Allemagne: l’immigration turque, de la méfiance à l’intégration
Il y a soixante ans, un accord autorisant des « ouvriers invités » turcs à venir travailler dans ses mines et ses usines faisait de l’Allemagne un pays d’immigration. Quelque 2,75 millions de personnes d’origine turque y vivent aujourd’hui. Et la République fédérale n’a pas encore comblé tous ses besoins de main-d’oeuvre.
« Je suis arrivé seul à Berlin, avec une valise en carton. C’était en 1967. C’était l’hiver, je me souviens qu’il faisait très froid. Aujourd’hui, je suis entouré de mes cinq enfants, seize petits-enfants et une arrière- petite-fille », se réjouit le vieil homme, regard noir et barbe blanche soignée. Ismaïl Ozbek pensait rester deux ans en Allemagne, comme le prévoyait l’accord migratoire signé entre la République fédérale et la Turquie le 30 octobre 1961, à Bad Godesberg. Il n’a plus quitté le quartier de Kreuzberg, excentré du temps du Mur, aujourd’hui au coeur de Berlin. Dix-sept années passées chez Eternit, une usine de fil du sud-ouest de la ville, puis quinze ans dans le bâtiment et les travaux publics à construire ou rénover des routes. Sa femme, qui a pu le rejoindre au début des années 1970, a travaillé dans un des hôpitaux de la ville, chargée du ménage et de la distribution des repas aux malades. En 1961, 284 Turcs vivaient à Berlin. Aujourd’hui, ils sont 180 000.
La moitié des quelque 800 000 réfugiés arrivés en 2015 est aujourd’hui en situation d’emploi ou de formation.
« En 1961, l’Allemagne manquait de bras et avait le choix entre deux options: renoncer à la croissance ou faire venir des travailleurs étrangers », résumait, début octobre, le président de la République, Frank-Walter Steinmeier lors d’une sobre cérémonie de commémoration pour les soixante ans de l’accord migratoire germano-turc, invitant les membres de la communauté turque à « prendre la place que vous méritez ».
Pressions américaines
Après la guerre, l’Allemagne, dont l’économie a été dopée par le plan Marshall, connaît une phase de forte croissance. Mais les bras manquent pour faire tourner la machine. De nombreux hommes sont morts pendant les combats, ou toujours prisonniers en Union soviétique. En 1955, l’Allemagne signe un premier accord migratoire avec l’Italie. L’Espagne et la Grèce suivront en 1960. Rapidement, le potentiel de bras de ces pays ne suffit plus. La construction du mur à Berlin, en août 1961, prive brusquement le pays de toute la main-d’oeuvre de l’est du pays, aggravant le déficit en personnel. L’accord avec la Turquie est signé le 30 octobre 1961.
« La Turquie des années 1960 avait besoin de soulager son marché du travail, très tendu, rappelle Michael van der Cammen, chef du département réfugiés et migrations de l’Office fédéral pour l’emploi (BA). Et puis, la République turque voulait se moderniser, et espérait que ses nationaux qui partiraient travailler chez Volkswagen reviendraient un jour avec les compétences acquises en Allemagne. Les Allemands, de leur côté, n’étaient pas vraiment prêts à sauter le pas. A l’époque, la classe politique à Bonn était surtout inquiète des différences culturelles. Ce sont finalement les Américains qui ont fait pression sur l’Allemagne, à cause de l’importance de la Turquie au sein de l’Otan. Le marché du travail allemand a fait la liaison. » Jusqu’à l’interdiction de recruter à l’étranger décrétée en 1973 du fait de la crise économique dans le sillage du premier choc pétrolier, 870 000 Gastarbeiter ont rejoint les mines et les usines allemandes.
55 euros par semaine
« Ceux qui arrivaient éprouvaient un mélange d’excitation, d’inquiétude et de perplexité face aux différences culturelles, souligne Haci-Halil Uslucan, professeur à l’université de Duisburg-Essen. C’étaient des gens peu qualifiés. Il faut se souvenir que jusqu’en 1998, la scolarité en Turquie n’était obligatoire que pendant cinq ans, pour passer ensuite à huit ans. Trois quarts des migrants de la première génération étaient des hommes. Tout était parfaitement organisé. Ils dormaient dans des foyers, où ils logeaient à plusieurs par chambre. Et hop, au travail! Leur vie, c’était de mettre de l’argent de côté. Et puis, ils se sont aperçus avec le temps qu’on ne devient pas si riche que ça en Allemagne, et ils sont restés. » Ils n’ont obtenu le droit de faire venir leurs familles qu’au début des années 1970.
On a cherché à faire venir des ouvriers. On n’a pas misé sur leur intégration.
