Une note d’espoir dans une année pourrie: la Belgique a enfin eu un gouvernement
On n’y croyait presque plus, mais ils y sont arrivés: la Belgique a enfin un gouvernement de plein exercice. Dirigé par Alexander De Croo, il rassemble sept partis, sans la N-VA, et son programme ne brille pas par son ambition. Mais il rassemble aussi une équipe jeune, paritaire, et ouverte à la diversité.
La fin de l’année 2020 approche. Le Vif a préparé une rétro un peu spéciale, reprenant 100 notes d’espoir dans une année de merde. Parfois anecdotiques ou embryonnaires mais toujours indispensables.
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Mercredi 30 septembre, autour de onze heures. Paul Magnette et Alexander De Croo descendent le marbre rouge du grand escalier du palais d’Egmont. Ils ont leurs petits costumes serrés, et leur visage chiffonné entoure les sourires de rigueur. Ils viennent de passer plusieurs nuits à négocier les dernières lignes de l’accord d’un gouvernement majoritaire et de plein exercice tel que la Belgique n’en avait plus connu depuis le 21 décembre 2018 et la démission de Charles Michel. Paul Magnette et Alexander De Croo sont fatigués mais fiers. Si fatigués qu’Alexander De Croo remerciera publiquement « Sophie Michel » pour le travail accompli au 16 rue de la Loi. Si fiers que Paul Magnette s’effondrera en larmes, quelques minutes après ce point presse, dans cet autre coin du palais d’où il présidera un bureau virtuel du Parti socialiste.
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La Belgique, donc, enfin, a un gouvernement. C’est absurde, mais c’est presque un miracle, et donc presque une bonne nouvelle. Pas que l’un pleure ou que l’autre confonde le nom et le prénom de ses deux prédécesseurs, mais que s’installe enfin un gouvernement de plein exercice disposant d’une majorité au Parlement désigné par l’élection législative du 26 mai 2019.
Les rapports de force imposés par les électeurs, tirant vers la droite au nord, poussant vers la gauche au sud, rendaient le blocage si inévitable que certains le voyaient même durer… jusqu’à la fin de la Belgique.
La N-VA, plus grand parti de Flandre et de Belgique, avait perdu 300 000 suffrages entre 2014 et 2019, principalement au profit du Vlaams Belang. Le PS, plus grand parti de Belgique francophone, en avait perdu 150 000, principalement au profit du PTB. Tous les partis, dans la foulée, perdirent leur président: parmi toutes les formations présentes à la Chambre, seules celles dirigées par Bart De Wever, Tom Van Grieken, Peter Mertens, Meyrem Almaci et Maxime Prévot n’ont pas changé de patron(ne) entre l’automne 2019 et le printemps 2020. L’apprentissage de Jean-Marc Nollet et Rajae Maouane, Paul Magnette, Conner Rousseau, Georges-Louis Bouchez, François De Smet, Joachim Coens et Egbert Lachaert fut tortueux, plein de craquages et d’éclats, et leur inexpérience vint compliquer une situation déjà inextricable: la jeunesse des protagonistes n’accéléra pas le voyage d’Alexander De Croo vers son lapsus libératoire.
Des parallèles pas très droites
Ce lapsus, en fait, libéra également Sophie Wilmès. La Première, que les départs européens de Charles Michel et Didier Reynders avaient élevée, presque par accident, à la plus haute fonction politique du pays, était jusque-là à la tête d’un gouvernement croupion, réduit à 38 sièges sur 150, qui géra tant bien que mal la pire catastrophe sanitaire jamais survenue. Son charisme assit sa popularité. Elle reçut en mars, au terme d’un week-end de rare frénésie politique, le soutien de sept autres partis (N-VA, PS, SP.A, Ecolo, Groen, CDH et DéFI) pour obtenir des pouvoirs spéciaux pour (au moins) trois mois, et le soutien de six de ces sept (les mêmes moins la N-VA) pour obtenir la confiance du Parlement pour six mois: d’ici à la mi-septembre donc, Sophie Wilmès remettrait sa démission, et un gouvernement normal lui succéderait. Le miracle devait se produire au plus tard au terme de l’été.
Deux dynamiques politiques pas tout à fait parallèles ni tout à fait rectilignes s’enclenchèrent alors, qui menèrent au lapsus du 30 septembre.
