Comment se reconstruire après le 22 mars ? Sandrine et Tanguy racontent leur combat au jour le jour
Le temps passe ? Pour les victimes et leurs proches, le 22 mars 2016 est à la fois lointain et tout proche, comme le racontent Sandrine et Tanguy. Que nous suivons, pas à pas, depuis les attentats de Bruxelles.
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Quelque part dans la forêt de Soignes, le 24 mars 2017. Nous sommes quelques dizaines à gravir le chemin de terre qui mène à ce banc circulaire en pierre bleue, entouré de 32 arbres. Trente-deux, comme le nombre de victimes décédées lors des attentats de la station de métro Maelbeek et de l’aéroport de Bruxelles-National, un an plus tôt. Un violoncelliste, parmi les feuilles mortes, comme tombé du ciel, joue doucement. » Vous pouvez, si vous le souhaitez, prendre une rose et la déposer où vous voulez, nous dit l’un des organisateurs, au nom du gouvernement bruxellois. Vous pouvez partir ensuite, ou rester, autant de temps que vous le souhaitez. »
Le silence. Le soleil de la fin du jour qui filtre à travers les branches. Tout de suite, les larmes aux yeux. Les noms des 32 victimes sont cités. Puis la musique reprend. Les uns après les autres, les proches de victimes, ou victimes elles-mêmes, couchent une rose blanche sur le banc circulaire. Le geste posé, personne ne quitte les lieux. Deux enfants jouent sur une PlayStation. Les adultes sont debout, la tête baissée, adossés aux arbres ou assis dans les feuilles sèches. Aucun ne bouge. On est là, tous, unis comme des humains dans cette émotion qui vrille, cette beauté folle que captent tous nos sens. Après l’horreur, la puissance de cette force de vie est presque insoutenable. Loin de tous les nécessaires hommages officiels rendus aux victimes il y a un an, ce moment tout simple de recueillement en pleine nature aura le plus justement fait écho, sans mot dire, à la profondeur de nos peines et à l’absolue certitude d’y survivre.
Depuis le 22 mars 2016, les victimes des attentats de Bruxelles et leurs proches vivent leur vie sur cette balancelle, passant du goût délicieux de la vie, précieux comme un fruit en plein désert, au goût terreux du sang, sombre et désespérant. Sandrine et Tanguy, dont Le Vif/L’Express avait suivi l’itinéraire durant un an après les attentats (1), ne disent pas autre chose. Ils reprennent le métro ou l’avion sans défaillir. Mais ils restent sur leurs gardes, comme ils l’expliquent, chacun, dans les pages suivantes. La reconnaissance de leur statut de victime, qui leur est essentielle, s’embourbe dans de lentes procédures administratives qui leur font mal. Leur colère, ranimée par chaque attentat ou tentative d’attentat commis ailleurs, part parfois en feux d’artifice, dans tous les sens. Toute parole politique qui sème la discorde plutôt que la réconciliation leur est insupportable. Toute atteinte aux droits humains également. Plus qu’avant sans doute, ils ont désormais le coeur à fleur de peau. Mais le rire aussi. Les voilà capables de se moquer d’eux-mêmes. De s’étonner que les proches des victimes des tueurs du Brabant wallon soient convoquées, trente ans après les faits, à une séance d’information. » Plus que 28 ans à attendre… « , calculent-ils. Et ils rient.
Leurs témoignages
Sandrine : « Une envie de désir »
Criblé de trous, le chemin de l’après-attentat contraint les victimes à détecter sans cesse les pièges, sous peine d’y tomber. Sandrine y glisse parfois. Elle en sort toujours. Mais elle aimerait que son énergie ne s’alimente pas qu’au stress.
L’enfant prend une carte du jeu Dobble et la pose devant elle : « Regarde, Sandrine, il y a une bombe dessinée dessus. Comme la tienne, dans la rame du métro, à Maelbeek. » Il le dit sans malice, sans volonté de faire mal et sans souci de plaire. Il le dit juste parce que c’est vrai. Toutes les bombes se ressemblent… Ainsi en va-t-il avec l’ombre des attentats : elle suit les vivants. Elle les accompagne, quoi qu’ils fassent, quoi qu’ils disent, au fil de leurs heures d’éveil et de leurs nuits les plus noires.
Sur le chemin que Sandrine parcourt depuis le 22 mars 2016, depuis qu’est monté dans sa rame de métro, à quelques mètres d’elle, un homme au sac à dos truffé de mort, marcher droit et d’un pas régulier est difficile. Il y a des nids de poule, des pavés descellés, des flaques d’eau. Puis quelques mètres de sable, doux sous la semelle, rassurant, sans surprises.
Au fil de cette année, Sandrine a slalomé entre ces embûches et ces heures de trêve. Selon les événements, les surprises, les émotions. Un bilan psychiatrique la classe dans les « troubles post-traumatiques modérés », c’est-à-dire entre légers et sévères. Faut-il en rire ou en pleurer ? Elle fait les deux. Il y a ces vacances douloureuses, durant lesquelles, faute d’être mobilisée par son travail, elle se retrouve comme nue. Presque obligée, insouciante, de n’être que dans l’envie, et s’en découvrir incapable. Ces temps de pause sont peuplés de cauchemars, comme celui où elle se voit fabriquer de petits bracelets de bombes à mettre aux chevilles. Tiens, un nouveau médecin-conseil l’ausculte ? Jamais le précédent ne l’avait fait.
