Décret sur l’écriture inclusive entré en vigueur: « La primauté du masculin est une légende »
Le décret sur l’inclusivité de la langue est entré en vigueur en Fédération Wallonie-Bruxelles le 1er janvier. L’introduction du pronom non genré « iel » dans Le Robert continue de susciter le débat. Comment faire évoluer le français? Entre nécessaire adaptation et danger d’instrumentalisation. Débat avec la linguiste Anne Abeillé et Michel Brix, de l’Académie royale de langue.
Anne Abeillé, linguiste: « Le français admet une pluralité d’usages »
Coauteure d’une audacieuseGrande Grammaire du français, la linguiste Anne Abeillé veut convaincre qu’utiliser une variante de la langue n’est pas une « faute ».
Quelle contribution souhaiteriez-vous que La Grande Grammaire du français (1) apporte au débat sur l’évolution de la langue?
Nous avons choisi les éditions Actes Sud/Imprimerie nationale pour toucher un large public, d’où une maquette originale, avec des encadrés, des fiches, un glossaire et des exemples sonores dans la version en ligne (grandegrammairedufrançais.com). Nous nous adressons à tous ceux qui s’intéressent à la langue et à ses évolutions depuis 1950. Notre message est que le français, comme toutes les langues, admet une pluralité d’usages, et que chacun peut se réapproprier ses règles fondamentales, c’est-à-dire celles qui lui permettent de combiner des mots en phrases ayant un sens. Nous montrons ainsi qu’il existe une grammaire à l’oral comme à l’écrit, une grammaire des usages spontanés comme des usages plus normés. Souvent, le fait d’utiliser une variante, sociale ou régionale, est vu comme un écart par rapport à la norme, et donc comme une faute. Nous espérons changer cela.
Les oppositions au point médian relèvent surtout de la politique et de l’idéologie.
Vous présentez cette grammaire comme étant descriptive et non normative. Qu’entendez-vous par là?
Cette grammaire mondiale du français d’aujourd’hui compte près de 30 000 exemples, et prend en compte des usages très variés, notamment des émissions de radio, des articles de journaux, mais aussi des corpus oraux de conversations ou d’entretiens et des corpus numériques comme les sms et les messages des réseaux . Notre but est descriptif: présenter les différents usages de la langue contemporaine dans un cadre cohérent, non pour les critiquer, mais pour les expliquer. Par exemple, quand on dit « Je veux pas », que signifie l’absence de « ne »? Bien sûr, il est important de le mettre dans une situation d’examen ou dans un écrit normé. Mais une grammaire qui dirait que la négation, c’est seulement « ne pas » ne rendrait pas compte des usages actuels.
Pour quelles raisons les débats autour des évolutions de la langue française suscitent-ils des querelles si passionnées et si agitées?
Ceux qui veulent imposer une norme et empêcher les locuteurs de dire et écrire à leur manière créent beaucoup de confusions et engendrent un sentiment d’insécurité. On n’est alors pas dans la science mais dans l’idéologie. La linguistique comme science s’attache à toutes les façons de former les phrases et les discours. Affirmer qu’il ne faut pas dire « malgré que » ou qu’il faut accorder le participe passé avec avoir, ne permet pas d’expliquer pourquoi « malgré que » coexiste avec « bien que », ni pourquoi l’accord du participe passé est en voie de disparition.
Prenons des cas précis. Quel regard portez-vous sur le point médian et sur « iel », pronom dit « non genré »?
On constate que depuis la fin du XXe siècle, plusieurs pays cherchent à donner plus de visibilité aux mots féminins pour parler des femmes, dans plusieurs langues ayant un genre grammatical. Cela a commencé avec la féminisation des noms de métier. Le Québec était en avance sur ce sujet. Depuis une dizaine d’années, on constate aussi une remise en question du masculin pluriel dit « générique », mais en fait toujours source d’ambiguïté – si je dis « chers amis », est-ce que je m’adresse à tous ou seulement aux hommes? – d’où le recours actuel à des doublets (étudiants et étudiantes, tous et toutes, chacun et chacune). Et si les formulations s’allongent, il peut être tentant de les abréger, ce qu’on a fait avec les parenthèses, en France, à partir des années 1990 sur de nombreux documents officiels (né(e) le…, domicilié(e) à…), et ce qui continue d’être le cas au Québec. En France, le débat s’est cristallisé autour du point médian, qui n’est qu’un procédé parmi d’autres, et les oppositions relèvent surtout de la politique et de l’idéologie.
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Dans votre ouvrage, vous accordez une place importante au langage SMS ainsi qu’aux émoticônes? Comment expliquez-vous que ces modes d’expression aient leur place dans un ouvrage de grammaire?
L’usage d’Internet est le grand changement du XXIe siècle, et LaGrande Grammaire du français est la première grammaire à accorder une large place aux écritures numériques. On n’a jamais autant écrit en français (1,5 milliard de courriels échangés chaque jour en France). Ce sont souvent des écrits spontanés, dont la syntaxe emprunte au français parlé (absence de « ne » en phrase négative, mot interrogatif en fin de phrase), mais qui ont aussi leurs règles propres, en particulier de nombreuses abréviations liées aux impératifs de brièveté des SMS ou des tweets, et un usage expressif des signes de ponctuation (proche de la BD). L’insertion de signes non verbaux comme les émoticônes obéit à une grammaire, c’est-à-dire que leur place et leur interprétation (commentaire sur ce qui suit ou ce qui précède) suit des règles dont on n’a pas forcément conscience.
