Les forces et failles d’une Belgique sans nucléaire (analyse)
Complète ou partielle, la sortie du nucléaire d’ici à 2025 pose de plus en plus question à mesure que l’échéance se rapproche. Entre les voeux pieux et les faux arguments, le dossier en a perdu toute nuance. En voici trois.
Dix-huit années auraient dû suffire à consolider les arguments et à concevoir une transition énergétique fédératrice. C’est pourtant avec un simplisme souvent empreint de malhonnêteté intellectuelle que la sortie du nucléaire, fixée dans une loi de 2003, oppose encore ses partisans et ses détracteurs. Quitte à formuler des semi-vérités. »La sortie du nucléaire est conditionnée par la sécurité d’approvisionnement, et ce n’est pas le cas, la garantie des prix et un accord transversal de moins 55% de CO2. Mais comment voulez-vous atteindre cet objectif de moins 55% si vous ajoutez deux centrales au gaz ? », indiquait par exemple le président du MR, Georges-Louis Bouchez, au micro de La Première, ce 10 novembre. C’est omettre – volontairement ou non – le fait que cet objectif de 55% n’inclut pas l’empreinte carbone des secteurs soumis au système d’échange de quotas d’émission de l’UE (ETS), dont la production d’électricité fait partie. La prolongation de deux réacteurs nucléaires n’aiderait donc en rien la Belgique à honorer ses engagements européens. Ses efforts, elle devra les produire ailleurs.
Il est vrai, toutefois, que nos émissions de CO2, tous secteurs confondus, devraient augmenter de 3,9 % en 2026 par rapport à 2019, selon une étude du Bureau fédéral du plan. Que cette hausse serait avant tout due au remplacement du parc nucléaire par des centrales au gaz. Et que le maintien de Tihange 3 et Doel 4 permettrait d’en réduire l’ampleur, du moins pour quelques années. Si le mécanisme de rémunération des capacités (MRC) est bel et bien sur les rails, l’incapacité de la Belgique à réduire structurellement ses émissions de gaz à effet de serre a progressivement éclipsé les principaux arguments en faveur de la fin de l’atome (sécurité, gestion des déchets, vieillissement des centrales existantes…). D’autant qu’elle pose problème à trois niveaux.
1. L’opposition non-fondée
C’est une affirmation maintes fois entendue : particulièrement peu modulable, la production des centrales nucléaires freinerait le développement des énergies renouvelables intermittentes comme l’éolien et le photovoltaïque. En mars dernier, le surplus d’électricité provoqué par la concomitance de la production nucléaire et de journées très venteuses avait mené à des prix négatifs sur le marché à court terme, poussant l’exploitant du parc éolien offshore SeaMade, Eneco, à le mettre provisoirement à l’arrêt. Un bug informatique avait cependant empêché d’anticiper cette situation. « Plus le nucléaire est important dans le mix électrique, moins il y a d’espace pour les sources variables comme le gaz ou le renouvelable, résume Benjamin Wilkin, secrétaire général de l’asbl Energie commune (ex-Apere). Le prix de l’électricité d’origine renouvelable tombe régulièrement très bas, quand il n’est pas négatif. Logiquement, avoir une grande proportion d’énergie nucléaire nuit à la rentabilité du renouvelable, et donc à l’investissement, nécessitant plus de subsides. »
Une analyse corroborée par une note de travail rédigée en septembre 2020 par la DG Energie et le Bureau du plan, à l’attention du gouvernement. « Le plus long maintien de certains réacteurs nucléaires pourrait avoir un impact sur la rentabilité des unités renouvelables, en raison d’une diminution du surplus des producteurs de ces technologies. » Dans le scénario où la Belgique prolongerait deux réacteurs nucléaires, le surplus des producteurs d’énergie solaire et éolienne chuterait respectivement de dix millions et de trente-quatre millions d’euros en moyenne, révèle la note.
