Immigration: la rugueuse méthode danoise
Au Danemark, l’influence grandissante des populistes a rebattu les cartes de la vie politique et pèse sur l’accueil des migrants. L’intégration, pourtant, semble fonctionner.
La citoyenneté, c’est simple comme une poignée de main ! Du moins, au Danemark. Au pays de la Petite Sirène, depuis le 1er janvier, les candidats à la naturalisation sont en effet soumis à une » épreuve de convivialité « . Outre les habituelles démarches administratives, les tests de langue et de culture générale, ils doivent serrer la main à un officier d’état civil. C’est l’ultime condition requise pour devenir le compatriote du top-modèle Helena Christensen, du cinéaste Lars von Trier ou de l’acteur Mads Mikkelsen. Et obtenir ainsi le passeport de ce royaume aux 5,7 millions d’habitants, lesquels seraient, selon l’enquête planétaire du World Happiness Report 2019, » les plus heureux du monde « , juste après les Finlandais.
On l’aura compris : cette nouvelle loi cible avec une précision chirurgicale les musulmans ultraconservateurs qui refusent le contact physique avec les personnes du sexe opposé. Le texte précise d’ailleurs que les gants, parfois utilisés par certaines musulmanes, sont proscrits lors des cérémonies de naturalisation. Pour le député du Parti populaire danois ( Dansk Folkeparti, DF, droite nationaliste) Martin Henriksen, dont la formation est à l’origine de la loi dite » de la poignée de main « , les choses sont simples : » Si vous arrivez au Danemark, où la coutume locale consiste à dire bonjour en serrant la main et que vous ne le faites pas, c’est un manque de respect. Si vous êtes incapable d’accomplir un geste si élémentaire, il n’y a pas de raison que vous deveniez danois. »
La façon dont le pays parle de l’immigration va beaucoup trop loin.
Ce point de vue est largement partagé. A la gauche de la gauche, cependant, beaucoup jugent la loi xénophobe, islamophobe et raciste. Et certains des maires chargés de l’appliquer, y compris des élus de droite, l’estiment inutile et refusent de la mettre en oeuvre. Attablé à une terrasse de Nyhavn, le pittoresque vieux port de Copenhague, le député Venstre (parti de centre-droit, libéral et gouvernemental) Jan E. Jørgensen n’est pas de ceux-là. » La législation s’appuie sur une jurisprudence danoise qui a permis de condamner un enseignant pour discrimination, explique-t-il. Le professeur avait refusé de serrer la main à une étudiante lors d’un examen. Renvoyé du ministère de l’Education nationale, il a ensuite porté l’affaire devant la Cour de justice de l’Union européenne, qui lui a donné tort. »
Au Danemark, on ne badine pas avec l’égalité homme-femme… » Au début, j’ai cru que la proposition de loi du Parti populaire danois était une plaisanterie, reprend Jan E. Jørgensen, avec un large sourire. Nous autres, les libéraux, nous n’avons pas l’habitude de légiférer sur tout et n’importe quoi, encore moins sur la façon de se saluer. Mais j’ai fini par voter en faveur du texte car, après tout, les deux sexes doivent être sur un pied d’égalité. »
Symbolique et controversée, la loi » de la poignée de main » illustre l’obsession danoise pour la question de l’islam et, accessoirement, le glissement vers la droite, voire l’extrême droite, de tout l’échiquier politique. Depuis vingt ans, les gouvernements successifs, de droite comme de gauche, ont fait du Danemark le pays européen le plus restrictif en matière d’immigration. Et cela alors même que la population étrangère ou d’origine étrangère n’est pas particulièrement nombreuse. Estimée à un demi-million de personnes, elle représente environ 8,5 % des habitants.
