Petits arrangements cupides « entre amis » chez Ogeo (enquête)
Bas de laine de six millions pour de futurs bonus, conventions ultraconfidentielles signées sur le tard, doubles rémunérations, cartes de crédit utilisées à des fins personnelles, frais d’avocats considérables et suspects: après les investissements très risqués d’Ogeo Fund, voici les surprenantes relations à l’argent des directeurs du fonds de pension, mises au jour par la FSMA.
Le Vif l’avait dévoilé le 7 janvier: Ogeo Fund, le fonds de pension d’Enodia (ex-Publifin) fait l’objet d’une inspection du gendarme financier (FSMA) et d’une analyse antifraude d’un consultant (Deloitte). Dans un projet de rapport confidentiel que nous avons pu consulter, la FSMA pointe de nombreux investissements hasardeux réalisés par Ogeo Fund sous l’ère Moreau (2007-2017) via lesquels des dizaines de millions d’euros sont partis en fumée.
Relire notre enquête > Ogeo et les cadavres de « l’ère Moreau » (enquête)
Mais l’autorité de contrôle des institutions financières s’est également penchée sur les rémunérations et les dépenses des membres du comité de direction d’Ogeo. Quatre personnes sont concernées: Stéphane Moreau (président du « codir » de juillet 2007 à juin 2017), Marc Beyens (membre de juillet 2007 à juin 2014), Emmanuel Lejeune (membre de juin 2010 à juin 2017, puis président) et Hervé Valkeners (membre depuis juin 2017 en remplacement de Stéphane Moreau). Et les surprises continuent…
Un « bas de laine » de six millions
Tout d’abord, le gendarme financier s’étonne qu’entre 2010 et 2019, Ogeo a constitué « une provision comptable pour la rémunération variable des directeurs ». Malgré les demandes de régularisation répétées ces dernières années du commissaire aux comptes et de la FSMA, ce surprenant bas de laine est toujours acté dans les comptes d’Ogeo au moment de l’inspection: au 30 septembre 2020, il s’élevait à 5808162,23 euros. « Aucune somme n’a été payée, au titre de salaire variable, aux membres du comité de direction concernés pour les années 2010 à 2019 », a déclaré Ogeo Fund à la FSMA.
Mais cet argent n’avait pas vocation à dormir éternellement sur un compte. Car si Stéphane Moreau a toujours affirmé avoir exercé ses fonctions au sein d’Ogeo Fund à titre gratuit durant près de dix ans, deux conventions secrètes mises au jour par la FSMA démontrent qu’il a tenté d’empocher le pactole dès qu’il a senti qu’il risquait de sauter chez Ogeo et Nethys. Et ce en court-circuitant une partie du CA d’Ogeo, selon une personne en poste en 2017, qui affirme que l’attribution d’un salaire à Moreau n’a jamais été évoquée en CA.
Le 24 avril 2017, la FSMA retire le brevet fit and proper de Stéphane Moreau. Il n’est plus considéré « compétent » et « honorable », et doit démissionner d’Ogeo. Ce qu’il fera le 2 juin. Or, le 28 mars, moins d’un mois avant cette lettre qui le décapite, Stéphane Moreau signe avec Pol Heyse (président du CA d’Ogeo) et Dominique Drion (vice-président) une discrète convention « de management » qui lui octroie des honoraires annuels fixes de 310 000 euros et un bonus variable « déterminé globalement par le conseil d’administration » et attribué « selon une clé de répartition décidée par le comité de direction ».
Contrat rétroactif?
Contrairement au contrat d’Emmanuel Lejeune (l’actuel président du comité de direction) où le variable est plafonné à 50% du fixe, « la convention de monsieur Moreau permet une rémunération sans plafond« , s’étonne la FSMA… Qui pense que le « plan » était de réaliser « une application rétroactive du contrat signé le 28 mars 2017 ». Dix ans d’arriérés? Plus de trois millions d’euros de rémunération fixe…
Pol Heyse et Dominique Drion signent pour Ogeo en exécution d’un « mandat spécial » que le CA leur aurait donné le 7 mars. « J’ai été nommé administrateur et président du CA d’Ogeo Fund le 7 mars 2017, se souvient Pol Heyse. Le CA précédant ma nomination avait déjà décidé de mettre de l’ordre dans les conventions du management, parce qu’elles n’étaient pas claires ou qu’il n’y avait pas de convention. »
Pol Heyse dit avoir découvert que chaque membre du codir, dont Stéphane Moreau, se voyait attribuer annuellement un montant fixe par lettre d’André Gilles, le président du CA. Mais seuls Marc Beyens et Emmanuel Lejeune étaient payés. « Quant au variable, c’était une enveloppe globale pour les membres du codir correspondant à un millième des actifs sous gestion »: de 669 000 euros en 2010, à 1 173 000 euros en 2016. C’est le fameux bas de laine évoqué ci-dessus. Une enveloppe à se partager à trois (jusqu’à la démission de Marc Beyens mi-2014) puis à deux, mais jamais ponctionnée.
