Cristal Park à Seraing : une gestion financière chaotique, dont les politiques avaient parfaitement conscience (info Le Vif)

David Leloup Journaliste

Les plus hauts responsables politiques liégeois étaient, depuis le début, au courant de la situation critique d’Immoval, la société privée à capitaux publics qui porte depuis plus de 15 ans le projet Cristal Park à Seraing. Ils étaient au courant de problèmes de gestion, mais ils ont pourtant conservé leur confiance à l’administrateur-délégué, Pierre Grivegnée. Pourquoi ?

Plusieurs milliers de documents internes liés au projet immobilier Cristal Park ont été obtenus par les rédactions du Vif et de la RTBF. Ils révèlent notamment une gestion administrative et financière qui laisse à désirer, et ce du début à la fin de l’ère Grivegnée (2004-2022) à la tête d’Immoval, la société qui porte ce projet d’envergure sur le site des anciennes cristalleries du Val Saint-Lambert à Seraing. Une ère qui englobe celle de l’ex-poids lourd du PS liégeois et bourgmestre déchu de la cité du Fer, Alain Mathot (2006-2018).

Factures impayées, lettres de huissiers, suspicions de détournements, échéances sans cesse reportées, partenaires privés potentiels qui se rétractent (BPI, Deximmo, Cordeel, Macadam 1818…), appels du pied aux politiques… : l’histoire d’Immoval est jalonnée de promesses non concrétisées. Elle ressemble à la fuite en avant permanente d’un homme seul et désordonné, pilote de rallye et apprenti écrivain érotique à ses heures, créatif égaré dans l’immobilier, qui a réussi le tour de force de conserver la confiance de ses partenaires politiques – piégés par un projet sans doute trop ambitieux – durant les 17 ans qu’il a passés à la tête d’Immoval.

Sauver les meubles

Aujourd’hui démissionnaire, Pierre Grivegnée a lâché « son » bébé à 100 millions d’euros en pleine gestation. Le village commercial, les centaines de logements, le complexe de bureaux, l’hôtel quatre étoiles, le centre de loisirs, la centrale énergétique : rien de ce qui était prévu n’est sorti de terre. L’échec est cuisant. Tant pour la cheville ouvrière du projet que pour les politiques qui ont alimenté la pompe à euros pendant toutes ces années… et suivi le projet au balcon du conseil d’administration d’Immoval. Or Cristal Park est sans doute politiquement à l’immobilier liégeois ce que Goldman Sachs était économiquement, en 2008, à la finance mondiale : too big to fail.

Ce lundi, le conseil communal de Seraing doit voter la mise en place d’une commission spéciale censée faire la lumière sur le fiasco Cristal Park

La semaine passée, L’Echo annonçait qu’une « nouvelle » équipe avait repris la main avec la bénédiction du collège communal de Seraing : Guido Eckelmans en tant qu’administrateur délégué d’Immoval, entouré d’experts immobiliers et d’avocats dont Alexandre Wilmotte (droit fiscal) et Christophe Baudoux (restructuration d’entreprises). Grand propriétaire de kots à Louvain-la-Neuve, Eckelmans n’est pas un nouveau-venu : il est depuis 2002 l’actionnaire le plus puissant de Speci, société faîtière du projet Cristal Park, aux côtés de Pierre Grivegnée. Ce nouvel attelage va devoir sauver les meubles. Une tâche très délicate sur fond d’information judiciaire ouverte depuis un an par le parquet de Liège…

Ce lundi, le conseil communal de Seraing doit voter la mise en place d’une commission spéciale censée faire la lumière sur le fiasco Cristal Park. La majorité socialiste souhaite qu’elle se réunisse à huis clos. L’opposition PTB exige qu’elle soit publique. La température grimpe également au parlement wallon, où Ecolo et le PTB mettent la pression sur le ministre PS des Pouvoirs locaux, Christophe Collignon. La Région wallonne a en effet injecté, entre 1997 et 2016, au moins 8 millions d’euros dans la rénovation du château et de l’abbaye cistercienne, et 8,8 millions dans l’assainissement de terrains et bâtiments pollués devant accueillir le village commercial.

