Drieu Godefridi
Aujourd’hui l’Ukraine ; demain, Taïwan ? (carte blanche)
« L’impérialisme est la seule constante de l’histoire russe », rappelle l’essayiste libéral Drieu Godefridi dans cette tribune. « Pauvres Européens. Ils avaient cru échapper à l’histoire. »
L’Ukraine a cessé d’exister comme Etat souverain indépendant. C’est désormais une donnée factuelle avérée. L’histoire retiendra l’idée d’intégrer l’Ukraine à l’Alliance atlantique (OTAN), comme l’une des plus hybristiques et contre-productives de notre temps.
Pour criminellement stupide qu’elle ait été, cette idée et ce projet ne sont pourtant que des éléments de contextualisation. La responsabilité première de la tragédie ukrainienne qui va se dérouler sous nos yeux — des milliers de gens vont périr, beaucoup de civils innocents, des femmes, des enfants — incombe, c’est un truisme, à la Russie.
On ne peut pas comprendre la Russie sans se souvenir que cette race, née dans le creuset ukrainien, à l’époque de souche scandinave, a conquis les immensités qui se perdent de l’Ukraine au Japon. La geste impérialiste russe est l’une des plus formidables dans son ampleur, constante et durable, de mémoire d’homme.
Comme le soulignait Henry Kissinger dans sa fresque magistrale Diplomacy (1994), l’impérialisme russe transcende les vicissitudes historiques et idéologiques. Des tsars à Vladimir Poutine, en passant par Joseph Staline, l’impérialisme est la seule constante de l’histoire russe. La respiration de la civilisation slave-orthodoxe, dans ses fibres les plus intimes, est impériale.
Pauvres Européens. Ils avaient cru échapper à l’histoire, son tragique et son fracas. Tandis qu’ils se déchirent sur les sujets les plus imbéciles — les vaccins ! les éoliennes ! — l’Histoire s’écrit sous leurs yeux mais ils ne la voient pas. Avec superbe, ils s’en sont abstraits. C’est plus confortable. Les voici dessillés.
Car, l’armée impériale russe est aux portes de l’Europe. L’Ukraine est un vaste territoire qui pointe au coeur du continent européen. Limitrophe de la Roumanie, de la Slovaquie, de la Hongrie et de la Pologne, l’Ukraine est notre voisin direct, immédiat, de palier géographique et civilisationnel. La dague impériale pointe désormais sur la gorge de cette Europe qui se croyait éloignée du théâtre des opérations. No more.
Depuis deux siècles, trois puissances militaires dominent l’Europe : Allemagne, France, Royaume-Uni. La France parle fort, mais n’a plus remporté une guerre par ses propres moyens depuis deux siècles. Le Royaume-Uni a quitté l’Union européenne et ne s’est jamais projeté comme puissance ‘continentale’. Wait & see, plus que jamais à l’ordre de leur day.
Reste l’Allemagne, première tradition et puissance militaire en Europe depuis deux siècles. La puissance militaire ne s’apprécie pas que par les chiffres actuels. Il existe un savoir-faire, une tradition proprement militaires. (Ce qui permet au Russe, modeste sur le plan économique, de projeter une force militaire incroyablement probante, de la Syrie à l’Ukraine, en passant par le Kazakhstan, la Géorgie, la Tchétchénie.) La tradition militaire allemande est sans égal en Europe continentale.
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Or, l’Allemagne s’est finlandisée. Dès qu’il s’agit de l’empire russe, l’Allemagne c’est la Suisse en grand. L’Allemagne a choisi l’impotence, par des motifs historiques — l’histoire a bon dos ! — et moraux. Mais principalement, par le fait de sa politique énergétique délirante.
La décision prise par le chancelier de massepain Merkel de détruire la capacité nucléaire civile allemande restera comme l’un des actes les plus irrationnels, anti-économiques et extrémistes in Deutschland depuis 1945. Sous des dehors patelins, Angela Merkel aura égrené un chapelet de décisions extrémistes sans le moindre égard pour leurs conséquences à moyen, long et même court termes.
