organisation de journalisme collaboratif Lighthouse Reports, réalisée par Le Vif et Knack en Belgique, l’hebdomadaire allemand Der Spiegel, les quotidiens Trouw aux Pays-Bas, Sydsvenskan en Suède et Information au Danemark, le quotidien en ligne EUobserver et le média syrien Rozana Radio, a révélé qu’au moins 420 Syriens ont quitté le Danemark depuis 2019 pour se rendre en Belgique, aux Pays-Bas, en Suède et en Allemagne. Leur démarche s’est heurtée au règlement de Dublin, qui prévoit que le Danemark reste le seul pays responsable de l’examen de leur demande de protection. En Belgique, au moins 54 personnes de nationalité syrienne sont arrivées du Danemark entre janvier 2019 et novembre 2021, selon les informations fournies par l’Office des étrangers concernant les demandes de « transfert Dublin » envoyées aux autorités danoises pendant cette période. Au moins 265 Syriens se sont rendus en Allemagne, 44 en Suède et 62 aux Pays-Bas. Il est toutefois probable que le nombre total de Syriens ayant fui le Danemark soit plus élevé car ces données ne sont pas toujours complètes. De plus, certains Syriens auraient pu choisir d’autres destinations.
Les Erythréens étaient devenus la première nationalité de demandeurs d’asile en Suisse et il y avait eu beaucoup de pressions politiques afin que cela change
Selon de nombreux experts, renvoyer ces personnes au Danemark les exposerait au risque d’un refoulement indirect vers la Syrie, et donc à des traitements inhumains et dégradants – violation de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme et de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. C’est l’argument avancé par les avocats ayant introduit des recours contre ces décisions de renvoi, avec différents résultats. Aux Pays-Bas, un juge de Den Bosch a récemment accordé à une famille un permis de séjour temporaire dans l’attente que la Cour de justice européenne se prononce sur la manière dont doit être traité le risque de refoulement indirect par un Etat membre. En Allemagne, selon le land où l’affaire a été examinée, la décision de renvoi vers le Danemark a été confirmée ou annulée et, récemment, un tribunal de Berlin a jugé que le Danemark n’est plus un pays sûr pour les Syriens.
« Renvoi Dublin » rare
La Belgique est un cas à part. Ici, les recours contre les décisions de « renvoi Dublin », introduits auprès du Conseil du contentieux des étrangers (CCE), ne sont généralement pas examinés, car le délai de six mois au bout duquel la Belgique devient automatiquement responsable de l’examen de la demande de protection expire souvent avant. Au 16 décembre 2021, date du plus récent arrêt publié sur le site du CCE, aucun ne concernait un renvoi vers le Danemark d’une personne de nationalité syrienne. Gaëlle Jordens, l’avocate d’Aisha et de son fils aîné, ne s’attend donc pas à devoir plaider le recours introduit contre la décision de renvoi. Dans son recours, elle a toutefois avancé qu’il existe actuellement de sérieuses défaillances dans le système d’asile danois rendant un retour de ses clients vers le Danemark impossible, les probabilités qu’ils soient renvoyés vers la Syrie, et dès lors exposés à un risque de traitements inhumains et dégradants, étant manifestes.
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Ainsi que le souligne l’avocat Tristan Wibault, l’affaire en rappelle de près une autre, celle des Erythréens qui ont fui la Suisse à la suite du revirement, en 2018, de la politique de protection envers les ressortissants d’Erythrée. « Les Erythréens étaient devenus la première nationalité de demandeurs d’asile en Suisse et il y avait eu beaucoup de pressions politiques afin que cela change », expliquet-il. Beaucoup ont quitté la Suisse après le rejet de leur demande de protection et se sont rendus notamment en Belgique, où ils ont introduit une nouvelle demande. Responsable de plusieurs de ces dossiers, Tristan Wibault a systématiquement contesté les décisions de renvoi vers la Suisse. « Dans certains cas, la décision a été confirmée en appel mais, pour la plupart, le délai de six mois a expiré et la demande de protection a alors été examinée par la Belgique qui a généralement accordé la reconnaissance dustatut de réfugié. Les standards de protection n’étaient clairement pas les mêmes. »
Pressions sur le Danemark
Ce « dysfonctionnement » belge concernant les recours contre les « décisions Dublin » explique pourquoi seulement deux personnes de nationalité syrienne sur les 54 ayant fait l’objet d’une demande de renvoi vers le Danemark entre janvier 2019 et novembre 2021 ont été transférées. Un « dysfonctionnement » qui pourrait sauver Aisha et son fils. Interrogée sur la raison pour laquelle ils ont choisi de tenter leur chance ici, Aisha répond : « Quand notre situation a empiré au Danemark, nous connaissions déjà plusieurs familles parties en Belgique pour y demander l’asile. Elles nous ont encouragés à faire de même. On avait aussi entendu dire que la Belgique était plus ouverte aux réfugiés. »
Une fois leur demande de protection introduite, Aisha et son fils ont vécu dans un centre pour demandeurs d’asile. « Tout allait assez bien, on travaillait un peu, moi dans le nettoyage, mon fils dans une fabrique de cartons. Quand la « décision Dublin » est tombée, nous avons pu rester encore trois mois, puis nous avons dû quitter le centre. » Comme tous les demandeurs d’asile ayant reçu une décision de renvoi du même type, Aisha et son fils auraient dû se rendre dans un centre de retour afin d’y préparer leur transfert au Danemark. Pour éviter de retourner dans un pays qu’ils ont choisi de quitter, la grande majorité des demandeurs d’asile font appel à l’aide citoyenne pour trouver un hébergement le temps de l’expiration du délai de transfert de six mois. « Maintenant, on survit, soupire Aisha. On attend de pouvoir présenter de nouveau notre demande d’asile. » Avec son fils, ils pourront alors réintégrer le réseau d’accueil classique.
