La "note de débit" d'Emmanuel Lejeune de mai 2018 dépouillerait-elle les pensionnés d'Ogeo Fund d'un quart de million d'euros? © DR

L’étrange « oubli » à 261.000 euros du big boss d’Ogeo Fund

David Leloup Journaliste

En mai 2018, Emmanuel Lejeune, le patron d’Ogeo Fund, a facturé plus de 261.000 euros aux nouveaux propriétaires de Land Invest Group (LIG), l’ex-filiale anversoise du fonds de pension liégeois. La raison? Des émoluments non-payés prévus pour les administrateurs de LIG nommés par Ogeo – dont lui-même – de 2011 à 2018. Lejeune prétend y avoir droit mais, bizarrement, a « oublié » de facturer ses propres émoluments durant toutes ces années…

Le fonds de pension liégeois Ogeo Fund, et donc les 4.300 pensionnés actuels ou futurs qui en dépendent, se sont-ils fait discrètement rouler d’un quart de million d’euros par le patron de leur propre fonds de pension? Ou est-on juste en présence d’une simple « régularisation », tout à fait conforme, découlant d’une étrange amnésie qui aurait duré plus de six ans? Le document que Le Vif/L’Express et Apache publient pose question.

De quoi parle-t-on? D’une « note de débit » de 261.175,26 euros TVAc émise le 22 mai 2018 par ELJ Consulting. Cette dernière est la société de management d’Emmanuel Lejeune, le numéro un d’Ogeo Fund depuis la démission forcée de Stéphane Moreau, en juin 2017, suite au scandale Publifin notamment. Cette note de débit est adressée aux nouveaux actionnaires de Land Invest Group (LIG), la filiale immobilière anversoise d’Ogeo Fund dont le fonds de pension vient tout juste de revendre sa participation de 50% au groupe Triple Living.

La raison de cette note particulièrement salée? Depuis 2011, Emmanuel Lejeune aurait systématiquement « oublié » de facturer à LIG ses émoluments mensuels pour sa fonction d’administrateur « B » de LIG, représentant Ogeo Fund. Les administrateurs « A », eux, représentaient Elba Advies, la société du lobbyiste anversois Erik Van der Paal et de son partenaire hollandais Marc Schaling. Elba et Ogeo se sont associés le 2 décembre 2011 pour créer LIG à parts égales et investir dans l’immobilier à Anvers.

« Stéphane Moreau était hors de lui »

De la création de LIG le 2 décembre 2011 à sa revente définitive le 2 mai 2018, six ans et cinq mois se sont écoulés. L’administrateur Lejeune aurait ainsi laissé filer l’équivalent de 40.700 euros chaque année. Soit près de 3.400 euros par mois, en moyenne. Le président du comité de direction d’Ogeo Fund aurait subitement pris conscience de cet oubli en mai 2018, après que le fonds de pension a revendu ses 50% de LIG à Triple Living.

« Stéphane Moreau était hors de lui quand il a appris qu’Emmanuel Lejeune avait facturé ces 261.000 euros au nouvel actionnaire de LIG. Monsieur Lejeune nous a toujours expliqué que son mandat d’administrateur chez LIG entrait pleinement dans le cadre de ses fonctions chez Ogeo, que c’était ce qu’on appelle un mandat « dérivé », se souvient un de ses ex-partenaires anversois. C’est logique: si Ogeo Fund a des participations dans 20 sociétés, Monsieur Lejeune sera administrateur dans chacune de ces 20 sociétés pour vérifier que les intérêts d’Ogeo sont respectés. Mais il ne va pas être payé 20 fois en plus de son traitement de directeur d’Ogeo. »

Selon cette logique, la société ELJ Consulting ne devrait-elle pas reverser au fonds de pension ces 261.000 euros perçus de LIG, qui auraient dû semble-t-il revenir à l’actionnaire B, c’est-à-dire Ogeo Fund? Cette question, nous l’avons posée à Emmanuel Lejeune, qui n’y a pas répondu. Une chose est sûre: Ogeo a clairement cherché, dans un premier temps, à récupérer ce montant qu’il estimait lui être dû.

