Le 22 mars, l’effet d’une bombe sur la vie de Sandrine et Tanguy
Il y a cinq ans, Sandrine et Tanguy étaient au mauvais endroit au mauvais moment. Depuis les attentats, chacun a cheminé, bricolant ses réparations intérieures. La page qui s’est ouverte pour eux ce jour-là n’est pas tournée et ne se tournera pas: au mieux, elle s’apprivoise.
Le contexte
Peu avant 8 heures, le 22 mars 2016, deux bombes explosent à l’aéroport de Bruxelles-National. A 9 h 11, une autre explosion se produit dans une rame de métro, à la station Maelbeek. Ces attentats commis il y a cinq ans par des djihadistes de l’Etat islamique causent la mort de 32 personnes et en blessent 340 autres. Ils interviennent quelques jours après l’arrestation, à Bruxelles, de Salah Abdeslam, poursuivi pour son implication présumée dans les attentats du 13 novembre 2015 à Paris. Cinq ans après, Le Vif revient sur les événements en privilégiant le témoignage.
Chère Sandrine, Cher Tanguy,
Il suffit de peu, un avion qui zèbre le ciel, un escalator de métro, et je me surprends à penser à vous. Je vous connais si peu, pourtant, ou si particulièrement! Sans ces déflagrations, au propre et au figuré, qui ont pulvérisé vos vies et tant d’autres avec elles, un certain matin de 22 mars, je ne vous aurais pas rencontrés. Vous étiez tous les deux, ce jour-là, là où il ne fallait pas être: l’un à l’aéroport de Bruxelles-National, en partance pour Lisbonne avec ses élèves en soins infirmiers, l’autre dans le métro, en route pour une réunion au-delà de la station Maelbeek. Vous ne saviez pas alors combien ces deux minutes assourdissantes, autour de 7 h 58 puis de 9 h 11, tambourineraient encore dans vos coeurs, vos corps, vos âmes, cinq ans plus tard.
Longtemps, je me suis sentie plus du côté des morts que des vivants.
Depuis, la vie a repris, dit-on. Mais quelle vie? De quels tons se colore votre existence aujourd’hui? Les cicatrices laissées sur vos peaux par ces attentats ont, sinon disparu, à ce point intégré vos corps qu’elles font désormais partie de vous. Non seulement elles vous appartiennent mais elles sont constitutives de ce que vous êtes. Vous n’avez plus mal. Plus rien ne se voit, de l’extérieur. Le temps a passé. Il n’emporte pas tout. Et sans doute est-ce douloureusement un bien, que tout ne s’oublie pas.
Peu après ce 22 mars, je vous ai rencontrés pour vous demander si vous seriez prêts à raconter vos vies, presque au jour le jour, durant la première année qui a suivi ce matin d’explosions. Vous avez dit oui. Ainsi nous sommes-nous croisés, dans cette posture indescriptible qui nous amène parfois comme journalistes à recueillir, comme on le fait de la sève des arbres, vos mots de blessés. En se faisant tout petit, conscient de ce rare privilège que l’on éprouve à regarder en face un coeur qui bat. En écoutant beaucoup. En laissant les larmes poindre puis fondre dans l’oubli.
Vous m’avez raconté le silence inouï qui a succédé aux bombes, à la station Maelbeek et à l’aéroport. Ces scènes surréalistes où vous vous êtes vu marcher en vous éloignant de l’horreur, votre champ de vision rétréci au minimum, en mode survie, la souffrance irradiant de vos mains et visage brûlés, le sang dégoulinant sur le front. Votre interlocutrice à l’école, Tanguy, vous proposant de « prendre l’avion suivant » et vous qui hurlez « il n’y a plus d’aéroport! » Les petits cartons de couleur déposés sur votre corps, indicateurs du degré d’urgence de votre prise en charge. Vos proches, incrédules, joints par téléphone. Votre sentiment de culpabilité, cette question lancinante « pourquoi moi, pourquoi aujourd’hui, pourquoi là? »
Qu’avons-nous à apprendre, comme société, de l’histoire de Sandrine et Tanguy? Ecoutez « 22 mars et 5 bougie », un podcast du Vif.