D’une part, un gouvernement tripartite (MR-Open VLD-CD&V) était tenu d’informer, au sein de Conseils des ministres élargis hebdomadaires, les présidents des six autres partis (et le chef de groupe à la Chambre de la N-VA) des mesures adoptées pour gérer la crise, que la Chambre validerait ensuite.
D’autre part, des discussions se mèneraient, entre présidents, afin d’installer pour le reste de la législature un gouvernement normal, doté d’une majorité à la Chambre et outillé d’un accord de gouvernement. La première part fut accomplie cahin-caha: la comparaison avec les pays voisins n’est guère flatteuse pour la Belgique. La seconde le fut encore plus chaotiquement, et les deux présidents des deux principaux partis francophones y contribuèrent grandement.
Paul Magnette, qui avait brièvement envisagé de remplacer le gouvernement de Sophie Wilmès par un exécutif PS – N-VA à la mi-mars avant de se raviser, engagea en mai, avec Conner Rousseau, une mission informelle de consultations qui aboutit à la conclusion qu’un gouvernement tripartite (socialistes, libéraux et sociaux-chrétiens) minoritaire pouvait seul empêcher la convocation d’élections anticipées.
1er octobre: Alexander De Croo et ses ministres prêtent serment au Palais royal.
Georges-Louis Bouchez creva l’alternative en engageant, avec Egbert Lachaert et Joachim Coens, des discussions censées fédérer avec la N-VA, le SP.A et le CDH, une coalition « Arizona » à laquelle le PS serait forcé de se joindre. Paul Magnette ne les joignit pas, mais discutait depuis quelques jours avec Bart De Wever. Le 18 juin, le bourgmestre de Charleroi avait fait paraître dans L’Echo une carte blanche qui explicitait avec fermeté sa répulsion à gouverner avec les nationalistes flamands (« Le raisonnement selon lequel pour donner au pays un gouvernement stable, il faut associer les deux plus grands partis, à savoir la N-VA et le PS, n’a jamais cessé de m’étonner… »). Un tout petit mois plus tard, le 20 juillet, le roi Philippe le désignait pourtant préformateur royal. Socialistes comme nationalistes voyaient alors la possibilité de leur accord comme une chance historique d’éviter les élections anticipées et, donc, le chaos.
La victoire en renonçant
Les deux souhaitaient rassembler une majorité sans le Mouvement réformateur. Heureusement pour Georges-Louis Bouchez, qui avait passé plusieurs des premiers mois de sa présidence à tenter de coupler les socialistes à la N-VA, les libéraux flamands refusèrent de s’engager dans pareille formule, qui troquait quelques gestes sociaux contre l’engagement d’une large réforme de l’Etat. Il suffit alors aux verts, qui n’attendaient que ça depuis mai 2019, de proposer aux libéraux une alliance circonstancielle pour faire échouer la mission De Wever-Magnette, et le chemin était tracé. Il fut court, raide, et sinueux lui aussi: à plusieurs moments, à l’Open VLD y compris, on envisagea de remplacer le MR par le CDH.
Mais il menait, quoi qu’il en soit, à un gouvernement sans la N-VA, dont les libéraux flamands obtiendraient, en récompense, la direction. Paul Magnette et Alexander De Croo furent désignés coformateurs le 23 septembre, et rendaient les 85 pages de leur rapport final au roi le mercredi 30. Le CD&V avait été le dernier à rejoindre le mouvement, recevant de bons postes et de fermes garanties sur les dossiers éthiques: les chrétiens-démocrates flamands mettant de côté leur revendication de gouverner à tout prix sans la N-VA, les autres partis mettaient de côté leur revendication de donner plus de droits aux femmes sur leur corps.