Sans remonter jusqu’aux racines du » poujadisme danois « , né dans les années 1970 sur la base d’un programme antifiscalité, retenons simplement que, depuis 2001, son avatar, le Parti populaire danois, arbitre la vie politique du royaume avec son discours hostile à l’immigration et favorable à l’Etat providence. Cette année-là, deux mois après le 11-Septembre, la droite populiste réalise une percée au Folketing (le Parlement) avec un score de 12 % aux législatives. Par effet miroir, la social-démocratie, elle, obtient alors son plus mauvais résultat depuis trente ans.
Sans jamais avoir participé au gouvernement, les populistes, ainsi que la presse tabloïd et les réseaux sociaux, exercent depuis une influence considérable sur les débats. Car le Parti populaire danois occupe une position charnière au Parlement : depuis près de deux décennies, aucune formation ne peut gouverner sans l’appoint de ses députés. En 2015, le mouvement est devenu le deuxième du pays, avec 21 % des voix.
Dans l’intervalle, la droite a surfé sur l’actualité. A la » crise des caricatures de Mahomet « , publiées en 2005 par un journal danois, puis par Charlie Hebdo en France, se sont ajoutées les fusillades de Copenhague, en février 2015, qui ont causé la mort de deux personnes, lors d’une cérémonie d’hommage à la liberté d’expression et aux victimes de l’attaque de Charlie Hebdo, un mois auparavant. Plus récemment, en 2019, une touriste danoise a été égorgée au Maroc et les trois filles d’un célèbre milliardaire ont été tuées lors du carnage islamiste au Sri Lanka, qui a fait 290 morts.
A ce contexte il faut ajouter des données historiques. Comme la Hongrie, nostalgique de son empire disparu, le Danemark reste marqué par la perte de la Norvège, en 1814 (au profit de la Suède), et du Schleswig-Holstein, en 1864 (au profit de l’Allemagne). Or, à la différence de la Suède, dont l’identité repose sur son espace et ses richesses naturelles (minerais, bois), celle du Danemark est faite d’un sentiment de fragilité et de l’idée qu’il lui faut préserver ses deux principaux atouts : la cohésion nationale et le modèle social, garant de sa prospérité.
Des indésirables envoyés sur un îlot
Autant de facteurs qui expliquent pourquoi, en moins de vingt ans, le Parti populaire danois a dicté son agenda et transformé la vie politique. » Année après année, on a assisté à un durcissement de la politique migratoire sans aucun retour en arrière, même sous le gouvernement social-démocrate (2011-2015), observe Pierre Collignon, éditorialiste danois d’origine française et responsable des pages « Opinions » au quotidien conservateur Berlingske. Désormais, au Parlement, un consensus règne : 80 % des élus estiment qu’il est essentiel de maîtriser les flux migratoires afin de préserver le modèle social. »
L’arsenal législatif mis en place pour décourager les migrants est considérable : réduction des allocations familiales, allongement du temps de traitement des dossiers de demande d’asile, limitation du regroupement familial, durcissement des conditions d’emprisonnement dans les centres de rétention pour les déboutés, renforcement du contrôle des frontières, adoption d’une loi antiburqa, sans oublier la fameuse poignée de main obligatoire.
Dernière initiative en date : un programme de lutte contre les ghettos afin d’attaquer le problème de l’intégration à la racine. Avec l’appui des députés populistes, le gouvernement de la droite libérale a identifié 25 » quartiers ghettos » selon cinq critères : part de la population d’ascendance non occidentale, revenu par habitant, taux de chômage, chiffres de la criminalité et niveau d’éducation. D’ici à 2030, plus aucun quartier ne devra correspondre à la catégorie » ghetto « . Au besoin, des immeubles seront détruits et les habitants relogés ailleurs.
Au très pragmatique Danemark, où l’on ne s’embarrasse guère du » politiquement correct « , cela relève du bon sens. Ainsi la présence des enfants de migrants dans des crèches danoises est obligatoire, vingt-cinq heures par semaine. » C’est certes une mesure illibérale, décrypte sans ambages Pierre Collignon. Mais c’est sans doute le seul moyen de combler les lacunes linguistiques des enfants immigrés, quasiment impossibles à rattraper par la suite si on se contente de les laisser grandir en vase clos dans un environnement non danois. » L’objectif final est en effet louable : c’est l’intégration.
