L’Esplanade à Louvain-la-Neuve: l’extension qui valait 160 millions
Le promoteur français Klépierre veut faire passer l’Esplanade à la vitesse supérieure : + 50 enseignes, + 25 % de fréquentation, + 160 millions d’euros investis. Mais une partie des habitants n’en veut pas et le clamera lors de la consultation populaire du 11 juin. Le politique est dans l’embarras.
Ce soir-là, le conseil communal avait voté la pose de gabions sur les rives de la Malaise, un subside de 5 000 euros au comité de jumelage Jassans-Riottier, le placement d’une caméra voie des Hennuyers. Entre autres. Mais sur le permis socio-économique accordé au promoteur Klépierre, première étape menant à la réalisation d’une extension valant 160 millions, rien n’avait été mis à l’ordre du jour. Ni lors de cette séance du 4 septembre 2014, ni lors d’aucune autre. La procédure ne l’imposait pas. Et le dossier s’était ainsi nimbé d’un sentiment d’opacité, qui ne s’est plus dissipé chez les habitants depuis.
La décision avait pourtant été rapidement éventée. Cinq jours après l’octroi, le 18 septembre, le bourgmestre Jean-Luc Roland (Ecolo) s’en justifiait dans Le Soir. » Que développer d’autre à cet endroit ? » Personne n’y trouvait d’ailleurs rien à redire. Sauf Wavre. La commune voisine, apeurée par une future concurrence exacerbée, avait saisi le Conseil d’Etat. En vain. Depuis la » directive services » de 2006, rien ne sert de s’opposer à un projet sous prétexte qu’il ne répondrait pas à un » besoin économique » ou qu’il mettrait en danger » les intérêts des commerces existants « . Ainsi soit la volonté européenne.
Les communes en ont usé et abusé, ces dernières années. Distribuant les autorisations à tour de bras. Tant pis pour l’équilibre commercial global. Depuis février 2015, la Région wallonne a repris la main. Klépierre y a échappé, à cinq mois près. Un timing sans doute calculé : à l’époque, beaucoup d’investisseurs ont joué la montre pour esquiver ce nouveau décret. Ça valait bien la peine de se presser. Trois ans plus tard, toujours pas de demande de permis d’urbanisme (la seconde étape) à l’horizon. L’ouverture promise en 2018 ? Hum, hum… Rajoutez au moins trois, quatre ans. Sauf si la contestation publique parvient à tout faire capoter.
Celle-ci s’est levée dès l’automne 2015. Interpellation des autorités, sondages, pétition, manifestation symbolique conduisent à la constitution d’une plateforme citoyenne autour de l’Association des habitants de Louvain-la-Neuve et l’Assemblée générale des étudiants (AGL), rejointes depuis par une vingtaine d’organisations opposées à » Louvain-l’Esplanade « , comme ils disent. Des rapprochements parfois surprenants (Tout autre chose/UCM). Mais un même ciment : » Nous sommes déçus, nous nous sentons exclus du processus « , résume Françoise Lemoine, porte-parole. Dans une ville qui s’enorgueillit d’une tradition de concertation, cela fait d’autant plus mauvais genre.
» On n’a pas signé de chèque en blanc ! »
Comme un fossé démocratique s’est creusé entre les autorités et le collectif. Entre ceux qui considèrent » qu’on a été élus et qu’on doit prendre nos responsabilités « , ainsi que l’a entendu l’échevin de l’aménagement du territoire Cédric du Monceau (CDH). Quitte à » être sanctionnés aux prochaines élections si nous n’avons pas convaincu « , complète son homologue en charge de la participation, Michel Beaussart (PS). Puis ceux qui, à l’instar de Françoise Lemoine, jugent » ne pas avoir signé un chèque en blanc pendant six ans avec les élus « . Surtout pour un tel dossier : 20 000 mètres carrés supplémentaires ! Une augmentation de 50 % de la surface actuelle prévue à l’arrière du bâtiment et au-dessus des quais de la gare. Total : environ 55 000 mètres carrés. Plus grand que Docks à Bruxelles, que Médiacité à Liège, que Rive gauche à Charleroi. Trop grand, trop mercantile, trop clivant, pour la plateforme citoyenne.
