« Je me suis dit que ce pauvre prêtre avait des pulsions incontrôlables » (podcast)
Alors que la série de la VRT « Godvergeten » au sujet des abus sexuels dans l’Eglise fait beaucoup jaser, relisez cette interview de Sophie Ducrey, abusée dans sa jeunesse par un prêtre. Un témoignage qui remonte à l’automne 2021.
En Belgique, entre 2012 et 2020, 1 181 plaintes ont été déposées auprès des « points de contact » spécialement créés. Parmi toutes ces victimes, il y a Sophie Ducrey. Elle a 16 ans quand elle tombe sous l’emprise d’un prêtre, qui abusera d’elle dès sa majorité. La jeune catholique belge mènera ensuite un long combat contre le déni et l’omerta. Vous retrouverez son témoignage dans le nouveau podcast du Vif, L’Eglise, ce n’est pas si sain. Voici la version intégrale de l’interview.
Etats-Unis, Irlande, Australie, Allemagne, Belgique… : les révélations sur l’ampleur des abus sexuels dans l’Eglise catholique ne cessent de secouer l’institution. Parmi les victimes, quelques-unes ont le courage et la lucidité de parler, de raconter leur histoire. C’est le cas de Sophie Ducrey, une catholique belge, aujourd’hui coach et philosophe, mariée et mère de cinq enfants. A 16 ans, en 1989, elle tombe, en Suisse, sous l’emprise d’un prêtre de la communauté Saint-Jean, fleuron du renouveau catholique de la « génération Jean-Paul II ». Dès sa majorité et pendant plusieurs mois, elle subit les agressions sexuelles de ce prêtre, devenu son accompagnateur spirituel. Dans Etouffée, livre publié en 2019 chez Tallandier, elle narre son long combat contre le déni et l’omerta au sein de la communauté et de l’Eglise. Voici son témoignage, pudique et bouleversant. Plusieurs extraits de cette interview sont à découvrir dans le nouveau podcast du Vif, L’Eglise, ce n’est pas si sain.
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Comment la jeune catholique belge qui vous étiez s’est retrouvée sous l’emprise d’un prêtre de la communauté Saint-Jean ?
A 16 ans, j’étais très déstructurée. Mon père était diplomate et j’avais résidé tous les trois ans dans des pays différents. Je manquais de racines, d’une identité. Je me posais des questions existentielles. Je ne savais quel sens donner à ma vie. J’étais aussi en quête de liens, d’un groupe d’appartenance. Installée en Suisse où je ne connaissais personne, je me suis retrouvée dans un camp de jeunes organisé par des frères de Saint-Jean, où m’avait emmenée ma tante. J’y ai trouvé un souffle, une reconnaissance. Très vite, j’ai été invitée à participer à d’autres camps de la communauté, à des messes. On m’a demandé d’animer la chorale, de m’occuper des enfants. Je me sentais utile. Les enseignements de la communauté Saint-Jean étaient brillants, profonds et intelligemment donnés. J’ai trouvé là-bas ce que je cherchais : les liens, le sentiment d’appartenance, la nourriture intellectuelle et spirituelle. J’ai alors envisagé d’entrer dans la vie religieuse, tant ma soif d’absolu grandissait. Mais à 17 ans, j’ai rencontré un garçon. Nous étions très amoureux. Je me suis alors confiée à la personne en laquelle j’avais le plus confiance, un prêtre de la communauté, que j’appelle frère Lamorak dans mon livre. Il m’a dit qu’il avait immédiatement discerné ma vocation religieuse. Il m’a encouragée à m’éloigner du garçon dont j’étais tombée amoureuse et à me faire guider par lui vers ma vocation.
C’est alors qu’ont commencé les abus ?
Pas tout de suite. Je me suis d’abord retrouvée très liée à lui : j’assistais tous les matins à la messe qu’il célébrait, je me confessais à lui, je me confiais entièrement à lui. Les agressions sexuelles ont commencé dès que j’ai eu 18 ans. Clairement, il attendait que je ne sois plus mineure pour passer à l’acte. Au début, il abusait de moi au parloir du prieuré, là même où je me confessais à lui. Systématiquement, alors qu’il venait de me déshabiller, un autre frère entrait dans la petite pièce. Je me disais que ce frère-là allait intervenir, mais il se contentait de regarder ! Par la suite, pour que nous soyons seuls, frère Lamorak m’a emmenée chez une amie à lui, dans un endroit dont il avait les clés. Aujourd’hui, je qualifie ce qu’il me faisait d' »agressions sexuelles », ce qui est plus fort qu' »abus sexuels ». C’était d’une violence tellement inouïe qu’il y a eu comme un bug dans mon cerveau. Je suis sortie de mon corps sans m’en rendre compte. Je ne sentais plus rien. Une sorte de « dissociation ». Je me suis dit que ce pauvre prêtre avait des pulsions incontrôlables. Et je pensais qu’il finirait bien par s’arrêter.
Avez-vous parlé de ces agressions sexuelles à quelqu’un ?
