Vivre depuis le 22 mars 2016 : journal de bord de deux victimes, Sandrine et Tanguy
Durant un an, Laurence van Ruymbeke, journaliste au Vif/L’Express, a accompagné Sandrine et Tanguy, victimes des attentats de Bruxelles. En est né un livre, sous forme de journal de bord des deux rescapés, retraçant « la vie après ça ». La vie, surtout. Extraits.
22 mars 2016, 7 h 58, aéroport de Bruxelles-National
Tanguy : Je me souviens d’un seul bruit, sec, claquant. Et de la lumière, en face de moi. Qu’elle est belle ! Un jaune très pâle mais intensément lumineux. Une lumière de bombe atomique. D’emblée, je sais que c’est un attentat. Mes élèves, pétrifiés, ne réagissent pas. Je crie : « Sortez, courez, courez vers la sortie ! C’est un attentat ! » Je reviens sur mes pas. Je veux récupérer mon bagage. Il ne contient aucun objet de valeur mais c’est pour le principe : cette valise est à moi. Oui, c’est curieux. Dans un moment comme celui-là, tout est curieux. Ma valise à la main, je me mets enfin à courir, dans un monde de sourds : je n’entends personne crier. Ce n’est sans doute pas le cas. Mais je n’entends rien. Tout va vite. Des voyageurs se précipitent vers les sorties. Lorsque je m’en approche à mon tour, la seconde bombe explose, à quelques mètres de moi, pulvérisant d’un coup la façade de verre. Des morceaux de vitres s’effondrent en pluie. Je passe à travers. J’ai le cuir chevelu entaillé. « Pourquoi aujourd’hui ? ». […]
9 h 11, station Maelbeek
Sandrine : C’est un attentat. Je le sais, j’en suis sûre, d’emblée. C’est un attentat et je suis dedans. Je réfléchis vite, mue par un instinct de survie. Je suis un animal. Mon champ de vision se rétrécit d’un coup au minimum. Ne rien voir que juste devant soi. Quelque chose me dit de ne rien regarder. Dans la rame et la station Maelbeek tout entière, le silence est écrasant. Sur le quai, l’éclairage de secours et les néons des panneaux publicitaires jettent leur lumière crue sur le wagon dévasté. Je me lève de mon siège. Je sors de la rame, calmement, par ce que je crois être la fenêtre. […] J’ai peur d’une deuxième explosion. Je veux sortir de là, vite. Aller vers la lumière. Vers les vivants. Je rejoins un petit groupe de passagers, que je ne regarde pas. On progresse au pas, sans se retourner. Je ne me pose aucune question. Il faut juste que j’avance. L’escalator est en réparation : la première et la dernière marche manquent. J’entends une femme dire à une autre : « On va enjamber, ne vous inquiétez pas, ça va aller. » […]
Sandrine, 48 ans, mariée, deux enfants. Travaille à Bruxelles dans le secteur associatif. Passagère du métro à Maelbeek, le 22 mars 2016 à 9h11./Para
Tanguy, 46 ans, marié, un enfant. Professeur en soins infirmiers à Bruxelles. Passager présent à Bruxelles-National le 22 mars à 7h58.
Me voilà dehors. À l’air libre, à la sortie du métro qui débouche sur la rue Joseph II. Il est 9 heures 12. Sur le trottoir, deux ou trois passagers errent, hagards. Des passants passent, pressés de se rendre à leur travail dans ce quartier bruxellois truffé de bureaux. Ils n’ont pas la moindre idée de ce qui vient de se produire au sous-sol. Alors seulement, je me rends compte que je suis blessée. Alors seulement, je regarde mes mains et découvre qu’elles sont brûlées. Alors seulement, je commence à avoir mal. […]
9 h 30
Tanguy : Mes élèves blessés sont pris en charge et emmenés en ambulance. Les autres sont partis. Je retrouve mes collègues non loin des parkings. À part les services de secours qui s’activent encore autour des derniers blessés, il n’y a plus personne. L’aéroport est une zone sinistrée. Une impression de fin du monde. Je crois qu’il est entre midi et 13 heures. Il n’est que 9 heures 30. […]
10 h 50
Sandrine : Me voici à l’hôpital des grands brûlés, à Neder-Over-Heembeek. Dans le vaste hall d’accueil, où règne une agitation indescriptible, je suis immédiatement prise en charge. Il y a des brancards alignés, partout, sous un plafond d’où tombent des tuyaux en tout genre. On m’installe dans un lit. On me déshabille, m’enfile une chemise d’hôpital, me pose un baxter. J’enlève, seule, mon alliance, mais il faut recourir à la scie pour m’ôter une autre bague en argent. Mes doigts brûlés commencent à gonfler. […] Je demande qu’on regarde mon visage, toujours camouflé derrière le linge posé par l’ambulancier, tant j’ai peur d’être défigurée. « Vous êtes brûlée au deuxième degré, me dit le médecin. Vous n’aurez pas de cicatrices. »