Le 1er mai dernier, l’AGL organisait un » G100 « , table ronde réunissant habitants, employés communaux, académiques et, surtout, des étudiants (63 %). » Nous voulions créer un processus pour que tout le monde puisse s’exprimer « , détaille Hélène Jane-Aluja, coprésidente de l’AGL. Verdict sans appel : 76 % des participants sont contre l’agrandissement de l’Esplanade. Tranché mais biaisé : peu de partisans s’étaient mobilisés.
La consultation populaire du 11 juin sera-t-elle représentative ? La plateforme citoyenne a obtenu son organisation en récoltant plus de 3 200 signatures, l’équivalent de 10 % de la population ottintoise éligible, condition sine qua non pour mettre le processus en route. En réalité, les politiques y songeaient déjà. L’idée avait été lancée par différents partis, mais la majorité se tâtait sur la forme. » Nous hésitions avec un panel citoyen « , signale Jean-Luc Roland.
Des tergiversations interprétées comme des torpillages. Le collectif rassemble fissa ses signatures pour imposer une consultation au sens strict du décret wallon : une question ( » Etes-vous favorable à une extension ? « ) et une réponse par oui ou non. Sauf que le collège y a ajouté vingt autres questions. Dix » pour » (rédigées par le promoteur) et dix » contre » (censées reprendre l’argumentaire des opposants). Facultatives. Mais incendiaires. » C’est pour créer la confusion ! » regrette Anne Quévit, vice-présidente de l’association des habitants, qui craint un scénario à la namuroise où, en 2015, les autorités auraient volontairement embrouillé la consultation portant sur la construction d’un centre commercial. » C’est scandaleux, peste Patrick Ayoub, coprésident de l’association des commerçants de la Dalle. Les citoyens ont réussi – et c’était splendide – à réunir toutes les signatures et la commune s’assoit dessus ! »
Même indignation concernant les modalités d’organisation. Un changement de date (la consultation était normalement prévue le 21 mai) destiné à repousser les étudiants en examen et les seniors déjà en vacances ? Un nombre de bureaux limité (10 au lieu de 33 lors d’un scrutin électoral) pour décourager les participants ? Tous les moyens seraient bons pour rester sous la barre des 10 % de participation, seuil à dépasser pour que les bulletins soient dépouillés.
Procès d’intention
» Insinuer cela est presque insultant, s’indigne Cédric du Monceau. C’est archifaux ! » » On fait un procès d’intention peu agréable aux politiques « , s’emporte Michel Beaussart, qui ne compte plus les heures de réunion de la » commission spéciale » mise sur pied avec tous les partis. Même l’opposition MR ne tire pas sur cette ambulance : » En toute franchise, je crois que tout a été fait pour organiser cette consultation « , estime Bénédicte Kaisin, cheffe de file des libéraux.
Le report de la date ? Une nécessité liée au timing serré. Seulement dix bureaux ? Le vote n’étant pas obligatoire, la foule sera moins dense qu’un dimanche électoral classique. Puis, les horaires ont été allongés (de 9 à 15 heures au lieu de 8 à 13 heures) et des isoloirs supplémentaires prévus. » Il faut normalement six mois à l’administration pour organiser un scrutin. Ici, nous en avons eu trois ! » rappelle Michel Beaussart. Ouvrir trop de bureaux, ajoute-t-il, aurait conduit au risque que certains ne puissent ouvrir faute d’assesseurs ; des fonctionnaires qui devront récupérer leurs heures. » Je n’ai pas de chiffres, mais l’organisation représente une dépense importante pour la commune, c’est pour ça que nous poursuivons un but de coût raisonnable. » Les fameuses vingt questions n’ont rien d’un piège, garantit l’échevin. » J’ai envie de savoir pour quelles raisons les gens sont pour ou contre ! Je n’ai jamais compris pourquoi la plateforme ne veut pas. Le « G100″ peut solliciter les opinions, mais pas nous ? Ça me met mal à l’aise. »
D’un côté, des chercheurs nous expliquent qu’il faut penser les choses autrement et, de l’autre, l’institution accepte un projet qui appartient au siècle passé »
Le collège doit se baser sur ce questionnaire pour remettre son avis au fonctionnaire délégué, Christian Radelet. Lorsque Klépierre aura introduit une demande de permis d’urbanisme et d’environnement, c’est lui qui s’y collera, la couverture des quais de la SNCB outrepassant la responsabilité communale. » Ce n’est pas le nombre de réclamations qui compte, mais la pertinence des arguments. C’est pour ça que la Ville a cru bon d’ajouter ces questions. » Christian Radelet admet que la consultation populaire, même sous cette forme, risque de ne lui être d’aucune utilité. » Pour moi, ça arrive trop tôt. Je n’ai encore rien reçu, beaucoup d’eau peut encore couler sous les ponts. » Bref, la traditionnelle enquête publique aurait suffi. Ce que la plateforme citoyenne se tue à répéter…
Sans effet ?
