Nethys: sept avocats dans la tourmente
La justice liégeoise s’intéresse à sept avocats qui ont gravité de près ou de loin autour de Nethys ou de ses ex-dirigeants. Cinq d’entre eux sont épinglés dans le très confidentiel rapport forensique de Deloitte commandité par la nouvelle direction de l’entreprise liégeoise.
Début décembre 2020, Le Vif et d’autres médias dévoilaient que Nethys avait eu vent de douze dossiers pénaux actuellement à l’instruction, liés à l’ère Moreau. Le douzième concernait différents sous-dossiers impliquant le paiement d’honoraires, par Nethys et ses filiales, à des avocats et des consultants pour des prestations qui paraissent étrangères aux activités du groupe Nethys. Il y a quelques semaines, Sudpresse annonçait que la justice liégeoise enquêtait sur sept avocats mais n’en citait que trois (Mes Jean-Paul Lacomble, Jean-Dominique Franchimont et Eric Lemmens). Le Vif a aujourd’hui complété le puzzle et identifié ce qui intrigue le ministère public dans le chef de chacun de ces sept avocats, présumés innocents, rappelons-le.
Certains dossiers ont été ouverts antérieurement par la police judiciaire fédérale de Liège. D’autres découlent de la transmission du rapport forensique (antifraude) de Deloitte au parquet général par la nouvelle direction de Nethys. Certains dossiers sont à l’instruction, d’autres au stade de l’information judiciaire. Outre Mes Lacomble, Franchimont et Lemmens, sont également visés: Mes Edgard van der Straeten, André Risopoulos, Pascal Vanderveeren et Alexis Dargent.
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Le chapitre du rapport Deloitte dédié aux frais d’avocats de Nethys permet d’y voir plus clair. Le consultant a constaté que 26 cabinets d’avocats ou de notaires ont presté des services pour le compte de Nethys entre le 1er janvier 2017 et le 31 octobre 2019. La facture totale dépasse les 5,4 millions d’euros. Soit 160 000 euros par mois en moyenne.
Un premier screening a permis d’écarter 21 cabinets représentant un montant total de 2 864 000 euros: « La pré-analyse ne montrait pas d’anomalie particulière: les factures étaient approuvées par le niveau de pouvoir adéquat, elles étaient justifiées par des timesheets ou des documents de support, et la facture était postérieure à la remise des services », écrit Deloitte. Plus des trois quarts de ce montant concernent deux cabinets: Linklaters (1,2 million d’euros) et Van Bael & Bellis (1 million d’euros).
Les tests « antifraude » ont, du coup, braqué les projecteurs sur cinq cabinets d’avocats – Lacomble (Claeys & Engels), Franchimont, van der Straeten (CEW & Partners), Vanderveeren, Risopoulos – ayant facturé ensemble 2 422 000 euros à Nethys. Seule une fraction de ce montant est considérée « atypique » par Deloitte.
La nouvelle direction de Nethys a mandaté Me Jacques Englebert (qui a défendu les intérêts de Stéphane Moreau en 2018) afin d’obtenir des clarifications auprès des intéressés sur les dépenses « atypiques » observées par Deloitte. Contacté à de multiples reprises pour commenter l’évolution de ces sept dossiers depuis l’envoi, l’été dernier, par le consultant, de son rapport antifraude, le CEO de Nethys Renaud Witmeur n’a pas donné suite à nos sollicitations.
