Le risque d’une confrontation entre la Chine et Taïwan augmente (analyse)
L’île démocratique, qui se rapproche de plus en plus de Washington, risque d’être le théâtre du bras de fer géostratégique entre les Etats-Unis et la Chine. Un enjeu idéologique et économique mondial.
Le contexte
Le président Joe Biden a assuré, le 21 octobre, que les Etats-Unis avaient un engagement à défendre Taïwan en cas d’attaque par la Chine, ce que ne stipulent pas les accords bilatéraux. A l’issue d’une rencontre avec son homologue chinois en marge du sommet du G20 à Rome, le secrétaire d’Etat Antony Blinken a soutenu, le 31 octobre, qu’il n’y avait pas de changement dans la politique américaine sur ce dossier. Il n’empêche, l’activisme de Washington et la surenchère nationaliste de Pékin accroissent le risque d’une confrontation.
Fusils d’assaut sous le bras, des « troupes de choc » chinoises accourent vers une plage qui crache d’épais nuages de fumée. Les soldats, ravitaillés par des drones, rampent sur le sable et creusent des tranchées. Plus loin, certains activent des explosifs, d’autres mettent en joue et font feu. Pour l’heure, il ne s’agit que d’exercices de débarquement, que l’Armée populaire de libération (APL) effectue le long de ses côtes. Ici, sur le littoral sud du Fujian, à moins de deux cents kilomètres de Taïwan, une province rebelle, selon la Chine, qu’il faut récupérer si besoin par la force. Le 10 octobre, quand la télé d’Etat chinoise a relayé les images de cette répétition, le Global Times, quotidien nationaliste, a averti que « le moment où la Chine sera enfin réunifiée se rapproche ».
Xi Jinping est le premier à commander une armée suffisamment puissante, la plus puissante de l’histoire du pays, pour rendre plausible une unification forcée.
Le même jour, de l’autre côté du détroit, Taïwan célébrait sa fête nationale. Un défilé militaire, avec des blindés, des lance-missiles et une démonstration de l’armée de l’air, s’est achevé par un discours de Tsai Ing-wen. La présidente de Taïwan a appelé au « maintien du statu quo » dans les relations avec la République populaire de Chine (RPC) et à « l’apaisement ». Mais elle a affirmé que les Taïwanais sont déterminés à « [se] défendre, afin de garantir que personne ne puisse forcer Taïwan à emprunter la voie que la Chine nous a tracée », promettant de ne pas plier face aux pressions du régime chinois.
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« Activité militaire provocatrice »
Les tensions sino-taïwanaises sont montées d’un cran ces dernières semaines. Entre le 1er octobre, date anniversaire de la création de la RPC, et le 5 octobre, environ 150 avions militaires chinois, dont des bombardiers H-6 à capacité nucléaire, ont pénétré la zone d’identification de défense aérienne (ADIZ) taïwanaise. Depuis le début de l’année, le ministère de la Défense en a déjà détecté près de 700, contre 380 en 2020. Des chiffres records qui ne laissent rien augurer de joyeux. Certes, les appareils de l’APL ne s’introduisent pas dans l’espace aérien national, ce qui constituerait un casus belli. Il reste que ces incursions répétées inquiètent les autorités taïwanaises, qui déplorent la situation « la plus sombre depuis plus de quarante ans ». Soucieux de préserver leurs intérêts dans la région, les Etats-Unis ont condamné cette « activité militaire provocatrice », « déstabilisante » et portant « atteinte à la paix et à la stabilité régionale ». Et le pouvoir chinois de rétorquer « qu’il écraser[a] résolument toute tentative d’indépendance de Taïwan ».
Au coeur du bras de fer économique et militaro-stratégique entre les deux superpuissances, la question taïwanaise interroge quant à un éventuel embrasement planétaire. Dans La Chine face au monde: une puissance résistible (Capit Muscas, 2021), l’historien Emmanuel Lincot et le géographe Emmanuel Veron soutiennent que Taïwan « demeurera pour la décennie le sujet central des tensions entre Pékin, les Etats-Unis, et plus largement l’Asie de l’Est et une large partie de l’Occident ». Alors que les bruits de bottes se font entendre autour de Taïwan, « l’endroit le plus dangereux du monde », dixit The Economist, il faut revenir septante ans en arrière pour voir comment se sont établies, sous le regard attentif des Etats-Unis, les relations conflictuelles entre la Chine et Taïwan.
La République de Chine
C’est sur cette île, naguère surnommée Formose, que les nationalistes de Tchang Kaï-chek, défaits par les communistes à l’issue de la guerre civile, se réfugient et installent en 1949 la République de Chine – le nom officiel de Taïwan. La même année, Mao Zedong proclame la République populaire de Chine à Pékin. De part et d’autre du détroit de Taïwan, deux Chine se font face, chaque régime prétendant représenter l’ensemble de la nation. Une première crise du détroit de Taïwan éclate (1954-1955), puis une deuxième (1958), à l’issue de laquelle une guerre nucléaire est évitée entre la Chine communiste et les Etats-Unis, ces derniers soutenant le régime du « généralissime » Tchang. Taïwan (République de Chine) siège aux Nations unies jusqu’en 1971, année du rapprochement entre le Grand Timonier et les Etats-Unis pendant la guerre froide.