Compenser la démission
La FSMA a mis la main sur un second contrat ultraconfidentiel: une convention « de rupture », signée par le même trio Heyse-Drion-Moreau. Elle est datée du 5 juin 2018, « soit un an après la démission de monsieur Stéphane Moreau », s’étonne la FSMA. Cette convention tardive lui accorde 581 250 euros pour « compenser le dommage qu’il a subi en étant contraint de démissionner ». Ici aussi, un « mandat spécial » flou a été donné à Pol Heyse afin de fixer « les modalités liées à la fin des fonctions » de Stéphane Moreau. Autrement dit: son remplacement. Pas le paiement d’une indemnité.
Cette indemnité n’ayant étrangement pas été payée en 2019, le nouveau CA d’Ogeo, nommé pour nettoyer les écuries, l’a fait analyser par deux cabinets d’avocats. Le premier se montre critique quant à ses bases légales, le second – CEW & Partners, représenté par Me Edgard van der Straeten – estime, lui, que cette indemnité « ne pose pas de problème de légalité ». La FSMA note par ailleurs que cet avocat a, à lui seul, facturé plus de 1,1 million d’euros à Ogeo Fund entre 2017 et 2019, sur un total de 1,87 million de frais d’avocat (lire ci-dessous). Des pressions politiques ont été exercées à l’été 2020 pour que le nouveau CA d’Ogeo libère le parachute doré de Stéphane Moreau. Sans succès.
Du coup, Moreau le répète: « Je n’ai jamais perçu un euro chez Ogeo, ni en lien avec les documents que vous évoquez, ni précédemment. » Ces conventions « constituent l’application de décisions du conseil d’administration d’Ogeo relatives aux membres du comité de direction » et tombent sous le coup du RGPD (Règlement général sur la protection des données).
Contrat invalide sans salaire fixe
D’autres conventions posent problème. Celle de Marc Beyens, datée du 9 janvier 2009, n’est pas valable: elle n’est signée que par le président du CA, André Gilles. Il manque la signature de Stéphane Moreau, alors président du comité de direction. « Les statuts de la société n’ont pas été respectés et par conséquent, Ogeo Fund n’a pas été valablement représentée dans la conclusion de cette convention », conclut la FSMA.
Par ailleurs, et très curieusement, la convention ne renseigne pas de montant de salaire fixe. « Il en résulte un manque de clarté sur la limite a priori de la rémunération variable, définie comme un maximum de 50% de la rémunération fixe, qui n’est donc pas déterminée », s’étonne le gendarme financier. Des documents reprennent pour l’année 2012 une rémunération fixe de 240 000 euros et une variable de 160 000 euros (au lieu de 120 000 euros, soit 50% du fixe). Bien que le bonus n’ait pas été payé, la FSMA observe que « la limite posée dans la convention n’a pas été respectée au moment du calcul de la rémunération variable ». La convention de Marc Beyens n’ayant pas été ratifiée par le nouveau CA d’Ogeo en juillet 2020, le salaire variable provisionné pour lui ne sera pas payé.
La FSMA remarque également que le contrat liant Emmanuel Lejeune (alors membre du comité de direction) à Ogeo jusqu’en 2017 comportait « une lacune similaire » à celle du contrat de Marc Beyens « en omettant également le montant du salaire fixe« . Ce que Lejeune conteste mais que Heyse confirme: « Emmanuel Lejeune n’avait pas de rémunération fixe indiquée dans son contrat, ce qui est assez dingue. C’est notamment pour cela que j’ai hérité, en arrivant, de cette mission consistant à remettre de l’ordre dans toutes ces conventions. »
Doubles rémunérations au codir
Dans un rapport du 4 octobre 2019, l’auditeur interne du fonds de pension s’étonne du fait qu’Emmanuel Lejeune approuve lui-même les factures qu’il émet via ELJ Consulting, sa société de management. Ce conflit d’intérêts n’est jamais remonté au conseil d’administration d’Ogeo… Certes, la responsable des ressources humaines effectue un contrôle informel, mais c’est insuffisant pour la FSMA car elle est hiérarchiquement soumise au codir présidé par Lejeune.
En février 2019, Le Vif dévoilait qu’Emmanuel Lejeune a facturé plus de 261 000 euros aux nouveaux propriétaires de Land Invest Group (LIG), l’ex-filiale anversoise d’Ogeo. La raison? Des émoluments non payés prévus pour les administrateurs de LIG nommés par Ogeo de 2011 à 2018. Lejeune prétend y avoir droit mais, bizarrement, a « oublié » de facturer ses propres émoluments durant toutes ces années.