12 h 30
Tanguy : De retour chez moi. Je soigne moi-même la plaie que j’ai dans le cuir chevelu. Je ne veux pas encombrer les urgences : les équipes médicales ont d’autres chats à fouetter. Cette blessure peut se refermer autrement qu’avec des points de suture. Et peu importe l’esthétique puisqu’elle est cachée par les cheveux. Suis-je donc une vraie victime, moi qui ne suis presque pas blessé ? Je m’assieds pour regarder les informations à la télévision. Un coup de vent fait soudain claquer la porte de la cuisine. C’est ça, le bruit d’une bombe. Je vais dormir. […]
23 mars
Tanguy : Une réunion de crise est organisée à l’école, avec les élèves, les professeurs, la direction, le PMS et le Centre d’aide aux victimes de la Communauté française. On se parle. On pleure beaucoup. Plusieurs élèves me disent que si je ne leur avais pas crié de sortir, ils seraient restés plantés là, hébétés. Que serait-il arrivé alors, lors de la deuxième explosion ? Entre professeurs, on se demande si on a fait ce qu’on devait. Mais on a ramené tous nos étudiants vivants. Pour le même prix, on en laissait deux ou trois sur la route. On sent la direction un peu mal à l’aise de n’avoir pas tout de suite pris la mesure de ce qui se passait. Mais elle est efficace, adéquate et discrètement présente. […]
1er avril
Sandrine : Le Service d’aide aux victimes organise une première rencontre au commissariat. J’ai encore les mains bandées. Je me rends à cette réunion avec, au creux du ventre, la peur des émotions qui pourraient s’y réveiller ou en surgir. J’ai des craintes, mais je veux comprendre, et savoir. […]
Comme les autres, je soumets mes questions au groupe et partage les informations dont je dispose. En fouillant pendant des heures sur Internet, ma fille m’a fourni quelques éléments de réponse aux interrogations qui m’habitent. Où l’explosion s’est-elle précisément produite ? Dans quel wagon me trouvais-je ? Étais-je vraiment assise à quelques mètres du kamikaze qui s’est fait exploser, face à lui et dos au mouvement du métro ? Quelle place occupais-je au juste à l’intérieur du wagon ? La rencontre avec les autres voyageurs et la reconstitution du déroulement des événements dans chaque wagon confirment les premières conclusions auxquelles nous étions arrivés. C’est comme cela que, pas à pas, je reconstruis le scénario du 22 mars. Je n’ai pas d’autres informations que celles-là : pendant toute la première semaine, je ne lis pas la presse, ni n’écoute la radio, ni ne regarde la télévision. […]
5 avril
Tanguy : Autour de moi, les gens commencent à me dire qu’il est temps de passer à autre chose et de tourner la page. Être victime, c’est bien, mais jusqu’à un certain point. Rapidement, on vous conseille de ne pas tomber dans la victimisation. Il y a un côté un peu honteux à être victime. Et quand on l’est, on l’est deux fois : d’abord au moment des événements et, ensuite, après deux semaines, lorsque le monde préfère oublier ceux qui rappellent l’insupportable. On est victime du fait d’être victime. […]
11 avril
Tanguy : Je reprends le chemin de l’école après deux semaines de repos. Je me sens bien. Fort. Je vais tomber de haut, car mes élèves vont mal. Ils n’ont pas eu l’opportunité de mettre en place tout ce que j’ai fait, moi, pendant les vacances. Notamment parce que cela coûte. Être confronté à des élèves perdus, ébranlés, venus souvent de milieux sociaux difficiles, est un choc, une gifle. Je me sens coupable de pouvoir profiter de certaines aides qui ne leur sont pas accessibles. Et en colère. Je sens cette colère monter quand on en parle, je la sens physiquement, comme une boule dans le ventre. Je ressens beaucoup plus qu’avant une haine contre les extrêmes, tous les extrêmes, et deviens, du coup, extrémiste moi-même. C’est là où je me dis que les terroristes ont gagné. Et l’affiche de Charlie Hebdo placardée dans mon hall d’entrée n’y change rien. Avant les attentats, je croyais en l’humain. Non pas en la bonté humaine, mais en l’humain. J’y crois encore, mais plus comme avant. […]
16 avril
Dans une interview, le ministre de l’Intérieur déclare qu' »une partie significative des musulmans ont dansé sur les tables après les attentats ».
