Pourquoi on ne peut pas s’empêcher de boire : « L’alcool est un lubrifiant social » (enquête)
Qui n’a pas trinqué lors du réveillon ? Qui ne le fera pas lors du prochain anniversaire ? Lors de la prochaine fête ? Lors du prochain week-end ? L’alcool coule dans nos vies. Pourtant, il s’agit d’une drogue. Pourtant, il peut causer de nombreux dégâts. Pourtant, (quasi) personne ne peut s’en passer. Pourquoi ? Notre enquête.
C’est fou, à quel point l’éthanol (sous toutes ses formes) rythme nos vies. Surtout chez nous. La Belgique n’est pas la dernière à trinquer. Onze litres d’alcool (pur) en moyenne par habitant et par an, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Juste pour mieux imaginer : l’équivalent de 15 bouteilles de whisky, tout de même. Plus encore pour les hommes, qui ingurgitent 15 litres annuellement, contre 6,3 pour les femmes. Des statistiques toutefois incomplètes : calculées à partir de sources officielles (taxes, production, import-export…), elles n’englobent pas la « consommation non-enregistrée ». Comme la bibine maison ou les achats au Luxembourg…
OK, le Belge n’est pas non plus le Biélorusse et ses 17,5 litres par an (record absolu). Reste qu’il dépasse allègrement la moyenne mondiale (6,2). Cela ne s’arrange pas vraiment avec le temps. Il y a cinquante ans, il picolait déjà autant (10,75). Surprenant, non, finalement ? Aujourd’hui plus qu’hier, rien n’est trop beau pour préserver sa santé. On mange de plus en plus bio, de moins en moins de viande, cinq fruits et légumes par jour. On se met au régime, au jogging, au personnal coaching. On fait une croix sur le tabac (du moins, on essaie), les UV, le glyphosate et tous ces foutus cancérigènes. Mais on boit. Ah ! qu’est-ce qu’on aime ça !
On le sait, pourtant. Que l’alcoolisme touche une personne sur dix. Que l’alcool provoque des accidents. Des cancers. Des morts. Des tas de moments embarrassants. Des gueules de bois carabinées. Rien à faire, on boit. Pourquoi aime-t-on tant ça ?
Parce que c’est neurochimique
Pas la peine de s’autoflageller. C’est notre cerveau qu’il faut blâmer. Ou, plutôt, son circuit neuronal « de la récompense ». « Lorsque ce circuit est activé par un comportement gratifiant, de la dopamine est libérée, détaille Catherine Hanak, psychiatre au CHU Brugmann, à Bruxelles. On ressent alors du plaisir, la sensation qu’il s’agit de quelque chose d’important. Cela provoque l’envie de recommencer après une certaine échéance. »
La « boisson » influence notre GABA, le principal neurotransmetteur inhibiteur du cerveau. En plusieurs étapes. « Une petite dose agit sur les freins cérébraux, ceux qui inhibent, en enlevant justement l’effet « frein » », expose Etienne Quertemont, docteur en psychologie et chargé de cours à l’ULiège. Soit ce premier verre, celui qui va réchauffer les conversations et faire s’envoler la timidité. Mais qui, suivi d’autres, peut favoriser l’agressivité, la tristesse, les prises de risque… Sans doute ce mécanisme nous incite-t-il à continuer à boire sur le moment, nous faisant oublier nos bonnes résolutions et notre maîtrise de nous-mêmes.
Parce que c’est une drogue (culturelle)
L’héroïne ou la cocaïne n’agissent pas autrement. Eh oui : pour les scientifiques, cela ne fait pas l’ombre d’un doute. L’alcool est une drogue. « On est tellement habitué à vivre avec, et depuis toujours, qu’on a du mal à le considérer comme telle, parce qu’on n’y associe pas de dimension illicite, considère Etienne Quertemont. Pourtant, dans les faits, lorsqu’on l’analyse objectivement, il s’agit bel et bien d’une drogue. »
Et même d’une « drogue culturelle », dixit l’alcoologue Raymond Gueibe, qui souligne que toutes les sociétés ont (eu) la leur : l’opium en Chine, les champignons hallucinogènes chez les Inuits, les feuilles de coca en Bolivie et au Pérou… « Un jour, j’ai fait visiter la Grand-Place de Bruxelles à un collègue pakistanais, qui m’a demandé : « ça ne vous dérange pas de voir tous ces drogués, aux terrasses ? » Musulman, il ne buvait pas. Par contre, jeune, pour se détendre avec ses copains, il fumait un joint. »
Chacun sa came. La boisson, en plus d’être licite, est la seule à favoriser le lien social. Voilà pourquoi notre société ne peut pas s’en passer. Lever le coude permet de s’amuser, de draguer, de communier, de déstresser, de délier les langues pour mieux communiquer, voire se disputer… « L’alcool joue un rôle très important de lubrifiant social », résume Vincent Lorant, sociologue de la santé à l’UCL. « Cela sert à se distraire, à s’évanouir, à faire une parenthèse », constate Raymond Gueibe, qui ajoute une goutte de psychanalyse : « L’être humain perçoit très vite qu’il est destiné à mourir, boire lui permet de sortir de sa condition misérable. »
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Parce qu’on baigne dedans
Familialement d’abord : les habitudes de consommation se transmettent de génération en génération. Le premier verre d’un adolescent est d’ailleurs souvent offert par les parents… Comme le marqueur d’une transition vers l’âge adulte. « Dès 3, 4 ans, l’enfant fait déjà le lien entre l’alcool et la fête, via la famille », note Pierre Maurage, psychologue et professeur à l’UCLouvain.