Le prérapport révèle que le lendemain de notre article, la FSMA a écrit à Ogeo pour qu’il soit mis fin à ces doubles rémunérations à compter du 1er janvier 2019: « Le 21 février 2019, la FSMA a attiré l’attention d’Ogeo Fund sur le fait qu’une double rémunération (en l’occurrence en tant que directeur au sein de l’IRP – NDLR: institution de retraite professionnelle) d’une part, et de représentant de l’IRP au sein des conseils d’administration de véhicules d’investissement tels que Land Invest Group d’autre part) contreviendrait aux principes de bonne gouvernance. » Il s’agit en effet de mandats dérivés dont les émoluments auraient dû être rétrocédés à Ogeo. Etrangement, la FSMA ne l’exige pas.
Employé et indépendant durant neuf mois
Entre septembre 2017 et mai 2018, Hervé Valkeners, membre du comité de direction depuis le 2 juin 2017 (en remplacement de Stéphane Moreau), a perçu à la fois un salaire en tant qu’employé d’Ogeo Fund et des honoraires en tant qu’indépendant (via sa société de gestion JV Management), « sans qu’il n’y ait une communication claire et transparente à ce sujet au sein d’Ogeo Fund », note la FSMA.
Il était alors toujours couvert par le contrat de travail d’employé conclu en 2010 avec Ogeo, « contrat auquel il n’a été mis fin que le 31 mai 2018 ». De septembre 2017 à juin 2018, 150 000 euros ont été versés à JV Management en rémunération de ses activités de membre du comité de direction au cours des dix mois précédents. Les périodes de rémunération en vertu de cette convention et au titre du contrat de travail se chevauchent pendant neuf mois. Autrement dit, Hervé Valkeners a perçu une double rémunération pendant ces neuf mois, de septembre 2017 à mai 2018, l’une via JV Management et l’autre en tant qu’employé d’Ogeo.
Dépenses personnelles via cartes de crédit
Emmanuel Lejeune et Marc Beyens ont utilisé activement un compte courant au sein du fonds de pension « pour des dépenses personnelles ». La FSMA l’a établi et Ogeo l’a confirmé. Pour les détails, il faudra attendre le rapport forensique du consultant Deloitte qui doit être livré cet hiver.
Même si Emmanuel Lejeune a récemment réapprovisionné son compte courant dans le contexte de l’inspection de la FSMA, l’analyse de son compte montre que celui-ci présentait un solde négatif de 6 877,47 euros début 2017. L’analyse du compte courant de Marc Beyens pour l’année 2019, alors qu’il a démissionné en 2014, laisse pantois: on observe un solde négatif de 78 101,22 euros cinq ans plus tard… « Il convient qu’Ogeo Fund mette tout en oeuvre afin d’apurer ce solde débiteur », réclame la FSMA. Qui estime que le guide de bonne gouvernance du fonds de pension – un outil interne destiné à « mettre en place une plus grande transparence facilitant le contrôle », dixit Stéphane Moreau – a été violé. Il stipule que « les cartes Mastercard et Visa d’Ogeo Fund servent exclusivement aux frais engagés pour le compte d’Ogeo Fund ». Pas pour des dépenses personnelles. Bref, Ogeo « doit interdire l’utilisation de cartes de crédit à usage personnel » pour une question de risque réputationnel mais aussi de risque de non-recouvrabilité des dépenses enregistrées dans ces comptes courants. Ces pratiques « ne rencontrent pas les attentes d’une gestion saine et prudente des actifs » du fonds de pension, tonne la FSMA.
Le « chouchou » d’Ogeo
Avec 1,1 million d’euros encaissés entre 2017 et 2019, il est de très loin l’avocat préféré d’Ogeo. « Les frais facturés par l’avocat Edgard van der Straeten représentent quasiment 60% du total des frais d’avocats payés au cours de ces trois exercices, constate le gendarme financier. La description des entrées pour ces frais ne permet pas toujours à la FSMA de déduire quels dossiers sont en jeu lors de ces exercices. […] La FSMA se demande si les frais imputés sont proportionnels aux travaux qui sont effectués. » Bref, l’autorité de contrôle s’interroge, dans le langage feutré du monde de la finance, sur de possibles surfacturations qui pourraient donner lieu à d’éventuelles rétrocommissions.
Contacté, Me van der Straeten n’a pas réagi à nos sollicitations. Son collègue Me Heylbroeck, managing partner du cabinet CEW & Partners, déclare que les dispositions légales et déontologiques propres à la profession d’avocat les empêchent de commenter ces informations de la FSMA. Il ajoute que « nos honoraires sont facturés en fonction du temps consacré à la mission qui nous est confiée et sur la base d’une justification précise du travail accompli ».
D’une manière générale, la FSMA « constate qu’Ogeo Fund paie des frais d’avocats considérables » et déplore que le fonds de pension « ne dispose pas de critères rationnels déterminant quand [il] peut faire appel à des avocats ». Un manquement déjà pointé fin 2016 par l’auditeur interne d’Ogeo…
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