Me van der Straeten: 690 000 euros « atypiques »
Nous avions récemment qualifié Me Edgard van der Straeten de « chouchou » du fonds de pension Ogeo Fund, auquel il a facturé 1,1 million d’euros en 2017-2019. Force est de constater qu’il est aussi l’avocat préféré de Nethys, avec plus de 1,3 million d’euros facturés sur la même période (à deux mois près). Chez Ogeo, la FSMA se demandait « si les frais imputés sont proportionnels aux travaux qui sont effectués » par cet avocat. Chez Nethys, Deloitte se pose en gros la même question: « 41 factures pour un montant total de 690 000 euros concernent des dossiers dont l’appellation, les justifications ou les montants demandés ne permettent pas de déduire la nature ou la justification des services rendus. »
Contacté, Me van der Straeten répond, dans un message cosigné par Me Frédéric Heylbroeck (managing partner du cabinet CEW & Partners), que « le respect des dispositions légales et déontologiques propres à notre profession, en particulier le secret professionnel », ne leur permet pas de « commenter vis-à-vis de tiers (ni même infirmer ou confirmer) les informations qui concernent […] nos clients ». Et ils précisent que leurs honoraires sont facturés « en fonction du temps consacré à la mission qui nous est confiée et sur la base d’une justification précise du travail accompli ».
Début 2020, les enquêteurs de l’Office central pour la répression de la corruption (OCRC) ont effectué une perquisition dans les bureaux de CEW & Partners à Bruxelles, selon L’Echo. Leur cible aurait été Me van der Straeten, considéré comme l’éminence grise juridique de Stéphane Moreau, très présent chez Nethys et Ogeo Fund à Liège ces dernières années.
Me Franchimont: 325 000 euros mal justifiés
Dans l’affaire Nethys, Me Jean-Dominique Franchimont apparaît trois fois. Il est tout d’abord l’avocat de Pierre Meyers, l’ex-président du conseil d’administration de Nethys. Son nom émerge ensuite dans le dossier « Tintin », un nouveau volet qui vient d’être mis à l’instruction pour des faits présumés de corruption dans l’attribution de marchés publics de recouvrement de dettes chez Resa. Enfin, Me Franchimont apparaît aussi pour certaines facturations considérées comme « atypiques » par Deloitte et qui devaient faire l’objet de vérifications par Nethys depuis l’envoi du rapport antifraude.
Son cabinet a notamment été actif « sur plusieurs dossiers en rapport avec la police judiciaire fédérale, avec les commissions parlementaires et tous les éléments du volet pénal de ces dossiers ». Les prestations ont fait l’objet de 57 factures pour un montant total de 857 000 euros, selon Deloitte. « Parmi ces factures, onze d’entre elles n’étaient pas accompagnées d’un justificatif de prestations, représentant un montant de 325 000 euros. » Le libellé de certaines de ces factures suggère que le bénéficiaire des services pourrait ne pas être Nethys. Trois exemples: « Nethys – Moreau / X » ; « Nethys / MP – Volet EBI », « Nethys – MP / Volet dessaisissement ».
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Contacté, Me Franchimont se dit « serein » et déclare avoir envoyé il y a plusieurs mois à Me Englebert (Nethys) « tous les justificatifs et timesheets relatifs à ces onze factures pour lesquelles Deloitte ne m’a jamais contacté ». Concernant les intitulés, certains sont les mêmes que ceux de dossiers judiciaires, d’autres lui sont propres.
A propos de la facture « Nethys/MP – Volet EBI », les initiales MP signifient « ministère public ». Elle vise, dit-il, la transaction pénale que Me Franchimont a négociée pour Pierre Meyers, poursuivi pour un investissement public-privé dans l’hydroélectrique au Congo, aux côtés de Stéphane Moreau, Marc Beyens et Elicio (filiale de Nethys).
La facture « Nethys – MP/Volet dessaisissement » englobe « une idée vieille de dix ans de dessaisir du dossier Tecteo-Ogeo la justice liégeoise, jugée peu sereine, ainsi que l’idée d’obtenir des transactions pénales ». Me Pascal Vanderveeren (lire ci-après) est lui aussi impliqué dans ce volet « dessaisissement », selon Deloitte. Avec Me Adrien Masset, Mes Franchimont et Vanderveeren ont en fait négocié la mégatransaction pénale de Stéphane Moreau conclue en juillet 2019 pour éteindre quatre dossiers judiciaires distincts.