Supplantée à l’ONU par la Chine communiste, Taïwan voit ses liens diplomatiques se réduire comme peau de chagrin. L’année 1979 signe la fin des relations officielles entre Taïwan et les Etats-Unis au profit de la RPC, dorénavant la représentante de la Chine aux yeux d’une grande partie du monde. Les années 1990 marquent la fin de la dictature militaire à Taïwan, ouvrant la voie à la démocratisation de l’île et à des liens économiques avec la Chine communiste. « Entre la fin des années 1980 et le milieu des années 2010, les investissements taïwanais en Chine ont atteint près de deux cents milliards de dollars », précise Tanguy Lepesant, maître de conférences à l’université nationale centrale de Taoyuan. Malgré une troisième crise (1995-1996), les relations sino-taïwanaises s’apaisent la décennie suivante, en raison d’un gouvernement taïwanais favorable à Pékin.
Soutien accru des Etats-Unis
Néanmoins, tous les dirigeants du Parti communiste chinois (PCC) depuis Mao ont juré que la RPC finirait par réintégrer Taïwan, considérée comme partie intégrante de son territoire national. « Depuis les années 1980, la Chine souhaite réunifier Taïwan, surtout par des moyens économiques, culturels et humains, fondés en partie sur les liens du sang. Or, de manière concomitante, une identification croissante à Taïwan s’est produite au sein de la population de l’île, non seulement en tant que régime démocratique mais aussi en tant que nation et communauté de destin politique », analyse le chercheur associé au Centre d’étude français sur la Chine contemporaine (CEFC).
On est dans une double ambiguïté, d’une réelle volonté de faire un coup de force, d’un côté, et d’une intervention au cas où il se produirait, de l’autre.
Aujourd’hui, même si seuls quinze Etats reconnaissent Taïwan comme pays, l’île est de facto indépendante. Elle dispose de sa propre monnaie, de son armée, et ses vingt-trois millions d’habitants élisent leur présidente au suffrage universel. En 2016, l’élection de Tsai Ing-wen, issue d’un parti proindépendance, marque un tournant dans les relations sino-taïwanaises. Celle de Donald Trump la même année, aussi. « A la suite de l’appel du 2 décembre 2016 entre Donald Trump et Tsai Ing-wen, le PCC a pris des mesures coercitives à l’encontre de Taïwan: démonstrations de force intensives, limitation des relations diplomatiques et blocages des activités internationales », relate Chieh Chung, chercheur à la Fondation de recherches sur les politiques nationales, à Taipei. Initiée sous Trump, l’augmentation des échanges militaires américano-taïwanais a eu le don d’irriter Pékin, dont la ligne rouge est la remise en cause de la politique d’une seule Chine.
La réélection de Tsai Ing-wen, en 2020, et les projecteurs mis sur Taïwan pour sa gestion exemplaire de la pandémie de la Covid sont un affront pour le président Xi Jinping, lui qui entend marquer l’histoire du pays comme Mao. Déjà, en 2019, il déplorait que « la question taïwanaise a[vait] pour origine la faiblesse de la nation ». Et avertissait que la Chine n’hésiterait pas à « recourir à la force » et à « prendre toutes les mesures nécessaires » pour réunifier Taïwan. Après le Tibet, le Xinjiang et Hong Kong mis au pas, ne reste donc plus que Taïwan sur la liste, « une question vitale pour réaliser le renouveau de la puissance chinoise selon Xi », pointe le sinologue Jean-Pierre Cabestan, auteur de Demain la Chine: guerre ou paix? (Gallimard, 2021). Ses prédécesseurs en ont sans doute rêvé. Xi est le premier à commander une armée suffisamment puissante, la plus puissante de l’histoire du pays, pour rendre plausible ladite unification forcée.
En 2020, les dépenses militaires chinoises ont atteint 252 milliards de dollars (contre 778 milliards pour les Etats-Unis), écrit l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm. Soit une augmentation de 76% en une décennie. L’équilibre en Asie-Pacifique tend à s’inverser à la faveur de Pékin. D’après le dernier rapport du Pentagone, qui a officiellement désigné la Chine comme principal rival en 2018, les capacités chinoises dans certains domaines – construction navale, missiles balistiques et de croisière conventionnels, systèmes de défense aérienne intégrés – ont dépassé celles de Washington. En mars, un commandant américain a évoqué un éventuel conflit dans le détroit de Taïwan « au cours de cette décennie ». Récemment, le ministre taïwanais de la Défense, Chiu Kuo-cheng, a indiqué que la Chine serait capable de lancer, dès 2025, une offensive sur l’île.
Eclaircissement stratégique?