Sandrine : Je suis abasourdie. Quel message ce ministre envoie-t-il ainsi ? À qui ? Dans quel but ? Veut-il une fois encore aviver la haine de l’autre ? De tels propos m’insécurisent. J’ai besoin de discours de paix. Il ne s’agit pas pour moi de minimiser des actes évidemment inadmissibles, mais la manière de les combattre de ce ministre m’effraie et m’angoisse pour l’avenir. […]
23 avril
Sandrine : 8 heures. Ma première séance d’EMDR (NDLR : une thérapie notamment utilisée dans le maniement du syndrome de stress post-traumatique). Tout le monde m’a dit d’en faire après « ce que j’ai vécu ». Je suis sûre de l’utilité de la démarche. Alors, j’y vais. Je veux être débarrassée de tout cela, passer à autre chose, et j’espère bien en être quitte en trois séances. Je découvre vite que c’est plus compliqué que cela.
J’ai appris il y a trois jours qu’une visite de la station Maelbeek, remise à neuf, était organisée pour les victimes. Trois jours de larmes. La visite a lieu aujourd’hui, à 10 heures 45. J’ai le coeur serré, même si j’ai envie de revoir la station, la rame, presque le siège sur lequel j’étais assise. Ma famille m’accompagne et ces quelques heures sont éprouvantes pour elle. Avec mon mari et mes filles, je refais le trajet de ma fuite. Je retrouve l’escalator aux marches manquantes. Et la porte qui mène vers dehors. C’est d’ici que j’ai appelé mon mari. C’est ici que j’ai attendu sur la marche. C’est là que les secours sont venus nous chercher. Tout cela s’est donc bien produit. Jusqu’à cette visite qui m’a permis de mieux comprendre, le 22 mars restait irréel… Je discute ensuite avec quelques représentants de la STIB. On a trop peu dit combien chaque membre de cette entreprise avait été ébranlé. En rentrant de Maelbeek, mon mari, mes filles et moi, nous avons tous dormi. […]
19 mai
Sandrine : Nous sommes une dizaine à nous retrouver, dans les locaux du Service laïque d’aide aux justiciables. Assis en cercle dans une pièce sans guère de chaleur, nous faisons connaissance et nous nous racontons les uns aux autres. J’apprends là que le Palais royal a envoyé ses premières invitations pour la cérémonie d’hommage aux victimes qui doit avoir lieu le 22 mai, soit deux mois après les faits. Je ne suis pas invitée. Je ne comprends pas pourquoi. En discutant, nous découvrons alors, éberlués, l’incroyable foutoir qui règne autour de la liste des victimes. Nous avons tous été soignés à l’hôpital, nous avons tous fait une déclaration à la police, nous avons tous été contactés par la police fédérale pour récupérer nos affaires personnelles, nous avons tous introduit un dossier pour la compagnie d’assurances de la STIB. Mais aucun recensement unique et complet des victimes n’existe. […] Je décide de m’inscrire moi-même par mail à la cérémonie royale. […]
21 mai
Tanguy : Ma colère contre les terroristes, je ne peux rien en faire. Ils ne sont plus là. Ils ne pouvaient pas prévoir qui ils toucheraient, à l’aéroport, mais il se fait qu’à leurs yeux, je suis certainement l’image même du mécréant : homo, marié, libre penseur et père. Je dois bien reconnaître qu’ils ont eu une forme d’impact sur ma vie. J’ai acheté un vélo électrique. J’évite ainsi les transports en commun. Et rouler me vide la tête. […]
25 mai
Tanguy : […] Je commence les corrections des examens théoriques. Je reporte pour l’instant celles des élèves de 3e année, dont ceux qui ont été touchés par les attentats. J’ai un peu peur de ne pas être juste ni objectif avec eux. […] Au moment de prendre la pile des copies, je décide de les évaluer sans regarder les noms. Je mets plus de temps que d’habitude à corriger. Au bout d’une heure, je dois faire une pause. Je n’ai plus la même capacité d’attention qu’auparavant. Il y a deux mois et trois jours, j’étais à mille lieues de m’imaginer ce que je vivrais. Je n’aurais jamais cru être pris dans un attentat. Maintenant, ça me paraît possible tous les jours. Et ça ne me quittera pas de sitôt. […]
30 juin
Sandrine : Je me réveille un matin, le corps très chaud. Je n’ai pas de fièvre. Ni de sensation de brûlure. Juste une impression de forte chaleur, sans raison. J’émerge d’un rêve. Je me trouvais dans un couloir avec d’autres personnes que je ne connaissais pas. Quelqu’un nous jetait des choses à la figure, notamment de la chaleur. Formellement, rien dans ce rêve n’établit de lien avec l’attentat. Mais tout y ramène. Il faut plusieurs minutes pour que mon corps s’apaise et retrouve sa température normale. Jusqu’à ce jour et ce rêve, je ne m’étais jamais interrogée, et personne dans mon entourage non plus, sur la sensation de chaleur ressentie après l’explosion dans le métro. C’est incroyable, la mémoire du corps ! Incroyable que l’on puisse mentalement créer cet état de chaleur intense.