Ogeo réclame son dû, puis se rétracte

Le 2 mai 2018, trois semaines avant qu’Emmanuel Lejeune n’envoie sa fameuse note de débit, Ogeo Fund avait adressé à LIG une facture similaire réclamant ce même solde des émoluments dévolus aux administrateurs B. « Le service financier d’Ogeo a effectivement envoyé une facture au nom d’Ogeo, avant de réaliser que c’est à ELJ Consulting qu’il appartenait de facturer les montants lui revenant, nous a expliqué Emmanuel Lejeune il y a quelques mois. Ce même service financier a donc émis une note de crédit à l’attention de LIG, pour le montant initialement facturé. » Une note de crédit est un document comptable permettant de « neutraliser » une facture émise.

Emmanuel Lejeune a donc pu « rafler la mise » dans un second temps. Il se justifie: « De 2011 à 2018, ELJ Consulting a exercé successivement les fonctions d’administrateur, de vice-président, puis de président du CA de LIG. Le seul administrateur n’ayant pas facturé ses émoluments pour ces 8 exercices était moi-même, représenté au CA de LIG par ma société ELJ Consulting. » Cette dernière affirmation n’est pas tout à fait exacte: Actys, la société de Valérie Dardenne, l' »architecte préférée » de Stéphane Moreau, n’a pas facturé ses émoluments d’administratrice B en 2015, par exemple. Ces fonds, en l’occurrence 30.250 euros TVAC, c’est ELJ Consulting qui les a donc empochés…

De 2011 à 2016, le budget annuel dévolu aux administrateurs de LIG était de 200.000 euros: 100.000 pour les administrateurs A (Elba Advies) et 100.000 pour les administrateurs B (Ogeo Fund). Tout ce qui n’a pas été facturé pour atteindre ce plafond s’est donc retrouvé dans l’escarcelle d’Emmanuel Lejeune… Mais le big boss d’Ogeo Fund insiste: « Ces différentes factures et notes de crédit ont été valablement établies, conformément aux éléments comptables et budgétaires de LIG, et en parfaite transparence », estime-t-il.

1.572 euros la minute de réunion?

Jeff Cavens, le nouveau propriétaire de LIG, rebaptisé Urban Living Belgium (ULB), confirme avoir payé ces montants: « Dans le cadre de la sortie d’Ogeo de LIG, LIG/ULB a remboursé toutes les rémunérations dues aux représentants d’Ogeo et toutes leurs réclamations qui avaient été comptabilisées. Pour le reste, nous ne sommes pas au courant des accords contractuels entre M. Lejeune et Ogeo. »

Marc Schaling, l’ancien CEO de Land Invest, rappelle qu’« Emmanuel Lejeune, administrateur B de LIG à partir de décembre 2011, n’a jamais envoyé de facture bien qu’il ait été informé de ce fait. Avant le départ de Marc Beyens comme administrateur B de LIG, en décembre 2015, Monsieur Lejeune n’a assisté qu’à une seule réunion du conseil d’administration. Il ne s’est jamais impliqué dans LIG avant le départ de Beyens. »

Les émoluments prévus pour les administrateurs B et non dépensés entre 2011 et 2015, soit 188.604 euros selon un document interne de Land Invest, se seraient donc retrouvés dans l’escarcelle d’Emmanuel Lejeune. Sans que des prestations correspondantes n’aient été réalisées durant ces quatre années, selon Schaling. L’accusation est grave. Si la seule et unique réunion du CA de LIG à laquelle Emmanuel Lejeune aurait participé a duré, disons, deux heures, le directeur d’Ogeo Fund aurait ainsi gagné… 1.572 euros la minute! C’est trois fois plus que les membres les moins assidus des fameux comités de secteur du scandale Publifin, qui gagnaient jusqu’à 500 euros la minute.

L’impulsion du « cost killer »

Lorsqu’il nous a répondu il y a quelques mois, Emmanuel Lejeune a tenu à souligner que c’est sous son « impulsion personnelle » au sein du conseil d’administration de LIG, impulsion soutenue par Ogeo en tant qu’actionnaire, « que les émoluments des administrateurs de LIG ont été réduits. Ainsi, l’assemblée générale de LIG a décidé que le budget annuel total pour tous les administrateurs, collectivement, serait de 60.000 euros pour l’année 2017. » À l’entendre, le patron d’Ogeo serait donc une sorte de « cost killer », un chasseur de gaspillage spécialisé dans la réduction des coûts.

