Ludivine Dedonder au Vif: « Il faut préparer les crises et les conflits du futur »
Elle crée un comité de douze experts chargé d’actualiser la » Vision stratégique » de la Défense, veut recruter massivement des militaires, implique l’armée dans la campagne de vaccination… Rencontre avec la Tournaisienne Ludivine Dedonder, première femme ministre de la Défense en Belgique, décidée à faire bouger les lignes.
Ludivine Dedonder n’oubliera jamais cette soirée du 30 septembre dernier, à Louvain-laNeuve, où se tient un congrès du PS. Peu avant minuit, à l’issue du vote sur la déclaration gouvernementale, elle prend un verre avec quelques militants, dont son compagnon, Paul-Olivier Delannois, bourgmestre de Tournai. C’est alors qu’elle reçoit un appel du cabinet Magnette. Le président du parti souhaite lui parler. « Mon coeur s’emballe, nous raconte celle qui est encore, à l’époque, députée fédérale. Je réalise instantanément qu’il a l’intention de me proposer de devenir ministre, même si je ne m’attendais pas du tout à cette offre avant l’appel. »
Lors de l’entretien, Paul Magnette lui lance : « Tu vas peut-être être étonnée ». « Du coup, avant même qu’il mentionne la Défense, j’ai deviné qu’il allait me proposer ce poste-là, glisse-t-elle. Puisqu’il m’a prévenue que je serais surprise, je me suis dit, en tant que membre de la commission des affaires sociales, que je n’hériterais pas des Pensions, autre portefeuille convoité par les socialistes dans le gouvernement d’Alexander De Croo. Je considère ma désignation comme un geste de reconnaissance pour le travail que j’ai accompli ces dernières années. »
Fan de foot
Ingénieure commerciale de formation, elle commence sa carrière comme présentatrice sur l’ancienne radio Fréquence Wallonie. Passionnée de football, elle rejoint le service des sports de la RTBF, puis présente le journal des sports sur NoTélé, la télé régionale de la Wallonie picarde. En 2002, elle entre, comme conseillère, au cabinet du ministre wallon Michel Daerden. « Je lui serai toujours reconnaissante, assure-t-elle. Qu’on l’aime ou pas, il était compétent. Il exigeait de la rigueur et de la précision, ce qui colle bien à ma personnalité. »
Conseillère communale puis échevine de Tournai, Ludivine Dedonder devient députée fédérale après les élections législatives de 2019. Seize mois plus tard, la voilà ministre. Une ascension fulgurante. « En me choisissant, Paul Magnette voulait que soit porté un regard différent sur cette organisation qu’est l’armée. Je ne me rends pas encore vraiment compte que je suis ministre. Je vois surtout les tâches à accomplir et je travaille comme je l’ai toujours fait. J’ai hâte de rencontrer les différents départements de l’armée, dès que la situation sanitaire le permettra. La présence sur le terrain a toujours été ma marque de fabrique. »
La Défense est un département régalien en quête de stabilité : Ludivine Dedonder est le cinquième titulaire du poste en l’espace de moins de deux ans (elle succède à deux libéraux francophones – par ailleurs ministres des Affaires étrangères -, eux-mêmes successeurs de deux N-VA).