Il y eut encore, pour Sandrine, la projection des images captées dans la station, le 22 mars 2016, sur lesquelles elle aperçoit quatre sièges quasiment intacts dans la rame et tout le reste, autour, pulvérisé. Pour la première fois, elle comprend alors, avec une force brute, la chance qu’elle a eue de s’en sortir vivante. Quelques jours plus tard, elle envoie ce sms : « Eblouie par le soleil bas du matin avec la sensation de froid piquant sur mon visage, musique dans les oreilles. Il est 8 h 47 et je me sens vivante. Belle journée. » Plus tard dans l’année, une tentative d’attentat a lieu à la gare Centrale de Bruxelles. « M’entendre dire, sans cesse, qu’il faut, désormais, vivre avec ce risque-là est inaudible pour moi », dit-elle. Et pourtant.
Depuis l’an dernier, Sandrine a changé de gsm et abandonné celui qu’elle avait sur elle le jour des attentats. Elle a aussi remplacé la veste qui lui a sans doute évité des brûlures plus graves, désormais irrécupérable. De simples gestes du quotidien, qui pèsent pourtant des tonnes. Aux survivants d’attentats, tous répètent, sans aucunement comprendre ce que cela représente, qu’il faut tourner la page. Sandrine s’y attelle, à la recherche éperdue d’une douceur, d’une énergie et d’un désir qui lui semblent avoir explosé en même temps que la bombe. Mais il n’y a pas qu’une page à tourner. Et même en plein soleil, au milieu de l’été, ces pages-là ont une ombre.
Barricadé derrière un détachement apparent, Tanguy n’a pas encore pu, ni su, ouvrir grand les vannes de ses émotions. Ce passage sans doute obligé, il l’espère et le redoute. C’est quand, la sérénité ?
Depuis quelques semaines, j’accueille des migrants chez moi. Les pauvres, on ne leur aura rien épargné : l’enfer d’un voyage du Soudan jusqu’ici, puis leur atterrissage dans la périphérie flamande, dans une maison où vit un couple d’hommes. Je ne sais pas s’ils l’ont bien compris. » Tanguy rit, parce qu’il rit toujours. Sauf le 22 mars 2016, lorsqu’il est sorti vivant mais blessé d’un aéroport lacéré par deux bombes. Héberger chez lui ces voyageurs particuliers est un pied de nez. Pour eux, il cuisine halal. Certains disent que des djihadistes se cachent parmi eux ? C’est sa pirouette face au mauvais sort, son acte de foi. Même s’il ne le dit pas. « Je rêverais de subir une visite domiciliaire, sourit-il. Ça me booste d’accueillir des réfugiés chez moi. »
Dans quelques jours, il repartira en voyage de fin d’études avec sa classe d’élèves infirmiers. Comme il y a deux ans, même lieu, même contexte. « Je dois être à l’aéroport avant l’aube. Les terroristes ne frappent pas à cette heure-là. Et je rentrerai à 23 h 30. A ce moment-là, c’est bien connu, ils dorment. »
Le jour des attentats lui paraît proche et lointain à la fois. Il assure qu’il va bien, même si le bruit l’insupporte de plus en plus et qu’il a l’irritabilité facile. Au fond de lui, il ne pense pas être guéri à 100 %. Son étiquette de victime lui colle à la peau mais il n’y a plus guère de place pour en parler. « Quand on aborde le sujet, on sent qu’on dérange, glisse-t-il. « Victime », c’est un vilain mot. Il y a quelque chose d’avilissant dedans ». En vacances à la montagne, Tanguy est réveillé toutes les nuits à 5 heures. A chaque avalanche déclenchée par détonation, il est en pleurs.
Les psychologues, dont il a longtemps hésité à pousser la porte, ne l’auront pas accompagné bien longtemps. « Ce que vous avez mis en place, c’est très bien pour survivre. Mais ça va se fissurer, le prévient la première. Il est temps d’ouvrir les vannes de vos émotions et ça va être douloureux. Vous agissez en robot. Vous parlez des attentats avec détachement, comme si vous ne les aviez pas vécus, ou alors, en spectateur. » Bien vite, dès lors que Tanguy ne redoute ni l’aéroport ni l’avion, cette psy passe le relais.
Une autre thérapeute, spécialisée en stress post-traumatique, tente de le convaincre d’accepter l’inacceptable. Mais comment fait-on ? « Regardez une mouche enfermée dans un bocal, illustre-t-elle. Elle n’a pas le choix : elle doit s’adapter et accepter sa situation. C’est pareil pour vous. » Avant d’ajouter que si Tanguy devait un jour mourir dans un attentat, « ce serait beaucoup plus glamour que de mourir d’un cancer, vous ne trouvez pas ? »
Depuis lors, Tanguy ne consulte plus personne. Dans les transports en commun et dans les lieux publics, il reste sur ses gardes, dévisageant les voyageurs et surveillant leurs sacs. Et si un de ses étudiants trop bruyant en classe conteste sa réprimande, il lui lâche un tranchant « Passe d’abord entre deux bombes, et puis on en reparlera ». Bien sûr, c’est pour rire. Enfin, en partie.
(1) Lire Le Vif/L’Express du 20 mars 2017. Un livre retraçant leur première année d’après-attentats, intitulé Bruxelles, 22 mars 2016. Journal de deux victimes a également été publié en mars 2017 chez Renaissance du livre.
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