La consultation populaire se révélera d’autant plus inutile que son résultat n’a rien de contraignant. A Namur ou à Huy, les politiques n’avaient pas hésité à s’en détourner. » On sait qu’on n’a aucun argument légal pour arrêter le projet, alors on joue le symbolique, confie Patrick Ayoub. Si 80 % des citoyens sont contre, les autorités ne pourront pas en faire fi. » » Nous respecterons le verdict des urnes, assure Michel Beaussart. Pour autant qu’il soit représentatif. »
La plateforme citoyenne crie le plus fort. Mais crie-t-elle le plus juste ? Au sein même de l’Association des habitants, les avis divergent, confirme Anne Quévit. » Quelques-uns sont favorables à l’extension et trouvent que couvrir la gare permettrait de terminer la dalle. » Dans La Libre, en mars dernier, Bernard Deslandes, directeur du développement chez Klépierre, n’était » pas convaincu qu’il y aurait un non massif […], beaucoup sont également en faveur de l’extension « . Se déplaceront-ils le 11 juin ?
Tout le monde ne voit pas l’extension comme une menace. Dans une étude sur la santé commerciale de la commune, l’AMCV (association du management de centre-ville) la classe aussi parmi les opportunités, si certains aspects (porosité, mix commercial…) sont développés. Qu’on l’aime ou qu’on la déteste, la galerie a fait de Louvain-la-Neuve dans son ensemble la destination shopping de loin la plus dynamique de Wallonie, selon l’AMCV. Avec – fait rarissime – un taux de cellules vides quasi nul. » Aujourd’hui, la cohabitation est globalement positive, la complémentarité est bonne, reconnaît Patrick Ayoub. Mais le business model du promoteur est désormais de tout faire pour que les personnes dépensent le plus à l’intérieur du centre. On va vers une réduction de la porosité. » L’extension abriterait quatre nouveaux grands commerces et une cinquantaine de boutiques, en majorité dédiées à l’équipement de la personne. Les chalands ont- ils besoin d’un énième magasin de fringues ? En partie. Le sondage en ligne réalisé par l’AMCV montre que cette réclamation arrive en deuxième position, derrière des commerces alimentaires qualitatifs (bio, produits locaux, boulangerie, boucherie…)
Dans L’Esplanade ? Impayable, tancent les petits indépendants. » Toutes les candidatures nous intéressent, répond Pierre Hubert, directeur de projet chez Klépierre. Une offre originale est une aspérité intéressante que nous souhaitons proposer à notre clientèle et les loyers sont conçus en fonction des capacités de l’activité. » En 2015, les revenus locatifs ont rapporté 14 millions (+ 1,7 %). Ils devraient doubler, grâce aux travaux. Cela vaut bien 160 millions d’investissement ! » Comme toutes les entreprises, les centres commerciaux ont besoin de croître, commentait en octobre dernier Guénaël Devillet, directeur du Service d’étude en géographie économique fondamentale et appliquée de l’ULg (Le Vif/L’Express du 20 octobre 2016). Un agrandissement leur permet de continuer à faire progresser leur chiffre d’affaires, leur portefeuille et donc les loyers. »
Le promoteur déploie ses atouts. Dans le Brabant wallon, le revenu moyen est supérieur de 14,5 % à la moyenne belge. Le shopping center se situe dans un » noeud de mobilité » exemplaire (proximité de la gare, du futur RER, d’une gare des bus, de l’autoroute), tandis que les terrains sont peu attractifs pour d’autres fonctions. » Après maintes analyses, on constate qu’il manque une part d’offre à Louvain-la-Neuve, beaucoup de personnes se déplacent encore sur Bruxelles « , observe Arnaud Bonnet, project manager. Grossir pour ne pas fléchir, dans une zone de chalandise hyperconcurrentielle (Neo, Docks et Uplace dans la capitale, Rive gauche à Charleroi, ambitions à Namur et La Louvière…).