« Dommage qu’on s’étonne encore »
Première femme de l’histoire de Belgique à obtenir le poste de ministre de la Défense, Ludivine Dedonder est-elle fière de ce statut de « pionnière » ? « Je trouve un peu dommage qu’on s’étonne encore, à notre époque, que ce ministère puisse être confié à une femme, répond-elle. J’ai reçu beaucoup d’encouragements lors de ma désignation, dont ceux de femmes qui m’ont dit leur fierté de voir l’une d’entre elles hériter de ce portefeuille. Paul Magnette a estimé que le choix d’une femme comme ministre de la Défense aurait valeur de symbole. »
Tu vas peut-être être étonnée », m’a dis Paul Magnette
Une femme à la Défense, voilà pourtant une idée qui ne surprend plus en Europe et au-delà. Aux Pays-Bas, le poste est occupé, depuis octobre 2017, par la chrétienne-démocrate Ank Bijleveld. En Espagne, Margarita Robles dirige la Défense nationale depuis juin 2018. De même, en France, la ministre des Armées est, depuis juin 2017, Florence Parly, jusque-là haute fonctionnaire. Déjà, sous Jacques Chirac, la titulaire de la fonction était une femme, Michèle Alliot-Marie, dite « MAM » (de 2002 à 2007). En Allemagne, Ursula von der Leyen, l’actuelle présidente de la Commission européenne, a été, de 2013 à 2019, ministre fédérale de la Défense…
Sur le front de la pandémie
Début octobre, à peine installée dans son bureau du 8, rue Lambermont, à Bruxelles, Ludivine Dedonder demande une analyse des capacités de la Défense en vue de faire monter les militaires au front de la Covid-19. Dans le cadre de l’aide à la nation, elle offre aussi un soutien logistique et matériel. Juste avant les fêtes, la ministre propose l’aide de l’armée pour la campagne de vaccination. L’hôpital militaire de Neder-Over-Heembeek devient alors l’un des pôles logistiques pour le stockage et la préparation du vaccin. « Dans une première phase, il approvisionne les centres de soins résidentiels bruxellois, ce qui en fait le plus grand « hub » de la capitale, indique la ministre. Vers le mois d’avril, l’hôpital se transformera en centre de vaccination. On pourra y vacciner 100 000 personnes en sept mois, à raison d’un millier par jour. Dix équipes mobiles sont également disponibles pour renforcer les structures civiles de vaccination. »
Le contexte stratégique est en dégradation rapide et durable.
Dans le même temps, la Défense doit anticiper d’autres menaces que le coronavirus. L’accord de gouvernement de la coalition Vivaldi lui demande d’actualiser sa « Vision stratégique » et sa loi de programmation militaire (qui fixe les investissements nécessaires en équipement et en matériel). Elaborés en 2014 et adoptés en 2016, ces deux documents répondent à un environnement géostratégique qui a évolué depuis lors. L’Union européenne et des pays comme la France ont déjà procédé, ces dernières années, à une mise à jour de leur stratégie de sécurité. Car le contexte stratégique est en dégradation rapide : renforcement des attaques dans le cyberespace, risques de décrochage des capacités sur le plan technologique, retour de la compétition militaire et des démonstrations de force (Chine, Russie, Turquie…), zones proches de l’Europe (Sahel, Proche-Orient…) durablement déstabilisées, enracinement et dissémination du terrorisme djihadiste, dérèglements climatiques, rivalités énergétiques, pandémies…
Une nouvelle « Vision stratégique »
Ludivine Dedonder a donc mis sur pied un « comité stratégique », chargé de définir le cadre sécuritaire prospectif dans lequel la Défense belge opérera à l’avenir. Dès la deuxième quinzaine de janvier, le groupe d’experts se réunira une fois par semaine. Il devra fournir un premier rapport en juin. Cette analyse de l’environnement stratégique en 2030-2040 exposera la raison d’être des forces armées belges au XXie siècle et les objectifs qu’elles sont amenées à remplir. « J’ai voulu que ce panel d’experts soit le plus large possible, explique la ministre. Toutes les personnes sollicitées ont accepté d’y participer. Leurs compétences respectives couvrent l’ensemble des domaines qui nous intéressent (lire ci-dessous) : il y a des spécialistes de zones géographiques particulières comme l’Afrique et l’Asie, mais aussi des experts de matières transversales, comme le terrorisme et le changement climatique. La parité linguistique est respectée et j’ai tenu à ce qu’il y ait, parmi les dix experts, autant de femmes que d’hommes. »
S’y ajoutent deux coordinateurs, un civil et un militaire, chargés d’animer et de piloter les travaux : le professeur de l’UCLouvain Tanguy Struye de Swielande, spécialiste en géopolitique et politique étrangère des grandes puissances et dans l’analyse de la prise de décision, et le colonel Eric Kalajzic, titulaire de la chaire de politique mondiale de l’Ecole royale militaire (ERM).