Pendant des mois, je n’ai parlé à personne de ce qu’il me faisait, sauf à ma mère, qui tenait les mêmes raisonnements que moi. J’ai alors ressenti des douleurs de plus en plus vives au dos et je suis devenue anorexique et dépressive. Je n’avais plus de volonté, de désirs. Mais je ne faisais pas le lien entre ces maux et les violences subies. Dans mon esprit, une agression sexuelle, c’est un homme qui me plaque contre un mur dans la rue, et moi qui me défend en hurlant. Là, je me suis contentée de dire à ce prêtre que je n’aimais pas trop ce qu’il me faisait.
Et lui, que vous répondait-il ?
Il passait son temps à m’expliquer que ce que nous faisions était juste et bon, qu’il s’agissait d’une tendresse vécue dans les liens privilégiés qui existent entre « âmes contemplatives », d’un « amour venu de Dieu » et qui s’est incarné. Il ajoutait que son propre guide spirituel était au courant de notre relation et l’encourageait, tout comme le prieur et le fondateur de la communauté. Ce discours m’a complètement anesthésiée. J’étais dans le déni complet. Je ne mettais pas les mots « agressions sexuelles » sur les violences vécues. J’aurais dû percevoir aussi le caractère incestueux de ces abus, puisque frère Lamorak était mon « père spirituel ». Les liens avec lui ont duré à peu près trois ans, dont plusieurs mois d’agressions sexuelles à partir de mes 18 ans. Quand il est vraiment allé trop loin dans le sordide, au-delà même du supportable, je lui ai dit que je voulais arrêter. Il est alors devenu agressif et m’a boudé. Du coup, j’ai éprouvé de la honte de lui avoir demandé d’arrêter. Je lui ai dit que je lui pardonnais !
Quand êtes-vous sortie du déni ?
Cela a pris du temps. Quelques mois après le début des agressions sexuelles, une amie fraîchement convertie qui avait le même « père spirituel » que moi m’a confié qu’elle était victime, elle aussi, de ses abus. J’étais effarée ! Je pensais jusque-là que nous vivions lui et moi une relation privilégiée, un amour spécial exclusif. Je réalisais qu’il avait de tels liens avec d’autres et je voyais de nombreuses jeunes filles tourner autour de lui. Mon amie m’a alors parlé d' »actes gravissimes ». Elle est allée voir le fondateur de la communauté Saint-Jean. Il a pris ses mains dans les siennes et lui a dit, à propos du prêtre abuseur : « C’est très dur ce qu’il traverse, il faut beaucoup prier pour lui ». C’est à peu près tout ! Mon amie s’est alors mise en colère. Elle m’a dit que nous étions tombées dans une « secte ». Choquée par son attitude, j’ai immédiatement pris mes distances avec elle. Toujours dans le déni, je lui parlais de « miséricorde », de « paix », de « pardon ». De son côté, elle a entrepris des démarches pour tenter de dénoncer ce qui se passait dans la communauté. Mais elle était très seule. C’était beaucoup trop dur pour elle et elle s’est retrouvée en psychiatrie. Je ne l’ai pas soutenue.
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Quand avez-vous eu connaissance des dérives sectaires et des abus sexuels dans la communauté Saint-Jean ?
Sept ans plus tard, j’ai appris par des personnes qui fréquentaient la communauté qu’il s’y produisait toujours des agressions sexuelles. C’est alors que je me suis peu à peu réveillée. Car je ne voulais pas que d’autres victimes subissent ce que j’avais vécu. Je percevais tout de même l’aspect effroyable et destructeurs des actes commis. Mais je ne savais pas quoi faire. Je ne voulais pas aller à la police, porter plainte. D’autant que je tenais à rester loyale à l’égard du prêtre et de la communauté, qui était pour moi comme une famille. On me répétait sans cesse que je ne devais pas faire de tort à la communauté et à l’Eglise, que c’est à Dieu que je ferais du mal si je parlais. J’étais une victime, mais je refusais l’idée de dénoncer. Ce serait trahir. Je serais moi-même devenue « le monstre », une inversion de rôles que je jugeais insupportable.
Vous avez tout de même cherché de l’aide ?
J’ai rencontré un autre prêtre de la communauté Saint-Jean, car je recherchais un nouveau « père spirituel ». Je lui ai raconté ma pénible expérience passée. Il m’a dit alors que mes accusations étaient graves, qu’il fallait investiguer. Il a rencontré frère Lamorak. Quand nous nous sommes revus, je lui ai demandé si mon abuseur avait cessé ses violences. Il m’a répondu qu’il « évoluait sous la miséricorde du Seigneur ». Il m’a donc assuré qu’il était préférable de ne rien entreprendre. Ces paroles-là ont été pour moi comme une bombe. Elles ont fait exploser la carapace de mon anesthésie physique et mentale. J’ai réalisé la gravité des faits. Je me suis dit que j’avais été manipulée et que peut-être ce prêtre l’était aussi. Mes douleurs sont revenues. J’ai revécu les scènes d’abus sexuels telles qu’elles s’étaient produites réellement. Et j’ai enfin pris conscience que j’avais été traitée comme un objet, comme de la merde.