Or l' »impulsion personnelle » d’Emmanuel Lejeune était surtout dictée par la FSMA, le gendarme des marchés financiers. En 2017, LIG était largement dans le rouge. C’était le « foutoir » dans la filiale d’Ogeo Fund à Anvers, comme l’ont récemment raconté Le Vif et Apache. La FSMA avait montré le gros doigt: il fallait à tout prix resserrer les boulons. Sans quoi, la situation financière catastrophique de Land Invest allait se muer en faillite. Et peser sur le bilan d’Ogeo Fund, qui avait prêté des dizaines de millions d’euros à sa filiale immobilière anversoise.

Avec cette dernière facture d’Emmanuel Lejeune qui dépasse le quart de million d’euros, il est permis de relativiser la nature des intentions derrière l' »impulsion personnelle » du big boss d’Ogeo Fund. Malgré nos multiples relances, Emmanuel Lejeune n’a pas répondu aux questions additionnelles que nous lui avons envoyées lundi 18 février: comment se fait-il qu’il ait pu oublier, de 2011 à 2018, de facturer les émoluments d’administrateurs qui étaient selon lui dus à sa société ELJ Consulting? Stéphane Moreau, numéro un d’Ogeo jusque juin 2017, était-il au courant que durant toutes ces années Lejeune siégeait au CA de LIG de façon rémunérée, mais paradoxalement sans jamais rien facturer? Stéphane Moreau n’a pas, lui non plus, réagi à nos sollicitations.

Enquête réalisée avec le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles

De « Manu » à « Michael », qui est le patron d’Ogeo?

Emmanuel Lejeune était surnommé
Emmanuel Lejeune était surnommé « Michael » par ses ex-partenaires anversois en raison de sa chevelure frisée qui leur évoquait celle de Michael Jackson.© DR

À Liège, ses collègues l’appellent « Manu ». À Anvers, ils l’avaient surnommé « Michael », à cause de sa chevelure frisée évoquant celle de feu Michael Jackson. Mais contrairement au « Roi de la Pop », le patron du cinquième fonds de pension de Belgique est un véritable « fantôme » de la finance contemporaine: pas la moindre biographie en ligne, aucune photo dans les bases de données journalistiques.

Diplômé de l’université de Liège en droit et sciences économiques, Emmanuel Lejeune, 54 ans dans un mois, a exercé différentes responsabilités au sein d’Assurances du Crédit-Namur, société financière reprise en 1994 par le groupe allemand Gerling NCM, un des leaders mondiaux de l’assurance-crédit et de la gestion de créances commerciales.

À l’automne 2003, Gerling NCM devient Atradius. Emmanuel Lejeune lâche alors son poste confortable de directeur des opérations de recouvrement et fait le grand saut: il quitte Namur-la-provinciale pour Paris, où il rejoint, sur l’imposant site de La Défense, la Compagnie française d’assurance pour le commerce extérieur (Coface) en tant que directeur de la gestion des créances du groupe. Quelques années plus tard, il rejoindra le comité de direction d’Ogeo Fund, tout jeune « organisme de financement des pensions » créé à Liège à l’été 2007, dont il est aujourd’hui devenu le numéro un.

Ce brillant parcours comporte néanmoins des zones d’ombre. En juin 2017, le parquet général de Liège a réclamé le renvoi d’Emmanuel Lejeune devant un tribunal correctionnel pour des malversations présumées dans le cadre du tentaculaire dossier Tecteo/Ogeo, initié en 2008. Il n’est pas le seul. Tout le top d’Ogeo Fund de ces dix dernières années est visé: Stéphane Moreau, Marc Beyens, Hervé Valkeners et André Gilles. Chez Ogeo, « Manu » a toujours été sous l’influence directe de Stéphane Moreau qui représente – de très loin – le plus gros client du fonds de pension: Publifin/Nethys. Un client qu’Ogeo ne peut pas se permettre de perdre… D.Lp et ToC

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