Klépierre y croit tellement qu’il n’hésite pas à assumer des investissements publics importants. Réaménagement de l’avenue Georges Lemaître, couverture de la gare, construction d’un dépose-minute près du futur parking RER et d’une passerelle interquartiers. Les autorités espèrent encore grappiller çà et là d’autres » compensations « . Mais les opposants ne retiennent que la volonté de rentabilité. » On veut un autre modèle économique « , martèle Françoise Lemoine. » Cette logique de croissance des dividendes pour les actionnaires, c’est celle qui pose problème à nos sociétés « , abonde Anne Quévit.
Malaise universitaire
L’UCL en prend aussi pour son grade. Propriétaire des terrains cédés en emphytéose, elle est accusée de préférer le profit à la réflexion. » Il y a un schisme entre l’université et son corps professoral, argue Patrick Ayoub. D’un côté, des chercheurs nous expliquent qu’il faut penser les choses autrement et, de l’autre, l’institution accepte un projet qui appartient au siècle passé. » Contre monnaie sonnante et trébuchante ? » Il n’y a pas d’enjeu financier pour nous, certifie Marc Francaux, prorecteur au développement régional. Il y a bien sûr le canon emphytéotique, mais ça ou une autre réalisation, ce serait pareil. » L’université rappelle que, dès l’ouverture de l’Esplanade en 2005, un agrandissement était prévu, permettant d’achever la dalle piétonne. » Pour nous, terminer la ville, c’est important. Puis, si l’Esplanade ne répondait pas à un besoin, elle n’attirerait pas plus de sept millions de personnes par an. »
Et 20 à 25 % de fréquentation supplémentaire si mètres carrés additionnels il y a, selon les estimations de l’investisseur. Sans parler de la hausse des taxes communales. » Nous en payons déjà pas mal, ce que beaucoup d’habitants peuvent apprécier « , glisse Arnaud Bonnet. Mais en ces temps contestataires, aucun élu n’ose s’approprier cet argument. L’heure est plutôt à la musculation des positions, probablement gonflées par la proximité des élections. » Le projet me semble trop monofonctionnel et j’ai des interrogations au niveau commercial « , pointe Cédric du Monceau. Qui n’hésite pas à faire du respect du verdict de la consultation populaire une question de maintien de la majorité. L’opposition MR, quant à elle, s’en remet à l’avis citoyen. » Nous regrettons que le débat public n’ait pas eu lieu plus tôt, mais l’important, maintenant, est que la population se manifeste et que l’avis rendu par la commune soit en phase avec l’opinion de la population « , encourage Bénédicte Kaisin.
A moins que la plateforme elle-même ne se positionne en vue du scrutin d’octobre 2018 ? » Certains – pas tous – préparent les communales « , prédit Michel Beaussart. » Il y aura peut-être une liste dissidente « , imagine Bénédicte Kaisin. » Plus les gens s’engagent, mieux c’est ! Je serais ravi que dix nouveaux candidats viennent sur nos listes « , lance Michel Beaussart, comme un appel du pied.
Pendant ce temps-là, Jean-Luc Roland tente de limiter la casse. L’un des deux seuls bourgmestres Ecolo en Wallonie se retrouve coincé entre idéologie et pragmatisme. Il ne s’oppose pas à l’extension, alors qu’au niveau local son parti s’est déclaré contre, sauf si plusieurs modifications (majeures) étaient consenties. Des élus et militants » verts » ont rejoint la plateforme citoyenne et sont publiquement loin d’être tendres envers la majorité. » Son parti, au niveau national, défend exactement les mêmes positions que nous, et pas le bourgmestre ! » s’exclame Françoise Lemoine. » Il est clair qu’il y a beaucoup de déception et de colère. A quoi ça sert de voter pour une tendance politique alors qu’ils finissent tous par faire la même chose ? « , se désole Patrick Ayoub.
Le 11 juin, Jean-Luc Roland jouera aussi son poste.
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