Addiction : « Boire régulièrement un peu moins d’alcool ne fonctionne pas »
L’alcool est un poison, mais aussi un élément de notre culture. Comment y faire face ? La médecin néerlandaise Sigrid Sijthoff explique comment trouver l’équilibre dans un monde où l’alcool est omniprésent. » L’humain est capricieux et ne veut pas seulement vivre une vie saine et pure « .
Chaque jour, l’UZ et l’hôpital Heilig Hart à Louvain accueillent plus de cinq personnes victimes d’une intoxication d’alcool. En douze ans, le nombre de patients a augmenté de plus de la moitié. Il s’agit de jeunes et d’étudiants, mais aussi, souvent, de quadragénaires et de quinquagénaires. Souvent, ce sont des buveurs chroniques qui doivent être hospitalisés à plusieurs reprises. Parfois, cela se termine encore plus mal, comme c’était le cas récemment pour un étudiant de 19 ans décédé après un baptême étudiant à Gedinne, probablement suite aux effets de l’abus d’alcool.
La médecin néerlandaise Sigrid Sijthoff, fondatrice et praticienne de l’organisation de lutte contre les dépendances Kick your Habits, est elle aussi confrontée presque quotidiennement au pouvoir de l’alcool. La consommation excessive d’alcool joue non seulement un rôle majeur dans divers types de cancer et de maladies sociales, mais aussi dans la morosité, la mauvaise image de soi, les problèmes relationnels, l’agressivité et la violence domestique et non domestique.
Cependant, l’impact négatif de l’alcool ne s’arrête pas là. Selon Sijthoff, la consommation d’alcool est même à l’origine de l’affolement de notre société de consommation. « Nous devenons de plus en plus impulsifs, nous passons beaucoup de temps sur les réseaux sociaux et nous multiplions les achats. D’une certaine manière, l’alcool nous fait perdre la tête ; nous ne sommes plus capables de penser correctement et nous devenons des proies faciles pour toutes sortes de tentations induites par notre société. »
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Un cheval emballé
Pour illustrer cela, Sijthoff utilise l’image du cavalier et du cheval. La partie impulsive, émotionnelle et inconsciente de notre cerveau, le système limbique, est notre « cheval« . Lorsque nous avons faim, nous nous dirigeons vers l’auge de foin, nous galopons sous l’effet de l’adrénaline lorsque le danger menace, et sous l’effet de la dopamine, nous trottons vers cette belle jument ou cet étalon robuste pour procréer. Mais heureusement, il y a aussi la partie de notre cerveau qui contrôle, appelée « cavalier » : notre conscience est située dans notre cortex cérébral, qui nous permet de choisir, de décider et de garder le contrôle afin de ne pas traverser la vie comme un cheval emballé.
Dans un monde idéal, l’alcool serait interdit et notre cheval ne serait même pas tenté. Mais la réalité est différente. Depuis des siècles, il existe une relation étroite entre l’homme et l’alcool. Il est partout. Mais ce n’est pas un désastre, estime Sijthoff, tant que vous « buvez avec modération ».
La santé au service de la vie
« L’humain est capricieux et ne veut pas seulement vivre de manière saine et pure. Une gorgée occasionnelle est un plaisir dont il serait dommage de se priver. Il ne fait aucun doute que l’alcool est mauvais pour la santé. Mais devons-nous sacrifier notre vie entière sur l’autel de la santé ? Si la santé est notre objectif et que la vie est le moyen de l’atteindre, quelque chose ne va pas, vous confondez objectif et moyen. La santé doit être au service de la vie et non l’inverse. La santé est importante, mais elle est aussi une condition préalable à une bonne vie. Pour cette bonne vie, il faut aussi parfois prendre des risques, sortir des sentiers battus. »
Le mot clé, c’est « modération« . Il n’est pas nécessaire de devenir abstinent d’emblée, mais les personnes qui entendent régulièrement une voix au fond d’eux leur dire que l’alcool a pris trop de place dans leur vie ont tout intérêt à boire beaucoup moins. « Je pense qu’en soins de santé, nous devrions accorder plus d’attention aux habitudes incontrôlées. Dans ma pratique actuelle et dans mon environnement, j’ai pu constater les avantages de boire moins ; les différences pour votre vie entre une consommation excessive et une consommation modérée sont tellement plus importantes que ce que l’on imagine. J’ai constaté, tant sur le plan professionnel que personnel, que peu d’interventions dans notre vie quotidienne sont aussi bénéfiques que la modification de nos habitudes en matière d’alcool. »
Quand est-ce qu’on boit trop ?
Le DSM 5 (NDLR : la dernière édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, et des troubles psychiatriques) utilise un certain nombre de critères généraux pour les troubles de la consommation d’alcool, mais Sijthoff le formule en termes un peu plus concrets : « Un critère important pour savoir si vous avez un problème d’alcool – ce qui ne signifie pas que vous êtes vraiment dépendant – est de savoir si vous pensez souvent le matin : ‘Je ne vais pas boire aujourd’hui’, et qu’à la fin de la journée, il y a une bouteille de vin dans votre panier au supermarché. Ou que vous rentrez régulièrement du travail fatigué et affamé, que vous vous blottissez dans le canapé avec un verre de vin, alors que vous aviez décidé de ne pas boire ce jour-là: ‘bon sang, je l’ai bien mérité, j’ai fait de mon mieux, j’ai droit à une petite récompense’. Un autre schéma possible est de ne pas être capable de se contrôler, surtout pendant le week-end. Vous êtes peut-être capable de vous passer de boire pendant la semaine, mais vous êtes incapable de passer un week-end sans consommation excessive. »
Le secret du buveur joyeux et modéré
Mais que signifie modération? Le slogan « buvez avec modération » est devenu un tel lieu commun qu’il a une signification différente pour chacun. Peut-être souhaitez-vous limiter votre consommation d’alcool à, disons, un verre par jour ? Ou tous les deux jours ? Sijthoff a une mauvaise nouvelle : cela ne fonctionnera pas.