Pendant ce temps, la pression sur le gouvernement danois s’intensifie. Le 10 décembre, la section locale d’Amnesty International a remis au ministre de l’Immigration et l’Intégration, Mattias Tesfaye, une pétition signée par près de cent mille personnes demandant la fin du retrait des permis de séjour des Syriens. Dans un nombre croissant de dossiers, la décision de retrait de la protection a été annulée en appel, et pour la centaine de cas où il a été confirmé en dernière instance par la Commission des recours des réfugiés, une enquête du quotidien danois Information a révélé en novembre que les motivations de ces décisions étaient inadéquates et que les dossiers devraient être réexaminés. D’après le quotidien en ligne EUobserver, la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures (Libe) du Parlement européen devrait auditionner le 13 janvier des hauts fonctionnaires danois.
Ayoub et Aisha ne peuvent qu’attendre et espérer. Le 9 septembre, l’avocat d’Ayoub, NielsErik Hansen, a demandé à la Commission des recours des réfugiés de rouvrir son dossier, notamment parce que le statut accordé à son fils cadet « déserteur » exposerait le père à des représailles en cas de retour en Syrie. « Mais on devra attendre plusieurs mois pour savoir si la commission accepte de réexaminer l’affaire », reconnaît-il. Ayoub espère aussi que son état de santé fragile et son engagement politique contre le régime de Bachar al-Assad seront finalement pris en compte par les autorités danoises.
Une inflexion
Aisha, elle, sait exactement combien de jours manquent à l’expiration du délai des six mois, et donc au moment où elle pourra se représenter à l’Office des étrangers pour poursuivre sa procédure d’asile en Belgique. Depuis juin 2021, le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides (CGRA) a légèrement changé sa politique envers les demandeurs d’asile syriens. Se basant sur les récentes évaluations du Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés et du Bureau européen d’appui en matière d’asile, le CGRA explique qu’il n’accorde plus systématiquement la protection subsidiaire aux demandeurs « récemment venus d’une zone contrôlée par le régime (par exemple, la région de Damas ou de Tartous) et pour lesquels il n’y a pas d’indication qu’ils doivent être considérés comme des opposants ». Si les zones de Damas et Tartous ne sont pas déclarées « sûres », elles « ne sont pas considérées comme des endroits où les civils courent un risque réel d’être victimes d’une violence aveugle« .
En juin, lors de sa réunion mensuelle avec les ONG actives dans le domaine de la protection des réfugiés, le CGRA avait précisé : « Ce changement ne donnera pas lieu à de nombreuses décisions de refus. La plupart des demandeurs [syriens] pourront prétendre au statut de réfugié (en raison de leur situation personnelle ou de leur profil) ou à celui de protection subsidiaire (en raison de la provenance d’une région qui n’est pas entre les mains du régime). » On est donc loin de l’approche danoise : « Le changement de situation en Syrie, détaillait le Commissariat général aux réfugiés et aux apatrides, n’est toutefois pas de nature à ouvrir la voie à l’abrogation pour un grand nombre de personnes auxquelles un statut de protection a été octroyé par le passé. »
« Tant que Bachar el-Assad restera au pouvoir, je ne peux pas retourner en Syrie »
Le CGRA n’a pas souhaité indiquer combien de décisions de refus de protection ont été prises depuis juin sur la base de cette nouvelle politique – au moins une, d’après les informations que nous avons recueillies auprès des ONG du secteur. Le taux de reconnaissance pour les demandeurs d’asile syriens reste élevé (96,3 % entre janvier et octobre 2021) et, dans la plupart des cas, ils obtiennent une protection « forte » : entre juin et novembre 2021, la Belgique a accordé le statut de réfugié à 1 216 Syriens contre 41 protections subsidiaires.
« Tant que Bachar al-Assad restera au pouvoir, je ne peux pas retourner en Syrie, dit Aisha. J’ai des neveux qui ont été tués pendant la guerre ; des membres de ma famille ont été arrêtés… Si nous obtenons l’asile en Belgique, nous recommencerons de zéro, nous chercherons un travail, une maison. Si notre demande est rejetée… » Elle fait une pause, son regard semble presque incrédule. « Je ne sais pas, je suis si fatiguée, je ne peux pas imaginer bouger dans un autre pays et tout recommencer. » Un nouveau silence, pour reprendre des forces. « Mon seul souhait, c’est que les autorités belges prennent une décision rapide. Cela fait dix ans que je vis dans l’instabilité. J’ai plus de 50 ans et mon corps ne peut plus supporter d’aller d’un camp à l’autre, d’un pays à l’autre. Je ne demande qu’une chose : pouvoir rester dans un seul endroit, un endroit sûr. »
(1) Les noms et autres détails ont été modifiés pour préserver l’anonymat des personnes concernées.
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