Dissolution dans l’air depuis 2009

Lorsqu’il se lance tête baissée dans Cristal Park, Pierre Grivegnée a le vent en poupe. Crâneur, l’homme est sûr de lui et a le bras déjà long. En septembre 2008, tout auréolé des sorties de terre de L’Esplanade à Louvain-la-Neuve (inaugurée en 2005) et de la Médiacité à Liège (qui le sera en 2009), il invite un partenaire potentiel à « prendre tous les renseignements que vous désirez à mon propos » auprès d’Alain Mathot (bourgmestre de Seraing), Willy Demeyer (bourgmestre de Liège) et Serge Roland (bourgmestre de Louvain-la-Neuve). « Soit les trois bourgmestres qui officient dans des villes où j’ai assuré les plus grands développements immobiliers belges. »

Il fournit leurs numéros directs et renvoie également son interlocuteur vers Georges Philippe, l’actionnaire principal du groupe Wilhelm & Co, pour lequel il a travaillé 20 ans. « Si vous le souhaitez, ajoute-t-il, je peux également vous guider vers le Ministre de l’Economie, Jean-Claude Marcourt, la directrice générale des Ressources Humaines de la RTBF, Mamine Pirotte et encore bien d’autres références notamment le président du groupe Accor en France, Gilles Pelisson, qui est un ami personnel. »

Or qui siège ou a siégé au CA d’Immoval, et a nécessairement entendu parler de ces difficultés? Principalement des politiques. Socialistes. Libéraux aussi

Grivegnée s’est constitué un solide réseau lorsqu’il était consultant pour Wilhelm & Co, le promoteur qui a enfanté L’Esplanade et la Médiacité. Mais a-t-il les épaules assez larges pour se lancer tout seul, sans le filet financier et l’expertise d’un grand groupe, dans l’aventure Cristal Park ? En 2009, le rapport du réviseur d’Immoval évoquait déjà l’article 633 du code des sociétés: « l’actif net de la société au 30 juin 2008 était réduit à un montant inférieur à la moitié du capital social. » Dans ce cas, la loi impose aux administrateurs de « délibérer sur la dissolution éventuelle de la société ». Une délibération qui s’est répétée d’année en année… Les PV de conseil d’administration que Le Vif et la RTBF ont pu consulter indiquent que la situation financière est restée très tendue jusqu’à ce jour.

Or qui siège ou a siégé au CA d’Immoval, et a nécessairement entendu parler de ces difficultés? Principalement des politiques. Socialistes : citons les échevins Eric Van Brabant et Philippe Grosjean, l’ancien bourgmestre Jacques Vandebosch, l’ex-secrétaire communal Michel Stultiens, Gilbert Van Bouchaute, Alain Decerf, Stéphanie De Simone, Julie Fernandez Fernandez, Déborah Géradon (qui démissionne après un an)… Libéraux aussi, dont Fabian Culot et Salvatore Todaro. Le « triumvirat » Georges Pire (MR), Dominique Drion (CDH) et André Gilles (PS), qui faisait la pluie et le beau temps à Liège jusqu’à l’éclatement du scandale Publifin et de la bulle Nethys, a également siégé au CA d’Immoval. Autant dire que les états-majors des trois principaux partis en province de Liège étaient au courant des difficultés récurrentes du projet. Mais à aucun moment l’idée n’est venue de changer la formule. Comme s’ils étaient figés dans un piège de cristal.

L’optimisme de façade d’Alain Mathot

Au conseil communal de juin 2014, le bourgmestre Alain Mathot assure que « l’hôtel est signé, le promoteur de bureaux a signé, l’Aquapark est signé, le Mini-Europe est signé, le lotissement (…) est en cours, (…) le projet commercial (…) est signé. L’ensemble du projet maintenant est dans le pipeline ». Pourtant, quatre mois plus tard, Pierre Grivegnée écrit dans un mail interne destiné aux dirigeants d’Immoval que « cela fait maintenant un an que la stratégie financière n’aboutit pas et la situation est difficile. »

Pierre Grivegnée
Pierre Grivegnée© DR

Et elle ne s’est jamais réellement améliorée malgré l’implication personnelle d’Alain Mathot (PS) et Dominique Drion (CDH) pour obtenir de l’argent frais auprès d’Ogeo Fund, le fonds de pension des intercommunales liégeoises. Lors du CA de janvier 2016, Pierre Grivegnée remercie les deux hommes, présents ce jour-là, « d’avoir consacré [du] temps à la poursuite des négociations et de nous faire rapport sur celles-ci. » Le procès-verbal enchaîne : « Monsieur Mathot rappelle l’ensemble des contacts et pré-accords pris depuis plusieurs mois et qui, pour des raisons spécifiques aux différents partenaires, n’ont pas pu aboutir dans les délais espérés et souhaités. »