D’autres mesures, plus spectaculaires, défraient la chronique. Ainsi du projet de relégation des déboutés du droit d’asile coupables de délits sur l’îlot de Lindholm. A deux kilomètres des côtes danoises, ce bout de terre inhospitalier, surnommé parfois » Virus « , a longtemps abrité un centre de recherche sur les maladies animales contagieuses. Après la décontamination des sols, c’est là qu’on enverra une centaine d' » indésirables « , sous un régime de semi-liberté. » Ces gens-là ne sont pas les bienvenus au Danemark et nous voulons qu’ils le sentent « , a fait déjà savoir la ministre de l’Immigration et de l’Intégration, Inger Støjberg.
L’ouverture de la » colonie » est prévue en 2021. En attendant, d’autres déboutés du droit d’asile, non délinquants mais qui refusent de retourner dans leur pays, sont parqués dans une caserne militaire transformée en centre de rétention. En janvier dernier, un scandale a éclaté avec la diffusion d’une vidéo sur les réseaux sociaux apportant la preuve de maltraitances contre des enfants. On y voyait une cantinière refuser de servir une portion de brocolis et de pommes de terre à un enfant de 5 ans sous prétexte que les légumes sont exclusivement réservés aux enfants de moins de 3 ans ! Une attitude en flagrante contradiction avec les principes de protection de l’enfance prônés partout en Scandinavie.
Sur le terrain, le « rêve danois » est une réalité
Ces dérapages ont peut-être juste le mérite de refléter la tournure prise par le débat sur les migrants. A force de surenchérir sur le discours du Parti populaire danois, le débat part en vrille. Les populistes sont désormais débordés sur leur gauche et sur leur droite. A gauche, les sociaux-démocrates ont adopté l’essentiel de leur programme anti-immigration et apparaissent comme les mieux à même de défendre le modèle social danois. A droite, deux autres partis, encore plus radicaux et xénophobes, sont apparus il y a peu. L’un d’eux, Stram Kurs ( » Ligne dure « ) est dirigé par un avocat illuminé et ouvertement raciste, Rasmus Paludan, connu pour avoir organisé des autodafés du Coran. Il propose aussi d’interdire l’islam au Danemark, d’expulser tous les musulmans ou d’ouvrir des camps au Groenland, territoire d’outre-mer danois.
Résultat : à la veille des législatives du 5 juin, les sociaux-démocrates se trouvaient en tête des intentions de vote ; les populistes du Parti populaire danois avaient perdu la moitié de leurs électeurs potentiels. Quant à Rasmus Paludan, il séduisait jusqu’à 3 % des sondés. » La façon dont le Danemark parle de l’immigration va maintenant beaucoup trop loin, constate, dépité, le député libéral Jan E. Jørgensen, pour qui son pays joue à l’apprenti sorcier depuis trop longtemps. Imaginez un instant que, dans ses discours, le leader du parti Ligne dure remplace le vocable « musulman » par le mot « juif » et vous obtenez la rhétorique des années 1930. Il faut dire stop. »
Dans ce maelström politique, il y a, malgré les apparences, des raisons d’être optimistes. » Au Danemark cohabitent deux réalités, estime Özlem Cekic, une ex-députée du Parti populaire socialiste, d’origine kurde. Si vous suivez la vie du Parlement, l’impression dominante est celle d’un pays en guerre. Mais si vous vous intéressez à la réalité du terrain, vous découvrirez que l’intégration des étrangers fonctionne de mieux en mieux. On parle souvent du « rêve américain », mais, le vrai rêve, selon moi, il est danois ! Ici, les écarts de revenus sont raisonnables, le système social fonctionne et il est généreux. Il existe donc beaucoup d’opportunités pour tout le monde. » Y compris pour les étrangers.
Par Axel Gyldén.
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