Historiquement, aussi : les premières traces remontent à 7 000 ans avant Jésus-Christ. Les usages changent, la boisson reste. Les modes de consommation disent beaucoup des consommateurs. Aujourd’hui, vin, bière et spiritueux sont moins absorbés quotidiennement, mais davantage associés à des moments de célébration. Une fête à l’eau ? Inimaginable ! Celui qui a décidé de rester sobre devra souvent se justifier et, parfois, paraîtra même un peu suspect. « La norme sociale, c’est de boire, remarque Pierre Maurage. Pour beaucoup, l’acte est évalué positivement, associé à de bons moments. Etre saoul peut même apporter de la fierté. »
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S’enivrer a longtemps été perçu comme un signe de virilité, observe l’anthropologue française Véronique Nahoum-Grappe, auteure du livre Vertige de l’ivresse, alcool et lien social (éd. Descartes & Cie, 2010). « Un homme, un vrai, devait savoir boire. Peut-être beaucoup, mais sans être saoul. Avec le féminisme, les femmes s’y sont mises, comme elles se sont approprié d’autres signes de la masculinité. Désormais, les filles aussi prennent des cuites, même si cela est perçu comme plus grave pour elles. »
Parce que les lobbys sont puissants
Les fabricants leur ont aussi facilité la tâche, n’ayant de cesse de concocter des mixtures convenant à leurs palais. Des breuvages plus fruités, plus sucrés, plus légers… Les alcooliers ont besoin des femmes, comme des jeunes, pour booster un marché qui, sinon, stagnerait. C’est aussi pour cela qu’on boit : parce que l’industrie et les lobbys sont puissants. Surtout dans nos pays producteurs.
Même si le secteur brassicole souvent rouspète, il reste privilégié. Il suffit d’observer les accises : elles ont certes augmenté, ces dernières années. « On ne peut reprocher aux alcooliers de vendre leurs produits, estime Pierre Maurage. En revanche, on peut s’étonner par exemple que la publicité ne soit pas régulée. Quand j’explique à des confrères étrangers que Jupiler sponsorise les Diables Rouges, ils n’en reviennent pas ! »
Pour Raymond Gueibe, que bières et spiritueux soient si fréquemment associés au sport et à ses valeurs positives est choquant. « Il faudrait aussi que les marques arrêtent de sponsoriser des cercles et événements étudiants ! On vit dans un pays surréaliste. » Et de citer la campagne Bob, cofondée et financée par… la Fédération des brasseurs belges. « Le message est tout de même ambivalent : comme quelqu’un reste sobre, les autres peuvent encore plus se défoncer. »
Parce que les autorités ne veulent pas s’en mêler
Le gouvernement qui osera véritablement se mettre le secteur à dos n’est pas encore formé. Trop d’enjeux financiers, de rentrées fiscales, d’emplois concernés. Tout comme le ministre de la Santé qui tentera de faire diminuer la consommation n’est pas encore né. Trop d’impopularité à la clé. Alors que les autorités multiplient les plans pour éradiquer la cigarette, aucun n’existe en matière d’alcool. Sauf en matière d’accises. Mais même en les augmentant, acheter une bouteille reste accessible. Autre facteur de popularité. Pour le reste, pas touche à la publicité, à la réglementation des points de vente ou à celle des lieux de consommation, peu d’efforts de prévention…
Par contre, les politiques (comme la majorité des études scientifiques) se concentrent sur les méfaits de l’alcool au volant ou les conséquences du bindge drinking. Ouh, ces vilains ados qui se cuitent jusqu’à plus soif ! « Cet accent mis sur les jeunes […] fait d’ordinaire peu de cas d’une réalité : celle des gens plus âgés qui consomment régulièrement (de la même manière) lors d’un souper bien arrosé », écrit l’historien canadien Rod Philipps dans son ouvrage Une Histoire de l’alcool (éd. PUL, 2015). Voir la paille dans le verre du voisin, mais pas la poutre dans le sien…
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Est-ce finalement une mauvaise chose, que les politiques nous laissent trinquer en paix ? Après tout, boire modérément semble faire du bien. Même si les dangers et les excès viennent se rappeler au bon souvenir de la société… Elle nous fait cet effet-là, notre « drogue culturelle ». On l’aime autant qu’on la déteste. On en a besoin même s’il serait mieux de s’en passer. Meilleure ennemie. Pire alliée. Santé ?
Cet article a été initialement publié en 2016 et a été remis à jour en 2023.
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