Tanguy : Réunion de fin d’année à l’école, entre professeurs et direction. « Le 22 mars, dit la sous-directrice, ça a été l’enfer. Ma journée s’est arrêtée à 8 heures. » Elle nous remercie, nous, les profs, devant tout le monde. Je me sens mal à l’aise : je n’ai rien fait d’extraordinaire, j’ai juste fait, du mieux que j’ai pu, ce que je pensais devoir faire. Je lui lance : « C’est bon comme ça, avance, c’est dur pour nous. » Mais elle continue. Je suis assez ambivalent. J’aime bien en parler, c’est important, mais en petit comité. […]
14 juillet
Sandrine : Je pousse la porte de la bijouterie où j’ai déposé, dix jours plus tôt, ma bague en argent, victime elle aussi des attentats. Elle n’a pas beaucoup de valeur, mais elle m’appartient depuis longtemps et j’y tiens. Le 22 mars, à l’hôpital, il a fallu la couper en deux, à la scie, parce que mes doigts brûlés gonflaient. Comme il manquait, du coup, de la matière à deux endroits, la bijoutière a ajouté un petit fil d’or à la jonction des pièces. Elle n’est plus tout à fait la même qu’avant. Comme moi. Mais c’est la mienne. Et il me plaît qu’il en soit ainsi. […]
19 septembre
Sandrine : Premier jour de reprise du travail, à mi-temps pour l’instant. Sur mon bureau, mes collègues ont déposé des fleurs et du chocolat. Quand j’allume mon ordinateur, il ne parvient pas à charger les milliers de mails qui m’ont été adressés depuis le 22 mars. […]
Dans les bureaux, mes collègues ne savent visiblement pas quelle attitude adopter avec moi. Ils ne posent pas de question, ce que j’apprécie. Je sens chez eux une certaine retenue. Ils font comme si de rien n’était. À terme, j’aimerais pourtant que l’on puisse mettre des mots sur la façon dont chacun a vécu mes six mois d’absence. Assise à mon bureau, je me rends compte que je dois redonner du sens à mon travail. Ce n’est pas que je n’y crois plus. C’est que je suis en train de questionner le sens global de ma vie. […]
20 novembre
Sandrine : Dans le métro, je repère un homme qui porte un gros sac à dos. Je vais m’asseoir à côté de lui. Comme ça, si ça explose, cette fois, je reste dedans. […]
31 décembre
Sandrine : Belle année à venir ? Difficile de penser que 2017 sera forcément plus agréable à vivre que 2016. « Pour toi, ça ne peut pas être pire », me dit-on. Bien sûr que si. […]
24 janvier
Tanguy : Je retrouve quelques collègues de l’école pour un petit repas à partager. Avec l’un d’eux, présent à l’aéroport le 22 mars, on s’amuse. « Sur notre liste de choses à faire, on peut déjà biffer le point « vivre un attentat ». Ça, au moins, c’est fait. »
10 février
Sandrine : Le 22 mars prochain, j’y pense déjà. Ce sera une étape. Trois jours de pleurs, j’imagine… Je n’envisage pas de tourner la page du deuil avant la date du 22 mars 2017. Après, je ne sais pas si elle sera vraiment tournée, mais il me faut passer par cette étape pour pouvoir fermer cette porte et envisager autre chose. On me dit de partir en vacances ce jour-là. Il n’en est pas question. Ce sera peut-être difficile à vivre, mais je veux être ici, à Bruxelles, pour affronter ces heures-là. Je veux vivre ça. J’ai bloqué la semaine du 22 mars. Je n’ai pris aucun engagement. Je n’irai pas travailler ce jour-là, en tout cas. Je sais déjà que la déferlante va commencer plus tôt. Je tente de m’y préparer, mais je sais qu’à cet exercice, je ne suis pas la meilleure. C’est, déjà, touchant. […]
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