Plusieurs membres de la communauté Saint-Jean ont été reconnus coupables d’agressions sexuelles, dont des viols sur adultes, mineurs ou personnes fragiles. Qu’avez-vous entrepris vous-même ?
Dans la communauté, toutes les attaques et dénonciations venues de l’extérieur étaient qualifiées de calomnies et d’entreprises du Démon. Moi-même, j’ai longtemps considéré les articles sur les viols dans la communauté comme des tissus de mensonges. Pour éviter de se remettre globalement en cause, la communauté a qualifié ses prêtres abuseurs de « brebis galeuses ». Quand le fondateur a fait l’objet d’accusations d’abus sexuels, les frères ont tenu un discours spiritualisant : ils ont déclaré qu’il s’était rendu coupable de « gestes contre la chasteté », c’est tout ! De mon côté, pendant cinq ans, j’ai recherché la personne qui pourrait m’aider, dans la communauté ou à l’extérieur : un évêque, un ecclésiastique en lien avec le Vatican… J’ai tardé à porter plainte au civil. Quand je m’y suis résolue, les faits étaient tout juste prescrits. Heureusement, à Genève, un vicaire a pris l’affaire en mains et a intenté un procès. Il a demandé que frère Lamorak soit démis de ses fonctions sacerdotales. Mais le Vatican, qui tranche in fine, a levé la condamnation et le prêtre est resté en fonction. Il s’occupe actuellement des jeunes filles qui entrent dans la communauté, refondée en Espagne. Il leur met l’habit, me dit-on !
Comment expliquez-vous l’ampleur des abus dans la communauté Saint-Jean et dans l’Eglise ?
J’ai réalisé qu’il y avait, au sein de cette communauté, des pervers narcissiques. Ils se croient sincères, se voient aimants et intelligents, alors qu’ils ont un besoin de détruire pour se sentir exister, pour exercer un pouvoir. J’ai compris aussi, depuis peu, qu’il y a une structure et une culture de l’abus dans la communauté et dans l’Eglise. Elle infantilise en faisant croire que le prêtre est un autre Christ, un personnage sacré, intouchable, intermédiaire entre le fidèle et Dieu.
Vous vous êtes mariée et êtes mère de cinq enfants. Comment vous êtes-vous reconstruite physiquement et moralement ?
Le pire, pour moi, n’a pas été l’agression elle-même, mais la sortie du déni et le fait de ne pas être entendue. La prise de conscience de la gravité de l’abus et plus encore l’omerta ont été destructrices. Elles m’ont fait perdre la santé. En revanche, j’ai grandi intérieurement sur le plan psychologique. La colère m’a rendue plus mûre, m’a fait sortir de ma naïveté. Je me suis formée en psychologie. Il y a deux ans, les médias, en France, ont commencé à couvrir plus largement les affaires d’abus sexuels dans l’Eglise. Du coup, les éditeurs, qui avaient longtemps refusé de publier mon témoignage, se sont intéressés à mon manuscrit. Avant la publication, j’étais pétrifiée. Si j’avais si peur, c’est parce que j’ai été attaquée et menacée, y compris par ma propre famille, dont certains membres ne voulaient pas que je dévoile toutes ces turpitudes. Frère Lamorak m’avait poursuivie en justice à plusieurs reprises. Je craignais même d’être assassinée ! Mais les retours après la sortie du livre ont été très positifs. J’ai alors retrouvé ma dignité, ce qui a favorisé le processus de guérison. Je me suis dit que j’étais enfin entendue et surtout que je pouvais aider d’autres personnes à sortir de l’emprise d’un abuseur. Ce statut de lanceuse d’alerte et de porte-parole m’a fait comprendre que je n’étais pas une pestiférée.
Mettre sur le papier votre passé d’abusée vous a également aidé à sortir du cauchemar ?
Quand la parole se libère, c’est à la fois une douleur et une délivrance, comme un accouchement après les contractions. Je me sens aujourd’hui plus mûre, plus adulte. En tant que catho, j’étais antiféministe, je trouvais normal que la femme soit discrète, soumise. Je suis devenue féministe, mais une féministe qui aime les hommes. Le patriarcat ne fait pas souffrir que les femmes.
Secouée par les affaires de pédophilie en son sein, l’Eglise catholique est en crise. Peut-elle réformer ses structures ?
L’Eglise est un monde masculin, qui met les femmes à l’écart. Elle a besoin de faire de la place au féminin, car le déséquilibre actuel ouvre la porte aux abus. Pour autant, je ne suis pas très optimiste sur l’évolution des structures à tous les niveaux. De nombreuses communautés religieuses, tout comme des mouvements politiques d’ailleurs, se sclérosent, dérivent vers des positions traditionalistes. Je pense que bon nombre d’êtres humains aspirent à une forme de soumission à un pouvoir. La liberté leur fait peur. Des fidèles se satisfont d’une Eglise hiérarchisée, avec ses prêtres-pères, ses évêques et un pape qui dicte la conduite, tandis que d’autres catholiques se détachent de l’Eglise pour vivre à l’écart leur spiritualité, leur lien avec Dieu.
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