L’horizon 2030-2040
Le rapport des experts servira à élaborer une nouvelle loi de programmation militaire. « Un débat parlementaire sur le document est prévu, assure la ministre. Je vise pour septembre l’actualisation de la « Vision stratégique » à l’horizon 2030. Dans un second temps, l’objectif sera d’élargir l’horizon jusqu’à 2040, car il faut préparer les crises et conflits du futur et acquérir la technologie qui permet d’avoir un temps d’avance sur les rivaux et adversaires potentiels. Les connaissances des douze experts permettront de comprendre les menaces qui se profilent et d’investir dans des moyens de défense pour que la Belgique puisse garantir la sécurité de chaque citoyen. Les cybermenaces n’ont pas été prises en compte dans la « Vision stratégique » de 2014. »
« Il faut infléchir la courbe »
Le budget de la Défense permettra-t-il de relever ces défis, qui exigeront de nouveaux investissements coûteux ? Ce budget s’élève à 3,7 milliards d’euros en 2021, en augmentation de 480 millions par rapport à 2020. Sous la précédente législature, la priorité a été donnée aux investissements en matériel : F-35, drones, véhicules pour la composante Terre, frégates, chasseurs de mines…
« Il faut rééquilibrer, martèle la ministre : je ferai en sorte que 40 % de l’enveloppe globale soient consacrés au personnel, la priorité de mon mandat. Au total, avec les civils et les militaires en opérations, cela fait près d’1,5 milliard d’euros. Cette philosophie signifie que le personnel ne sera plus la variable d’ajustement budgétaire. L’armée est sur une trajectoire qui pourrait la faire passer sous la barre des 20 000 hommes. Pour infléchir la courbe, je me suis engagée à recruter 2 500 miliaires cette année et 10 000 sur la législature. Je veux aussi faire passer à 15 % la proportion de civils à la Défense, au lieu de 5 %. Dommage qu’on ne l’ait pas fait plus tôt ! »
Ludivine Dedonder poursuit : « Réussir ce recrutement massif passe par une revalorisation salariale. Je ferai des propositions dès ce premier trimestre aux délégations syndicales. Je veux rendre la Défense attractive. Elle compte une centaine de métiers différents, ce qui peut faire de l’armée un acteur de la relance économique. Pour faire connaître l’armée, je compte organiser dans les unités des stages pour jeunes, dès l’âge de 14 ans. En parallèle avec le recrutement, il faut aussi améliorer le cadre de travail et le bien-être, un investissement à faire absolument. »
Un milliard pour rembourser les achats
Les investissements en infrastructures concernent aussi les besoins des nouvelles capacités : modernisation des bases aériennes pour accueillir les F-35A et les avions de transport militaire A400M, construction d’un nouveau QG à Evere… Pour l’ensemble de la législature, cela représente 1,5 milliard d’investissements, contre 300 millions pendant la législature précédente. « Les 480 millions d’euros supplémentaires du budget global de la Défense ne seront pas pour autant absorbés par ces coûts de rénovation et de construction de bases, assure la ministre : le montant pour les infrastructures en 2021 n’est que de 76 millions d’euros, comme l’an dernier. » Le versement des premières tranches de paiement des avions de chasse F-35 et autres achats militaires commandés sous la précédente législature risquet-il de réduire la marge de manoeuvre dans certains secteurs ? « Cette année, la Défense va devoir payer près d’un milliard d’euros pour ces investissements, indique Ludivine Dedonder. Ces moyens, inscrits dans le budget annuel, ne privent pas de ressources les autres activités de l’armée. Les investissements en matériel n’ont pas d’impact sur le budget des opérations à l’étranger. En 2021, ce budget-là reste au même niveau que les années précédentes : quelque 67 millions d’euros. »
Douze « apôtres » pour une « vision »
Les douze experts chargés de redessiner le cadre sécuritaire dans lequel la Défense belge évoluera d’ici à 2040 ont des domaines de compétence très divers. Parmi eux, pointons un « BV » (bekende Vlaming), Jonathan Holslag, professeur à la VUB. Il a beaucoup écrit, y compris dans Le Vif, sur l’Union européenne et son positionnement face aux superpuissances chinoise et américaine. Les analyses percutantes de ce géopoliticien belge de 39 ans font autorité dans les milieux politique, diplomatique et militaire. Autre expert néerlandophone très réputé et souvent consulté par les médias : Sven Biscop (université de Gand/institut Egmont), spécialiste de la politique européenne de Défense. Côté francophone, Joseph Henrotin a répondu à l’appel. Chercheur au Centre d’analyse et de prévision des risques internationaux (Capri), c’est un expert en stratégie et technologies militaires. Autres profils : Delphine Resteigne, professeure de sociologie à l’Ecole royale militaire, est l’auteure de travaux sur la motivation et le style de leadership. Ou encore l’Américaine Caroline Zickgraf, professeure à l’ULiège et spécialiste des migrations suite aux changements climatiques.
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