Me Vanderveeren: 34 000 euros pour une transaction pénale
Selon le rapport Deloitte, Me Pascal Vanderveeren « a agi en tant qu’avocat sur un dossier relatif à un accord transactionnel intervenu entre Nethys et le parquet général » de Liège. La facture représente des honoraires de résultat (success fee) pour un montant de quelque 34 000 euros. Une mise en demeure du 6 avril 2020 pour qu’il rembourse cette facture lui a été adressée par le nouveau management de Nethys, estimant que ce n’est pas à Nethys de payer les avocats de Stéphane Moreau. Contacté pour savoir s’il avait donné suite à cette mise en demeure, Me Vanderveeren s’est dit surpris que Le Vif soit au courant de ces informations: « Cette attitude est vraisemblablement conforme à la volonté de Nethys, nous écrit-il. J’attends avec la plus grande confiance le sort qui sera réservé par les tribunaux à ce litige. »
Me Risopoulos : avocat de Bayer payé par Nethys
D’après Deloitte, les prestations de Me Risopoulos pour Nethys ont fait l’objet de 4 factures pour un montant de quelque 24 000 euros. L’une de ces factures concerne des conseils prodigués à Bénédicte Bayer, membre du comité de direction de Nethys, pour un montant de 2 423 euros TVAC.
Datée du 5 janvier 2018 et payée par Nethys dix jours plus tard, cette facture est suspecte selon Deloitte: « Me Risopoulos attire l’attention sur le caractère privé de la prestation à destination de Mme Bayer, […] les prestations accomplies l’ont été en tant que conseiller personnel de Mme Bayer et sont couvertes par le secret professionnel. » Contacté par Le Vif, Me Risopoulos considère pour le moins « ambiguë » la formulation de Deloitte. « J’ai assisté Mme Bayer lors d’une audition à la police fédérale de Liège le 14 décembre 2017.
Ce n’est évidemment pas à titre privé mais dans le cadre de ses fonctions dirigeantes dans le groupe, ce qui a conduit à envoyer la facture à Nethys. »
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Me Dargent, l’architecte de la vente de Voo
Me Alexis Dargent est un avocat parisien qui « accompagne des équipes de managers et des fonds d’investissement dans la préparation, la mise en oeuvre et le débouclage d’opérations de haut de bilan », selon le site de son cabinet Cards. C’est lui qui a réalisé le montage de la vente secrète de Voo au fonds d’investissement Providence. Un montage « sur mesure » pour Stéphane Moreau et Pol Heyse qui avaient négocié le droit d’obtenir des parts de Voo sans en être dirigeants opérationnels. C’est le rôle de l’avocat dans la mise en place de cet intéressement des deux ex- managers de Nethys, au détriment de la filiale d’Enodia, qui interpelle la justice. Me Dargent, qui n’apparaît pas dans le rapport Deloitte, n’a pas réagi à nos sollicitations.
Me Lacomble: l’artisan de la rétention
Figure bien connue en Cité ardente, notamment en tant que président du Royal Football Club de Liège, Me Jean-Paul Lacomble est un des avocats du cabinet Claeys & Engels sollicité par Nethys pour se prononcer sur les conséquences du décret gouvernance. Il est l’artisan, avec Diego Aquilina (ex-CEO d’Integrale), des fameuses « indemnités de rétention » totalisant 14,7 millions d’euros au coeur du volet « rémunérations » du dossier Nethys.
D’après le rapport Deloitte, ses prestations pour Nethys, réalisées avec son collègue Me Frédéric Henry, ont fait l’objet de 67 factures pour un montant de quelque 198 000 euros. Parmi ces factures, 24 d’entre elles totalisant 97 400 euros concernent des remises d’avis à propos des « limitations de plafonds de rémunérations de dirigeants dans le cadre de l’application du décret gouvernance, des recalculs d’indemnités du management de Nethys et de l’Integrale dans ce contexte ».