La Fédération Wallonie-Bruxelles veut encourager le langage dit « inclusif ». En France, le ministre de l’Education nationale, Jean-Michel Blanquer, s’y est fermement opposé. Comment expliquez-vous que deux pays si proches culturellement, partageant notamment la même langue, empruntent des voies contradictoires?
Je voudrais saluer le rôle de la Belgique, très active depuis 1993, avec notamment la liste des noms de métiers féminins régulièrement mise à jour par la Fédération Wallonie-Bruxelles. Il ne faut pas oublier que la plupart des pays francophones, comme la Belgique, sont officiellement plurilingues, ce qui amène sans doute à une posture moins « sacralisante » de la langue. Seule la France maintient le mythe d’un pays monolingue.
(1) La Grande Grammaire du français, par Danièle Godard, avec Annie Delaveau et Antoine Gautier, Actes Sud/Imprimerie nationale, 2 628 p.
Michel Brix, membre de l’Académie royale de langue et littérature françaises de Belgique: « La primauté du masculin est une légende »
Directeur de recherches à l’UNamur et membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, Michel Brix met en garde contre l’instrumentalisation de la langue à des fins idéologiques.
Les défenseurs des réformes de l’orthographe estiment qu’il est normal, voire nécessaire, que la langue évolue à l’image de la société. Dans quelle mesure cet argument est-il audible selon vous?
Tout le monde admet que la langue évolue en fonction des besoins de la société. En revanche, il ne faut pas, pour flatter quelques idéologues, instrumentaliser la langue et la soumettre, artificiellement, à des doctrines à la mode: ainsi l’écriture dite « inclusive » plaque sur la langue écrite des dispositifs complexes – je pense évidemment à tout ce qui tourne autour du point médian – qui rendent la communication plus malaisée et agrandissent l’écart, déjà important en français, entre langue écrite et langue parlée. Il est clair aussi que l’essentiel des évolutions linguistiques se joue hors de besoins sociaux précis et obéit à des mécanismes propres de la langue: ainsi, on peut penser qu’un jour ou l’autre, on renoncera à l’accord du participe passé employé avec avoir quand l’objet direct est placé devant. Une des hantises des écoliers!
C’est en Afrique noire qu’on entend, aujourd’hui, un français de grande qualité.
Pourquoi ces débats sont-ils si passionnés?
On croit spontanément que dans le fonctionnement de la langue viennent d’abord les grammairiens, qui fixent les règles, puis les pédagogues, qui enseignent celles-ci, et enfin les locuteurs, qui les appliquent avec plus ou moins de bonne volonté. En réalité, les choses ne se passent pas de la sorte. Les grammairiens sont des observateurs, qui interviennent après-coup, alors que la langue existe déjà ; l’origine des langues est un mystère. Nous sommes tous impliqués, la langue est notre bien commun. Il y a donc de quoi se passionner et s’enflamme
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Les normes en vigueur, telle que la primauté du masculin, sont-elles la traduction d’une domination sociale et politique?
La primauté du masculin, dans la langue française, est une légende. Linguistiquement, le français possède deux genres, le genre marqué (utilisé pour le féminin) et le genre non marqué (utilisé pour le masculin, le neutre, l’indéterminé ou la somme d’un mot marqué et d’un mot non marqué). Dans l’enseignement, on a longtemps confondu genre marqué et féminin, d’une part, genre non marqué et masculin, d’autre part ; en outre, des pédagogues maladroits – mais à l’évidence imbus d’une domination sociale dont ils voulaient voir des métaphores partout – ont formulé des règles mnémotechniques comme « le masculin l’emporte toujours sur le féminin », plus faciles à retenir sans doute que « dans un accord, le genre non marqué l’emporte toujours sur le genre marqué ». Il est de toute nécessité d’adopter des formulations plus rigoureuses, qui montreront que la grammaire française n’établit, de soi, aucune concurrence entre le masculin et le féminin, ni aucune compétition où le féminin aurait le dessous. Au reste, on peut regarder comme plus « noble » d’appartenir au genre « marqué » qu’au genre « non marqué », qui est le genre « fourre-tout ».
Dans quelle mesure la langue est-elle porteuse d’enjeux politiques?
L’usage qu’on fait d’une langue touche à la question du pouvoir et aussi à celle des représentations mentales: adopter une langue, c’est adopter une certaine façon de penser et de voir la réalité. Aujourd’hui, le règne politique et culturel des Etats-Unis passe par la domination de la langue anglaise sur le monde entier. Mais ce phénomène existe aussi à l’intérieur des espaces linguistiques. En France, la « bonne » langue, celle qui fournit la norme et a été décrite par la plupart des grammairiens depuis Vaugelas, au XVIIe siècle, est utilisée par la classe dirigeante (l’aristocratie, puis la bourgeoisie parisienne). Cette classe sociale a toujours imposé ses propres structures mentales, comme un idéal à atteindre, aux classes inférieures. Or, de nos jours, on observe que la bourgeoisie parisienne parle et écrit un français de plus en plus pauvre. En revanche, c’est en Afrique noire qu’on entend, aujourd’hui, un français de grande qualité. Est-ce le signe d’un prochain basculement? L’avenir le dira, mais ce basculement, s’il a lieu, sera, aussi, politique.
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