Jean-Luc Pluymers, ancien président du CA d’Immoval, reconnait une communication politique peu en phase avec la situation réelle du projet, mais pense « qu’elle est due à l’optimisme des deux protagonistes Pierre Grivegnée et Alain Mathot. » C’est certain : le bourgmestre de Seraing s’est personnellement impliqué dans le dossier durant ses deux mayorats (2006-2018). « Cristal Park est essentiel pour Seraing et essentiel politiquement pour Alain », résume Pierre Grivegnée dans une lettre de 2011 adressée à Pluymers et Mathot. Un projet d’utilité publique, donc. Pourtant, Alain Mathot assurait au conseil communal de décembre 2015 qu’Immoval « est une société privée ». Un argument brandi pour refuser au conseiller Damien Robert (PTB) les documents internes demandés pour exercer son devoir de contrôle. Et dans les rangs de l’opposition, MR et Ecolo ont également exprimé leurs doutes.

Ils ne sont pas les seuls. Dans sa lettre susmentionnée de 2011 et qui commence par les mots « Cher Alain, Cher Jean-Luc », Pierre Grivegnée se défend de soupçons qu’il croit avoir perçus à son encontre. « Je suis désolé de voir à quel point une ‘discussion de bout de table’ avec vous ce mercredi ait pu dégénérer de cette manière. Les questions d’Alain avaient trait à la composition de l’actionnariat d’Immoval (qui a quoi dans l’actionnariat) et je ne pense pas avoir réellement perçu qu’il s’agissait d’une demande de situation complète de trésorerie quant aux fonds engagés. (…) Je comprends que la réunion avec Meusinvest s’est soldée par un échec mais je ne comprends pas qu’elle ait pu tourner à une telle suspicion à mon égard sur un potentiel détournement ou confusion de patrimoine de près de 3 millions d’euros, si j’ai bien compris! »

Contacté, Alain Mathot ne se souvient ni du message, ni de l’événement qu’il relate. Il ajoute que d’autres que lui sont prénommés Alain, que le message ne lui était sans doute pas adressé, puis met fin à la conversation. Jean-Luc Pluymers, lui, se rappelle « qu’à un moment donné, il y a eu de grandes discussions sur les montants engagés dans le cadre d’Immoval et qu’Alain Mathot avait demandé des enquêtes complémentaires sur l’argent dépensé par Immoval. Il y avait eu une enquête interne diligentée par Meusinvest, si mes souvenirs sont bons. L’enquête avait démontré qu’il n’y avait pas eu le moindre centime détourné. » Jean-Luc Pluymers ne considère pas l’ex-patron d’Immoval comme quelqu’un de malhonnête: « Je ne le vois pas comme ça, que du contraire. Il a dépensé une bonne partie de l’argent de sa société [NDLR : Speci] dans ce projet. » Cependant, certaines dépenses posent question…

Achats privés, dettes et huissiers

En juin 2010, Immoval règle une facture de 13.600 euros à Jean-Michel Lestienne, courtier en assurance français spécialiste de la course automobile, qui était pratiquée par Pierre Grivegnée dans la deuxième moitié des années 2000 et au moins jusque 2014, sur Porsche et Aston Martin. Des extraits de compte liés à la carte de crédit d’Immoval montrent des achats et retraits qui semblent privés, des réservations d’hôtel, notamment à Eurodisney et pour une cabane dans un arbre à Dinant. Une dépense de 360 euros en 2008 est identifiée « JM Weston », ce qui semble correspondre à un achat de chaussures de luxe. Sans parler des nombreux retraits cash à divers distributeurs.

En résumé, de nombreux documents montrent que Pierre Grivegnée a utilisé Immoval comme « sa » banque privée

Une autre source nous assure que ces dépenses privées étaient « compensées en fin d’exercice ». Le fait que tout cela figure dans la comptabilité « montre qu’on n’a pas tenté de cacher » quoi que ce soit, nous assure un acteur proche du dossier. Qui évoque un « grand désordre comptable. C’était toujours la croix et la bannière pour obtenir les justificatifs. » La même source pointe que quand un boulanger prend des sous dans le tiroir-caisse pour s’acheter des chaussures, « ça va, parce qu’il s’agit de deux poches différentes de la même personne. Mais quand il s’agit d’argent en partie public, ce n’est pas tout à fait la même chose. » En résumé, de nombreux documents montrent que Pierre Grivegnée a utilisé Immoval comme « sa » banque privée : il empruntait régulièrement des fonds à la société, et lui remboursait ces « prêts » des mois plus tard sans le moindre taux d’intérêt. Il était à la fois l’emprunteur et le banquier. Fin 2012, les dirigeants d’Immoval ont décidé de résilier la carte de crédit de la société dont usait Pierre Grivegnée. Ce dernier n’a pas souhaité répondre à nos questions.