Serafettin Tüzün, 81 ans, est arrivé en 1964 à Cologne après un épuisant voyage. Trois jours de train entre Istanbul et Munich, puis le bus vers l’ouest du pays. « Je voulais absolument travailler en Allemagne. Le travail était très dur. » Pendant une année, il est à la chaîne chez Klöckner-Humboldt-Deutz, une usine de moteurs. « Nous étions à quatre par chambre. Le loyer était prélevé sur le salaire. A l’époque, je gagnais 110 marks (55 euros) par semaine. Quand j’ai voulu faire venir ma famille, ce fut très difficile de trouver un logement. Les propriétaires ne voulaient pas de Turcs. Partout on me disait: « Désolé, l’appartement est déjà loué. » » Aujourd’hui encore, 60 à 80% des personnes d’origine turque interrogées affirment avoir été victimes de discriminations au cours de l’année écoulée. « Vos enfants et petits-enfants continuent de construire l’Allemagne. Ils sont artistes, entrepreneurs, juges, ministres ou inventeurs de vaccins », soulignait Frank-Walter Steinmeier début octobre, faisant allusion à U?ur ?ahin, dont le père a travaillé dans l’usine Ford de Cologne, et Özlem Türeci, les fondateurs de BioNTech, à l’origine du premier vaccin anti-Covid.
Un changement de discours radical par rapport à l’époque Kohl. Au début des années 1980, l’ancien chancelier avait mis en place des « primes au retour », baptisées « primes casse-toi » par les intéressés: 10 500 marks pour le chef de famille, en plus du remboursement des cotisations versées pour la retraite, 1 500 marks par enfant, autant pour l’épouse. « On arrivait facilement à près de 100 000 marks (50 000 euros) », rappelle Haci-Halil Uslucan. « Ces primes, et les discours de Kohl sur la soi-disant « étrangeté » de la culture turque ont « détabouisé » bien des préjugés, ouvert la voie à une discrimination structurelle, regrette Atila Karabörklü, l’un des deux présidents de la communauté des Turcs d’Allemagne TGD. Des voisins, des collègues, sont ainsi devenus des étrangers. »
Un cercle vicieux
De fait, les Germano-Turcs de la deuxième ou de la troisième génération sont plus souvent au chômage, moins souvent détenteurs d’un certificat d’enseignement secondaire supérieur ou d’un diplôme d’université et gagnent plus souvent leur vie en ouvrant un petit commerce que les Allemands de souche. « Pendant des décennies, les gouvernements successifs n’ont pas misé sur l’intégration, rappelle Michael van der Cammen. Les parents de la première génération n’ont pas appris l’allemand. Leurs enfants arrivaient à l’école à 6 ans sans connaître la langue. Ils avaient de mauvaises notes, n’avaient pas le niveau nécessaire pour entamer une formation professionnelle, ne trouvaient pas de travail. C’était un véritable cercle vicieux. On a cherché à faire venir des ouvriers. On n’a pas misé sur leur intégration. Aujourd’hui, on ne peut pas leur reprocher de ne pas avoir cherché à s’intégrer. En fait, jusqu’à la loi sur l’immigration entrée en vigueur en 2005, on a considéré que l’Allemagne n’était pas un pays d’immigration. »
Pays vieillissant, l’Allemagne ne peut pourtant se passer des bras étrangers. Déjà 38% des patrons perçoivent le déficit en personnel qualifié comme une menace pour le développement de leur entreprise. Les déficits sont particulièrement criants dans le domaine des soins aux personnes, le bâtiment, l’artisanat, dans les transports, dans l’hôtellerie et la restauration. Le chef de l’Office fédéral pour l’emploi, Detlef Scheele, estime à 400 000 arrivées par an les besoins du marché du travail germanique. L’Allemagne compte aujourd’hui seize millions de retraités. Leur nombre devrait passer à vingt millions en 2035. Sans recours à l’immigration, le financement des pensions ne pourra être assuré. « En matière d’immigration, le gouvernement mise sur trois piliers, détaille Michael van der Cammen. La formation des personnes déjà présentes en Allemagne, notamment les Turcs et les réfugiés, la mobilité au sein de l’Union européenne et la recherche de personnes déjà qualifiées à l’étranger. »
Accord avec le Mexique
Voici deux ans, le ministre de la Santé s’était ainsi rendu au Mexique pour y conclure un accord portant sur la venue en Allemagne d’infirmières et d’aides-soignants alors que le déficit en personnel qualifié des métiers de la santé est estimé entre 50 000 et 80 000 personnes. Des initiatives similaires ont été lancées ensuite avec le Kosovo et les Philippines. Avec un succès pour l’instant plutôt modeste. Au cours des dernières années, l’arsenal législatif s’est assoupli, pour favoriser les entrées. Depuis mars dernier, il suffit d’un contrat de travail aux ressortissants non européens pour obtenir un visa de travail en Allemagne et l’accord facilitant l’arrivée des travailleurs des Balkans a été prolongé jusqu’à fin 2023.
L’intégration est devenue le maître-mot de la politique migratoire allemande: cours de langue, cours d’intégration, formation professionnelle… L’effort consenti est aujourd’hui considérable. « L’Allemagne a appris des erreurs des années 1960 ou 1990 », assure Michael van der Cammen. La moitié des quelque 800 000 réfugiés arrivés en 2015 est aujourd’hui en situation d’emploi ou de formation. C’est beaucoup plus que lors des précédentes vagues de migration, notamment celle en provenance de l’ex-Yougoslavie dans les années 1990.
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