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Vous m’avez dit la curiosité malsaine de ceux qui se vantaient de connaître « vraiment bien une victime des attentats », vos colères, votre aversion nouvelle pour le bruit. Vos détours imprévisibles dans le tableautin du désespoir. Vos émotions, dont vous vous sentez soit coupés, soit submergés. « Je me croyais résilient, avouez-vous, Tanguy, mais ce serait trop simple. C’est un changement de vie dont je n’ai pas voulu. Même avec beaucoup d’empathie, nul ne peut comprendre: je me sens deux fois victime, de l’explosion et de la lassitude de ceux qui ne veulent plus en parler. »
Les commémorations lors desquelles « les politiques étaient au premier rang et les victimes parquées derrière des barrières Nadar » vous ont laissés amers. « Même bien entouré, on parcourt dans une solitude extrême le chemin de reconstruction, dites-vous, Sandrine. Longtemps, je me suis sentie plus du côté des morts que des vivants. »
Le suivi administratif assuré à vos dossiers n’aura pas pansé vos plaies. Sans doute a-t-il même jeté dessus en averse ce sel absurde, vous contraignant à répéter cent fois votre histoire à des interlocuteurs différents et à envoyer cent fois les documents pourtant déjà envoyés. Le calcul des indemnités qui vous sont dues, pour justifié qu’il soit, vous est inaudible. Comment mesure-t-on l’incommensurable? Vous auriez voulu que l’Etat vous prenne par la main et à vos yeux, il ne l’a pas fait. Il n’était pas prêt pour ce type d’événements. Nul ne l’était. L’est-on davantage aujourd’hui? « Depuis cinq ans, nous travaillons à nous reconstruire. La société, elle, n’a rien entrepris, ou si peu. Alors? »
Même avec beaucoup d’empathie, nul ne peut comprendre.
Ce qui vous a permis de tenir debout, ce n’est pas l’appui des autorités. Ce n’est pas l’envie que justice soit rendue dans le cadre de procès que vous qualifiez de « mal nécessaire ». Ce sont, sans doute, les multiples démarches que vous avez entreprises, l’un et l’autre, auprès de psychologues, de spécialistes des traumatismes, de personnes qui font du bien. De ceux qui vous accompagnent vers d’autres manières de vivre ensemble dans ce pays minuscule. Ce sont surtout vos tout proches. Vos enfants, vos conjoints, vos amis. Ces êtres rares qui vous caressent et vous bousculent, juste quand et comme il le faut.
Sans vouloir que tout cela vous arrive, Sandrine et Tanguy, vous vous êtes rencontrés. On ne peut imaginer deux êtres plus différents. Mais trois choses au moins vous sont communes: la date du 22 mars, les illusions que vous y avez laissées et malgré cela, la certitude d’avoir envie de vivre. J’y ajoute l’humour. Il suffit de vous voir éclater de rire en vous racontant vos visites chez vos médecins-conseils et psychologues respectifs pour sentir d’un coup son propre regard se noyer.
Depuis cinq ans, Tanguy et Sandrine, je vous observe vous débattre avec vos cauchemars éveillés et vos rêves incandescents. Chercher les sentiers qui mènent aux clairières où la mousse est tendre. En vouloir au monde et l’aimer de toutes vos forces. Vous enivrer de vie et défier la mort. Je vous sens en recherche inextinguible de paix. « Depuis les attentats, je me sens plus vulnérable, dites-vous, Tanguy. Un peu ermite, aussi. L’Etat, plus sécuritaire et moins ouvert, augmente le risque de vivre mal ensemble. » Il a bon dos, l’adage qui martèle que « tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts »! Vous n’êtes pas plus forts. Vous êtes autres. Ainsi en est-il de tous ceux que ces attentats ont marqués pour toujours, blessés de corps et de coeurs, et orphelins des 32 âmes que le souffle de ces jours de feu a éteintes pour toujours. « Je suis davantage présente au monde, dites-vous, Sandrine. Je ne suis pas plus forte qu’avant. Mais j’observe que pour traverser tout cela, nous avions la force. »
Oui, vous l’aviez.
Laurence
A relire: le récit de Sandrine et Tanguy, depuis le 22 mars 2016
> Vivre depuis le 22 mars 2016 : journal de bord de deux victimes, Sandrine et Tanguy
> Comment se reconstruire après le 22 mars ? Sandrine et Tanguy racontent leur combat au jour le jour
> Un an après les attentats, a-t-on accompagné les victimes comme il le fallait ?
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