Ne pas payer les factures ou les payer en retard semble la norme dans la galaxie des sociétés liées à Pierre Grivegnée et à Cristal Park. « C’est une logique de cavalerie, commente l’un de nos interlocuteurs. « Il y a du cash, on l’utilise pour financer le court terme et puis on verra bien comment on le rembourse. » Dans les documents dont disposent Le Vif et la RTBF figurent plusieurs dizaines de rappels pour des factures impayées, des lettres d’huissiers, menaces de saisie et preuves tardives de paiements. Ces lettres sont adressées tant à Immoval, Valinvest et Cristal Discovery qu’à Speci et Pierre Grivegnée personnellement.

Des exemples ? Ce « dernier rappel avant poursuites judiciaires » envoyé en 2017 par l’ONSS, ce courrier recommandé adressé à Speci et Valinvest pour une dette de 20.706 euros, cette menace d’action en justice de Resa contre l’asbl Cristal Discovery pour une dette de 54.352 euros, ces 75.222 euros réclamés par huissier ou ces 28.155 euros réclamés en 2021 par Engie. Des dettes impayées d’Immoval, il y en a aussi chez Noshaq (ex-Meusinvest) pour un million d’euros et chez Ecetia pour deux millions.

Une « overdose » de projets

« Je pense que monsieur Grivegnée, tel que moi je le connais, a énormément d’imagination, commente Jean-Luc Pluymers. Mais en termes de gestion quotidienne, c’était… difficile. Il se plaignait d’être seul, mais quand on voulait l’entourer de personnes extérieures pour l’accompagner, ça ne durait jamais longtemps. C’est quelqu’un d’extrêmement indépendant qui ne voulait rendre de comptes qu’à un comité exécutif ou au conseil d’administration. » Dans sa lettre de 2011 à Pluymers et Mathot, Pierre Grivegnée lui-même le reconnaît : « Je conviens que je ne suis pas un modèle du genre en matière de gestion administrative et en matière de gestion financière qui aurait pu être plus stricte (…). »

Jean-Luc Pluymers remarque aussi que « Pierre Grivegnée est quelqu’un qui a toujours été dans des projets. Des projets qu’il ajoutait à d’autres projets. Je lui ai déjà dit : « Mais ce n’est pas possible. On est déjà en difficulté sur tel dossier et tu en ajoutes encore. Ça ne va pas ! » Grivegnée, c’est un imaginatif hors pair mais qui malheureusement n’assume pas l’historique. Cette overdose de projets l’empêche de gérer convenablement ce qu’il a en cours. »

Cristal Park à Seraing : une gestion financière chaotique, dont les politiques avaient parfaitement conscience (info Le Vif)
© Miysis

On retrouve effectivement Pierre Grivegnée dans le « Pôle Village », un projet immobilier et de loisirs qu’il tente d’implanter aux abords du circuit de Spa-Francorchamps. Les premières et dernières mentions de ce Pôle Village dans la presse datent de 2016. Pierre Grivegnée développe aussi, depuis 2019, un projet d’éco-village touristique en Italie avec la directrice d’Eriges dont il est très proche. Des documents indiquent que ce nouveau projet, dans lequel l’ex-patron d’Immoval prévoit d’investir deux millions d’euros avec plusieurs partenaires, doit ouvrir à la clientèle « soit partiellement, soit totalement, au printemps 2022 ». Nous y sommes, et rien n’est ouvert. Ce nouveau projet d’envergure peut étonner de la part de quelqu’un qui nous a confié « avoir perdu sa crédibilité » avec le dossier Cristal Park, et dont la société dont il était en charge n’arrivait à payer ni l’électricité, ni le gaz, ni les primes d’assurance incendie. Ici aussi, nous aurions aimé solliciter le point de vue de Pierre Grivegnée.

Les politiques auraient-ils dû retirer la prise Cristal Park plus tôt? C’est ce qui transparaît du discours de l’opposition PTB. Les autres ne souhaitaient pas perdre les investissements déjà consentis, et entrevoyaient les « 1.000 emplois » annoncés au bout du tunnel. De plus, et Jean-Luc Pluymers insiste, la Ville de Seraing a épargné des coûts en confiant la gestion des bâtiments historiques à Immoval: « Le château lui coûtait entre 250.000 et 400.000 euros par an. Ça fait des millions d’économies. » L’ancien président du conseil d’administration d’Immoval considère toujours que le projet est réaliste et bien pensé. Est-il le dernier des Mohicans à y croire encore sur le site pollué des cristalleries du Val Saint-Lambert ?

Par David Leloup, avec François Braibant (RTBF)

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