« Boire régulièrement, c’est-à-dire aussi souvent qu’aujourd’hui, mais moins, est une tâche trop lourde pour notre cerveau. Que se passe-t-il lorsque nous avons bu un verre d’alcool ? Notre cheval, le système limbique, sent l’alcool, se réveille, produit une dose de dopamine et en redemande. Le cavalier, le cortex cérébral, peut penser rationnellement qu’il devrait s’arrêter à un seul verre, mais le cavalier est lent et le cheval est rapide comme l’éclair. Le cavalier est donc perdant et n’a aucune chance. Une personne qui a de mauvaises habitudes en matière d’alcool ne pourra généralement pas s’arrêter après un seul verre. »
Le secret d’une personne qui maîtrise bien sa consommation d’alcool est de ne pas boire un grand nombre de jours par semaine. Une fois que vous aurez appris à contrôler votre consommation d’alcool et que vous l’aurez pratiqué pendant un certain temps, un nouvel équilibre subtil se développera : l’absence d’alcool et la consommation occasionnelle alterneront naturellement. Vous n’avez pas besoin de déployer plus d’énergie ; ce sera devenu une bonne habitude de ne pas boire habituellement et de le faire occasionnellement.
Nouvelles habitudes après 66 jours
Pour réussir à maîtriser sa consommation d’alcool, Sijthoff recommande une période d’au moins 66 jours sans boire. C’est le temps qu’il faut pour automatiser un nouveau comportement, c’est-à-dire pour en faire une habitude. En termes de cavalier-cheval : il faut 66 jours pour que quelque chose que vous avez commencé à faire exprès sur l’ordre de votre cavalier se transmette à votre cheval et devienne ainsi une nouvelle habitude.
Afin de traverser cette période sans alcool, Sijthoff a élaboré un plan concret, étape par étape, avec des astuces, des conseils et des idées pour développer différentes habitudes de consommation. Mettez la bouteille de vin hors de vue pendant un certain temps, dites « non » aux sorties avec des amis qui aiment boire et mangez un en-cas à 17 heures au lieu de prendre un verre, car notre cerveau ne fait aucune distinction entre la faim de boire et la faim de manger.
« Vous n’avez peut-être pas besoin de la période de non-consommation que je vous ai suggérée, et vous pouvez directement arrêter de boire la plupart des jours de la semaine et limiter votre consommation au week-end, par exemple. Tant mieux pour vous. Une règle paradoxale que j’applique est la suivante : on est prêt à boire occasionnellement quand on n’en a plus vraiment besoin. »
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Autres tentations de la vie
L’effet secondaire agréable de la pratique de la réduction de la consommation d’alcool est qu’automatiquement, vous vous limiterez dans d’autres domaines de la vie, dit Sijthoff. « Une fois que vous vous serez exercé à ne pas boire, il n’est pas improbable que vous soyez également plus à même de résister aux tentations des achats en ligne, aux bips de votre smartphone ou aux sucreries de votre réfrigérateur. En substance, pour nos cerveaux, il n’y a pas beaucoup de différence entre les différentes dépendances. »
« En travaillant sur votre consommation d’alcool, vous vous entraînez, pour ainsi dire, à résister aux déclencheurs en général« , explique Sijthoff. Vous devenez quelqu’un qui est mieux à même de garder le cap dans la vie. Vous évitez plus facilement les tentations indésirables, mais vous vous laissez aussi moins déstabiliser par des impulsions négatives. »
Mais tout changement doit-il venir de l’intérieur ? Devrions-nous continuer à accepter que l’alcool fasse partie intégrante de notre société ? Sijthoff ne le pense pas. « Parfois, nous avons aussi besoin d’un père et d’une mère, comme le gouvernement, qui a un rôle important à jouer et peut restreindre la vente d’alcool dans certains endroits, introduire une taxe sur le sucre pour nous aider à manger moins de sucreries et interdire l’e-cigarette. »
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« Ma vie est si ennuyeuse »
Enfin, il est possible que le buveur contrôlé éprouve un peu plus de « grisaille » dans sa vie en buvant moins. « D’un point de vue neurologique, il n’est pas surprenant que la vie sans alcool soit ennuyeuse. Vous avez programmé votre cerveau de telle sorte que les dopamines ne se libèrent que lorsque vous consommez de l’alcool. Vous vous êtes désensibilisé à la production de dopamine lors de la réalisation d’activités ‘normales’ et agréables, de sorte que celles-ci vous paraissent rapidement ennuyeuses. Vous devez réapprendre à votre cerveau à produire de la dopamine lorsque vous faites des choses qui n’impliquent pas d’alcool. »
Là encore, Sijthoff a un conseil à donner : « Il est important de s’attarder à cet ennui. Que faites-vous de votre vie? Passer une soirée à boire est-elle l’unique activité qui vous procure un sentiment de plaisir et le sentiment de bien-être? Trouvez des choses qui rendent votre vie moins ennuyeuse. »
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