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Ce sont ces avis juridiques et ces calculs savants qui constituent le « parapluie » ultime derrière lequel s’abritent aujourd’hui les membres du comité de rémunération, du conseil d’administration, et les ex-managers de Nethys qui ont perçu ces indemnités litigieuses pour qu’ils acceptent de rester deux années supplémentaires, à salaire réduit, aux commandes de l’entreprise. Selon nos informations, Me Lacomble a déjà été entendu à deux reprises, très longuement, par les enquêteurs de l’OCRC, comme suspect sous un statut « Salduz IV » avec privation de liberté. Il n’a pas été inculpé par le juge Frenay. Il ne semble donc pas être considéré comme coauteur des faits.
Contacté, Me Lacomble déclare qu’il n’a « pas connaissance » du contenu du rapport de Deloitte et insiste sur le fait que « les données chiffrées auxquelles vous faites référence et les conclusions que vous pourriez vouloir en tirer sont totalement inexactes ». Sa déontologie lui interdit de s’exprimer sur ses prestations et ses honoraires mais il affirme « que le cadre légal dans lequel j’opère mes missions est toujours strictement respecté ».
Me Lemmens: payé par Nethys pour un témoin de Moreau
Le nom de l’ancien bâtonnier du barreau de Liège, Me Eric Lemmens, n’apparaît pas dans le rapport Deloitte. Mais il intéresse la justice car il a été payé par Nethys pour défendre les intérêts d’un employé de Nethys entendu en qualité de témoin pour défendre son patron Stéphane Moreau. Il avait accompagné ce dernier à un dîner en 2012 au cours duquel l’ex-homme fort de Nethys a rencontré la magistrate fédérale Nadine Jamar. Celle-ci a fait ses études de droit en même temps que Philippe Richard, le juge d’instruction alors en charge du dossier Tecteo-Ogeo qui a pourri la vie de Stéphane Moreau pendant des années.
Dans cette affaire, Moreau est soupçonné d’avoir demandé à la magistrate d’intercéder en sa faveur auprès du juge Richard. C’est ce qu’elle affirme et que Moreau dément. Le parquet général de Liège avait demandé en juin 2017 son renvoi en correctionnelle pour corruption active. Mais l’affaire Tecteo-Ogeo, dont cette histoire constituait le dernier volet, s’est soldée par une transaction pénale.
Selon son avocat, Me Bourtembourg, Me Lemmens n’a rien à se reprocher: « M. Miguel Delrez, employé de Nethys, est convoqué en qualité de témoin. Il consulte Me Lemmens, qui lui adresse une première facture d’honoraires à son adresse privée. M. Delrez prévient Me Lemmens que ses factures seront prises en charge et doivent être adressées à Nethys. C’est ce que Me Lemmens fait. Il a donc facturé son intervention pour un témoin à l’employeur de ce témoin qui avait décidé, dans le cadre d’un accord auquel Me Lemmens est étranger, de prendre en charge les frais de défense de son employé. Un juge se demande si cette manière de faire, tout à fait courante, banale, conforme à la déontologie, est conforme à la loi. C’est pourtant l’évidence », conclut-il.
L’ambiance entre le juge Frenay et l’ex-bâtonnier Lemmens ne semble en tout cas pas au beau fixe. Me Lemmens siège depuis 2016 au Conseil supérieur de la justice (CSJ). II a introduit une demande de récusation du juge Frenay, qui instruit son dossier. « Me Lemmens fait partie de la commission de nomination et de désignation du CSJ, poursuit Me Bourtembourg. Son client craignait « que le juge d’instruction conçoive quelque ressentiment au regard des échecs répétés de son épouse devant cette commission. La cour d’appel de Liège a répondu que tel n’était pas le cas. Dont acte. »
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