Comme s’il était toujours en quête d’une nouvelle cause à embrasser avec fanatisme, le peuple allemand s’est découvert une nouvelle vocation : celle de pionnier de la Transition énergétique. Ce qu’ils nomment Energiewende. Dans le monde réel, cette austère et germanique transition aura livré trois fruits maudits :
- explosion du coût de l’énergie pour les familles et entreprises allemandes
- pollution et émissions massives de CO2
- mais d’abord et avant tout, dans le cas qui nous occupe, la vassalisation énergétique de l’Allemagne à la Russie.
L’Allemagne importe plus de la moitié de ce gaz qui est désormais son aorte, depuis la Russie. Que la Russie coupe le robinet, les fières usines BMW, Daimler, la chimie allemande cessent d’exister — sinon comme ces reliques du passé industriel qui parsèment la Ruhrgebiet. En raison et proportion de l’Energiewende, la Germanie est aujourd’hui un protectorat énergétique russe. Le visionnaire Trump avait parfaitement compris l’inexorable de cet asservissement dès lors que l’Allemagne s’est mise à consommer goulûment le gaz du régime autocratique moscovite. (Les ‘élites’ européennes ont tellement plus de classe et de ‘science’ que l’orangeade new-yorkaise.)
Au centre de la carte de l’Europe, nous avons donc la Suisse. Au-delà, la Pologne et les Etats baltes. Les trois petits Etats baltes, membres de l’OTAN. Une semelle russe en Estonie nous garantit une guerre thermonucléaire : c’est l’effet magique et miraculeux de l’article 5 du traité de l’Alliance atlantique.
En 1998, quand le Russe était militairement à terre, le Sénat des États-Unis ratifiait l’expansion de l’OTAN à l’Est. Rien ne justifiait cette expansion du point de vue de l’intérêt des membres de l’OTAN, contraints du fait même d’apporter leur garantie — celle d’une guerre totale en cas d’incursion russe — à des Etats, pays et régions contestés depuis mille ans. Je cède la parole à George Kennan, architecte de la victorieuse politique de containment de l’URSS par l’Occident durant la guerre froide. Voici ce qu’il déclarait en 1998, quand on lui demandait son opinion sur le fait que l’OTAN vienne chatouiller le nez de Moscou :
« Je pense que c’est le début d’une nouvelle guerre froide. Je pense que les Russes vont progressivement réagir de manière assez négative et que cela affectera leurs politiques. Je pense que c’est une erreur tragique. Il n’y avait aucune raison pour cela. Personne ne menaçait personne d’autre. Cette expansion ferait se retourner les pères fondateurs de ce pays dans leur tombe. Nous avons signé pour protéger toute une série de pays, alors que nous n’avons ni les ressources ni l’intention de le faire de manière sérieuse. [L’expansion de l’OTAN] n’a été qu’une action légère de la part d’un Sénat qui ne s’intéresse pas vraiment aux affaires étrangères. Ce qui me dérange, c’est la superficialité et le manque d’information de l’ensemble du débat sénatorial. J’ai été particulièrement gêné par les références à la Russie en tant que pays mourant d’envie d’attaquer l’Europe occidentale. Les gens ne comprennent-ils pas ? Nos différences dans la guerre froide étaient avec le régime communiste soviétique. Et maintenant, nous tournons le dos à ceux-là mêmes qui ont organisé la plus grande révolution sans effusion de sang de l’histoire pour renverser ce régime soviétique. (…) Bien sûr, il y aura une mauvaise réaction de la part de la Russie, et alors [les partisans de l’élargissement de l’OTAN] diront que nous vous avons toujours dit que les Russes étaient comme ça (…)’ (cité par Thomas Friedman, The New York Times, 22 février 2022).
Venons-en au principal. Dans les années quatre-vingt-dix une publicité pour un bonbon parlait du ‘deuxième effet Kiss-Cool’ : le premier contact du bonbon est tout de fraîcheur ; quand on parvient au coeur du bonbon, on atteint une fraîcheur plus grande encore — littéralement : explosive.