Pour Stéphane Corcuff, maître de conférences en politique du monde chinois à l’Institut d’études politiques (IEP) de Lyon, les provocations intensifiées du Parti communiste chinois mêlent la préparation à l’esbroufe. « Quand la Chine envoie ses avions dans la zone d’identification de défense aérienne, taïwanaise, elle fait du renseignement, teste les réactions taïwanaises, américaines. Elle se prépare à la guerre pour le jour où la situation géopolitique lui sera favorable, ce qui n’est pas le cas », souligne le chercheur. La normalisation des manoeuvres de l’Armée populaire de libération dans l’ADIZ est risquée. Des incidents ou des crises militaires sont probables, craint Jean-Pierre Cabestan. « Xi Jinping accroît la pression de la guerre cybernétique, reste dans les zones grises entre guerre et paix, tout en flattant le nationalisme intérieur. Si Xi décide d’aller à la bagarre, beaucoup suivront. Ce sont cet aveuglement et cette autopersuasion d’être au sommet qui sont dangereux », craint le directeur de recherche au CNRS, qui ne croit pas à une guerre directe, laquelle « risquerait de provoquer la Troisième Guerre mondiale, impliquant les Etats-Unis ».
En principe, le Taiwan Relations Act (1979) prévoit de fournir des armes à l’île en cas d’une agression, mais ne garantit pas d’intervention militaire des Etats-Unis. Le but de cette « ambiguïté stratégique », qui régit les relations américano-taïwanaises: éviter une déclaration d’indépendance formelle de Taïwan, tout en empêchant son annexion par le PCC. Mais le 21 octobre, sur CNN, à la question de savoir si Washington interviendrait en cas d’invasion chinoise à Taïwan, Joe Biden a répondu par l’affirmative. Puis la Maison-Blanche a rétropédalé: gaffe ou déclaration voilée? Certains réclament justement une « clarté stratégique » ; d’autres s’offusquent d’une erreur de calcul qui pourrait coûter cher.
Taïwan est un maillon de la chaîne insulaire qui s’étend du nord du Japon jusqu’à l’Indonésie, et qui pourrait bloquer la marine chinoise en temps de guerre ou de crise.
« On est dans une double ambiguïté, d’une réelle volonté de faire un coup de force, d’un côté, et d’une intervention au cas où il se produirait, de l’autre. C’est ce jeu de lecture des intentions et capacités des uns et des autres qui crée énormément d’instabilité », analyse la spécialiste des questions stratégiques Nadège Rolland, du National Bureau of Asian Research, à Washington. Maya Kandel, directrice du programme Etats-Unis à l’Institut Montaigne, avance qu’une réponse militaire américaine en cas d’attaque chinoise à Taïwan serait difficile à vendre auprès de l’opinion publique, le pays étant déjà « enferré dans des crises économiques et sociales ». « Il y a un décalage entre certains experts et leaders d’opinion qui souhaitent une implication des Etats-Unis, décrypte l’historienne, et les citoyens qui ne veulent pas s’en mêler et sont tout simplement fatigués d’être en guerre. Cela fait déjà trois présidents qui assurent vouloir mettre un terme aux guerres sans fin. »
Contenir la Chine
Mais les Etats-Unis pourraient-ils se passer de Taïwan? Son emplacement stratégique laisse à penser que non. Surtout quand on voit comment Washington se met en branle dans la région: réactivation du Quad, l’alliance entre les Etats-Unis, l’Inde, le Japon et l’ Australie, création de l’Aukus, qui réunit les Etats-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie… Pour Tanguy Lepesant, Taïwan fait partie d’un jeu régional et mondial, destiné à contenir Pékin. « Depuis la guerre froide, Taïwan est un maillon de la chaîne insulaire qui s’étend du nord du Japon jusqu’à l’Indonésie, et qui pourrait bloquer la marine chinoise en temps de guerre ou de crise. Sachant aussi que 40 à 50% du commerce mondial traverse la région, les Etats-Unis cherchent à maintenir l’île dans ce bloc », décrypte le spécialiste.
L’île dispose également d’un certain nombre de technologies et de moyens de production indispensables au monde entier. Tels les semi-conducteurs, produits par la société taïwanaise TSMC. « Dans la région, l’enjeu essentiel pour les Etats-Unis, ajoute Maya Kandel, c’est la rivalité technologique avec la Chine qui est une obsession. Il y a une panique existentielle à l’idée de perdre la suprématie dans ce domaine. » En atteste l’essai de missile hypersonique effectué par Pékin, révélé par The Financial Times, qui suscite l’appréhension américaine. Maud Quessard, directrice de recherche Espace Euratlantique-Russie à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire, en France, note « une compétition de type guerre froide sur les aspects relevant de la tech-guerre, la course à l’innovation techno- logique – comme, par exemple, la création de soldats augmentés – et l’intelligence artificielle », où l’enjeu de la puissance sera la maîtrise du big data, qui peut être aussi dévastatrice qu’une mobilisation cinétique.
Un article de Valentin Cebron.
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