Il est néanmoins faux d’en conclure que le nucléaire s’oppose au renouvelable, estime Hervé Jeanmart, professeur à l’Ecole polytechnique de l’UCLouvain : « Singulièrement pour un pays comme le nôtre, où le potentiel maximal du renouvelable ne sera pas suffisant pour satisfaire nos besoins futurs. Je ne dis pas qu’il faut le faire, mais le nucléaire pourrait être l’allié du renouvelable, dans le sens où il permettrait une plus grande indépendance énergétique de la Belgique. » Son maintien pourrait même accélérer l’essor, indispensable mais jusqu’ici limité, du stockage à court et à moyen terme de l’électricité, puisqu’il accentue la problématique de l’absorption des pics de production. « Avec le nucléaire, le renouvelable entre plus rapidement dans la phase où sa gestion active devient importante, poursuit Hervé Jeanmart. Cela peut accélérer la manière dont le système devrait fonctionner d’ici à 2050. »
Un avis partagé par le professeur Patrick Hendrick, responsable de l’unité d’aérothermomécanique (ATM) de l’ULB. « Le nucléaire ne freine pas l’essor du renouvelable. Je ne dis pas qu’il est incontournable. Mais il faut le remplacer par une capacité disponible à tout instant. » Au micro de La Première, le ministre wallon de l’Energie, Philippe Henry (Ecolo) insistait récemment sur les interconnexions du renouvelable à l’échelle européenne : « Le productible solaire et éolien pourra circuler et alimenter d’autres régions, qui auront peut-être à un moment moins de soleil et de vent. » Pour Patrick Hendrick, « il faut se méfier des discours simplistes. Aujourd’hui, personne n’a fait de calcul prédictif suffisamment fin pour savoir si ces interconnexions européennes seraient capables ou non de combler la perte d’une capacité électrique de base ».
2. La vérité incontestable du CO2
Seule une réduction massive des émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030 permettrait d’éviter un réchauffement climatique supérieur à 1,5 Cº. Comme le confirme Elia, le gestionnaire du réseau de transport d’électricité à haute tension, l’appel d’offre du CRM impose un plan de neutralisation des émissions de CO2 à l’horizon 2050 aux capacités sélectionnées pour quinze ans. Contactée par Le Vif, Engie précise que ses deux projets de nouvelles centrales au gaz sont bel et bien conçus pour fonctionner à l’avenir avec de l’hydrogène vert. Ceux-ci prévoient aussi de l’espace pour y greffer de potentielles technologies de capture du carbone, permettant de le recycler selon l’usage qui en sera fait.
Beaucoup de promesses pour le futur donc, mais aucune contrainte pour 2030. En d’autres mots, les centrales retenues dans le cadre du CRM devraient toujours fonctionner au gaz à cette échéance, ce qui aura d’inévitables conséquences sur les émissions de CO2. En tenant compte du rendement des turbines à cycle combiné modernes (60 %), de la combustion, de l’extraction de la matière première et de toutes les infrastructures nécessaires, produire un mégawattheure électrique à partir du gaz émet en moyenne 450 kilos de CO2, évalue Hervé Jeanmart. Selon les estimations du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), le nucléaire n’en émet que 12.
Dans le scénario d’un arrêt complet des réacteurs nucléaires en 2026, les centrales au gaz pourraient produire 40 térawattheures par an en Belgique, ce qui reviendrait, sans technologie de capture, à relâcher 18 millions de tonnes de CO2 équivalent dans l’atmosphère – sachant que ce chiffre inclut des émissions qui ont en partie lieu ailleurs (pour l’extraction et l’acheminement du gaz). A titre de comparaison, l’ensemble du secteur du transport en Belgique a émis 25,4 millions de tonnes en 2019, selon les données soumises à la Commission européenne. « Pourquoi l’appel d’offres du CRM n’a-t-il pas imposé un plan de réduction des émissions de CO2 avant 2030 aux centrales candidates ? », s’interroge Patrick Hendrick. L’une des réponses résident probablement dans le coût de la sortie du nucléaire. Déjà décrié, celui-ci aurait été bien plus élevé si les projets retenus avaient d’emblée dû inclure des technologies de capture du carbone.
3. L’avenir résolument électrique
Tous les modèles scientifiques s’accordent sur un point : la réduction des émissions de gaz à effet de serre passera aussi par une électrification de nos besoins. A l’heure actuelle, l’électricité ne représente que 22,5 % de la consommation d’énergie primaire en Belgique. Ce pourcentage devrait augmenter significativement dans les décennies à venir. S’il est crucial de miser avant tout sur la sobriété énergétique, « il n’est pas illusoire de penser que l’on doublera notre consommation d’électricité », ajoute Patrick Hendrick. A terme, il ne suffira donc pas de compenser la perte déjà substantielle du productible nucléaire. « Actuellement, on a tendance à penser avec un système figé et un besoin électrique défini, constate Hervé Jeanmart. Or, quand on commence à électrifier le système belge, le potentiel renouvelable maximal ne devient plus suffisant, et de loin. D’où l’obligation d’importer de grandes quantités d’électricité, ce que l’on anticipe difficilement. »
La prolongation de réacteurs nucléaires existants ne permettra toutefois pas de faire face à cette tendance à long terme. « Sur le plan environnemental, éthique et sanitaire, l’énergie nucléaire de fission, telle que déployée actuellement, ne peut pas prétendre satisfaire aux principes du développement durable », soulignait le Conseil supérieur de la Santé (CSS), dans un avis rendu fin octobre. Le mix électrique de 2026 sera, dans tous les cas, bien peu conciliable avec l’urgence que requière le réchauffement climatique.
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