Programme mal formulé
Ce grand troc de crise, un peu miraculeux, ne pouvait se clore que sur un lapsus, qui résumait une intention mal formulée et un programme qui l’était tout autant. Il est vrai que dans les derniers jours, tous les rédacteurs, fatigués par l’usure et usés par les renoncements, consacrèrent leur restant d’énergie à introduire, dans le texte de l’accord de gouvernement, des lignes qui contredisaient les précédentes. Seul, au fond, le refinancement des soins de santé aura échappé à cette castratrice méthode, qui permet à chaque partenaire de se sentir soulagé de n’avoir rien concédé à ses adversaires et qui l’exonère d’avoir renoncé à tant de points de son programme. « L’accord du gouvernement dit qu’il n’y aura pas de nouveaux impôts sauf s’il faut de nouveaux impôts, il dit qu’on fermera les centrales nucléaires sauf si on ne ferme pas les centrales nucléaires, et il dit qu’il y aura une pension à 1 500 euros net en 2024, sauf si on n’y arrive pas », résume joliment François De Smet (DéFI).
Seul, au fond, le refinancement des soins de santé aura échappé à cette castratrice méthode
Mais enfin la Belgique avait un gouvernement, et pour Alexander De Croo qui allait le diriger, et pour Paul Magnette qui se gargarisait d’y avoir mis la dernière main, c’était un heureux miracle. La bonne nouvelle ne se trouverait pas dans le programme de cette trop large coalition, ni dans la très incertaine cohésion de ses premières semaines: très tôt, le MR multiplia les expressions dissonantes.
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C’est sa composition, présentée le 1er octobre au Palais royal, qui serait l’heureux aspect du moment: quinze ministres et cinq secrétaires d’Etat prêtèrent serment devant le roi, mais jamais ils n’avaient été si jeunes, si mixtes et si nombreux à avoir des parents immigrés. L’exécutif De Croo affiche une moyenne d’âge de 44 ans, et sa parité n’est, pour la première fois de l’histoire, pas seulement linguistique: il compte autant d’hommes que de femmes, même si celles-ci sont moins nombreuses à siéger au « kern ». Les parents de Sammy Mahdi (CD&V), Zakia Khattabi (Ecolo) et Meryame Kitir (SP.A) sont irakiens pour le premier, marocains pour les deux autres. Cette dernière, ministre de la Coopération au développement, exerça, avant d’entrer au Parlement fédéral en 2007, le très oublié métier d’ouvrière. Le million et demi d’ouvriers que compte encore la Belgique pourra, peut-être, trouver dans cette désignation une bonne nouvelle. Parmi tant d’autres mauvaises.
Les défis
Rester ensemble: face à la pandémie, devant le défi de la vaccination, la Belgique politique devra agir de conserve… et parler d’une seule voix alors que, dans la population, la colère gronde et la méfiance grandit. Des tensions entre entités fédérées et Etat fédéral pourraient compliquer les choses, en particulier pour Alexander De Croo et Frank Vandenbroucke, les deux personnalités les plus exposées sur le front du coronavirus. Les deux devront, aussi et surtout, parvenir à contenir les assauts venus de l’intérieur de leur propre majorité, des libéraux francophones en particulier, qui amplifient la ruineuse impression de chaos et minent la crédibilité de leurs décisions.
Calmer la Flandre: absorbé par la pandémie et ses conséquences sociales et économiques, le gouvernement fédéral d’Alexander De Croo ne dispose pas d’une majorité en Flandre. Mais ses principaux ministres sont tous flamands. Dans l’opposition, les nationalistes flamands continuent de présenter la coalition Vivaldi comme le résultat d’un coup de force francophone, son programme comme une folie gauchiste, et l’Open VLD et le CD&V comme des traîtres à la Flandre. Ces deux formations en particulier, auxquelles les derniers sondages de 2020 n’ont guère été spécialement favorables, devront (se) convaincre que la Belgique a encore, pour reprendre le mot funeste d’Yves Leterme, « une valeur ajoutée ».
Ne pas rater la relance: une fois tracé le chemin de l’immunité collective, c’est l’économie qu’il faudra sauver, et réengager sur la route de la croissance (verte, bien sûr). Le jeune secrétaire d’Etat à la Relance, Thomas Dermine, devra, pour avril prochain, envoyer à la Commission européenne le plan de relance en cinq chapitres (environnement, numérique, mobilité, productivité, solidarité) qu’il sera parvenu à négocier avec les Régions. Il en va de cinq milliards d’euros, promis par l’Union pour panser les plaies de l’économie belge. Les arbitrages seront, comme toujours, compliqués : le ministre-président flamand, Jan Jambon, a déjà pris option sur trois des cinq milliards annoncés.
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