Notre deuxième effet Kiss-Cool, c’est Taïwan. Rivés à nos histoires d’éoliennes, de vaccins et de pronoms iel, nous avons bêtement manqué le glissement paradigmatique qui s’opérait dans les relations internationales. De soumise au ‘droit’ qu’étaient les relations étrangères depuis 1989 — par quoi l’Occident entendait son droit, quand l’Occident était sans rival, faisait tout ce qu’il voulait et pouvait par conséquent identifier chacun de ses projets et caprices au Droit universel, intangible des Nations émues (par la puissance occidentale) — les relations internationales, disais-je, ont insensiblement opéré une reptation à reculons vers les deux soleils qui les ont, de toute éternité, irradiées : la force, et la diplomatie.
Par delà l’opposition classique entre la fin de l’Histoire (Fukuyama) et le monde multipolaire (Huntington), nous sommes résolument entrés dans un monde tripolaire : Occident, Russie, Chine.
En somme, nous sommes revenus aux années soixante du XXème siècle, avec les mêmes acteurs et la même vérité première du rapport des forces en présence : l’Occident est plus puissant, nettement, que la Russie ; l’Occident est plus puissant, nettement, que la Chine. Mais l’Occident est incapable de confronter avec efficace une alliance, de droit ou de fait, entre la Chine et la Russie. C’était vrai à l’époque de Nixon, cela reste vrai de nos jours.
La différence étant que les responsables américains du tournant diplomatique qui nous intéresse, MM. Nixon et Kissinger, étaient d’une tout autre trempe et envergure que le pauvre Monsieur Biden et son ‘Kissinger’ d’opérette, Antony Blinken, qui est une sorte de notaire de ce qui se passe, un reporter en live de CNN. Adeptes de la Realpolitik, Nixon et Kissinger avaient le sens du principal et de l’accessoire, et de la prééminence en diplomatie du rapport de force sur n’importe quelle considération morale. Leur ‘principal’ était la victoire ultime de l’Occident sur ses deux rivaux totalitaires. Ce qui les mena tout ‘naturellement’ à s’allier au plus faible des deux — à l’époque, la Chine — pour le détacher de ce qui était la vraie menace : l’URSS. Pourtant, la Chine était alors dirigée par le pire ‘anthropophage’ en nombre de l’histoire des hommes, responsable de la mort de dizaines de millions de civils chinois innocents : Mao Tsé-toung. La diplomatie se rit des professeurs de vertu.
Il existe une différence capitale avec the world according to Richard Nixon. Le principal ennemi de l’Occident, dans le couple Chine-Russie, n’est pas la Russie. C’est la Chine. La Chine, comme hier l’URSS, revendique son ambition hégémonique ; tandis que la Russie impériale ne vise qu’à dominer et soumettre ses marches.
Chine et Russie n’avaient plus été aussi proches, sur tous les plans, depuis l’arrivée aux affaires de M. Kissinger. Nous avons littéralement jetés ces régimes autocratique et totalitaire dans les bras l’un de l’autre. L’ ‘Ukraine’ de la Chine, c’est Taïwan. Taïwan, c’est soixante-dix pour-cents des semi-conducteurs, fabrique et tissu du monde moderne. Les Taïwanais ont annoncé leur intention, en cas d’invasion par la Chine, de saboter et saborder leurs usines de semi-conducteurs. Brace, comme on dit en anglais quand un avion va s’écraser.
Je veux terminer sur une note positive. D’abord, ne vous laissez pas aller au désespoir. Nous en avons connu d’autres. Après tout, le Russe est puissant, le Chinois pointe son nez. Mais nous sommes l’Europe, qui a donné au monde — y compris la Chine et la Russie — l’alphabet de la civilisation et du progrès technologique qui les dominent. Nous en avons vu d’autres ; nous en verrons d’autres.
Toutefois, nous ne confronterons pas les périls et dangers de ce monde rebarbarisé, au sens de Friedrich Hegel, sans porter au pouvoir des gens capables d’en comprendre les enjeux et les ressorts. La vertu du système démocratique est de permettre de telles évolutions sans effusion de sang. Il est temps.
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