« Les gouvernements n’agiront pas d’eux-mêmes sur la politique nutritionnelle »
Jean Nève, expert en nutrition, professeur émérite à l’ULB et président du Conseil supérieur de la santé porte un regard lucide sur la politique de la qualité nutritionnelle en Belgique.
1. Ce qu’a fait le politique
Peut-on parler d’un certain laxisme des autorités politiques ?
On peut dire que la politique nutritionnelle et les questions de prévention occupent trop peu de place. Pourtant, dès les années 2000, soit il y a vingt ans, tant l’Organisation mondiale de la santé (OMS) que les instances européennes ont alerté sur le lien entre mauvaise alimentation et maladies chroniques. Des pays ont réagi très rapidement, et même parfois avant cette date, à l’image de la France où existe, depuis plus de vingt ans, un » Programme national nutrition santé » cohérent et piloté avec compétence. Que s’est-il passé en Belgique ? Après les sollicitations internationales, on s’est résolu tardivement (NDLR : en 2006) à lancer un plan national de ce type. Vaste et ambitieux au départ, il n’a pu aboutir à grand-chose et s’est évaporé dans les multiples réformes de l’Etat.
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Pourquoi ?
Il y a cette triste habitude belge qui consiste à saupoudrer les compétences et les moyens et qui, finalement, conduit à de l’immobilisme. Ce plan a péché par un manque de coordination et de stratégie globale, notamment en raison du peu de confiance des partenaires institutionnels, voulant à tout prix tirer la couverture à eux, au risque de se perdre. Il a fait l’objet d’une évaluation détaillée démontrant à suffisance tous les écueils rencontrés.
Donc, aujourd’hui, la question de la qualité nutritionnelle ne semble préoccuper personne ?
Plusieurs niveaux de pouvoir sont compétents à des degrés divers, du fédéral (pour la réglementation) en passant par les Régions et Communautés (qui ont la main), sans oublier les provinces. Les Régions demeurent trop timides et ont peu de moyens à y consacrer. Les sept ministres de la Santé ne se concertent toujours pas. Bref, la Belgique ne s’est toujours pas dotée d’une stratégie, d’une vision globale. On a bâti une multitude de châteaux de sable, vite emportés par les marées… La seule chose qui se passe, ce sont des pactes volontaires entre l’industrie alimentaire et le ministère fédéral de la Santé pour réduire les apports en sel, en sucre et en graisses des produits alimentaires. En d’autres termes, ce sont les producteurs et les fabricants qui mènent la danse. De plus, ils attestent eux-mêmes de leurs efforts sur une base qui est loin de refléter l’ensemble de la problématique.
2. Ce que doit faire le politique
La politique nutritionnelle doit rester guidée par des enjeux de santé publique et non par des enjeux économiques. Tout le monde n’est pas d’accord avec cela ?
Les gouvernements sont sensibles aux intérêts de leurs entreprises agroalimentaires, qui se trouvent de fait disposer d’une marge de manoeuvre énorme. Par ailleurs, nos responsables vantent à l’envi notre patrimoine gastronomique si riche. Ils font ainsi la promotion de la frite ou de la bière, des produits loin d’être raisonnables en matière de qualité nutritionnelle, lorsqu’on en abuse. Ces campagnes contrastent avec les maigres moyens dont dispose la prévention. Résultats, aujourd’hui : tout simplement, une politique molle et peu de moyens consacrés à la qualité nutritionnelle, à l’exception d’initiatives personnelles ou de petits groupes très louables telles que des écoles qui s’engagent, des communes qui promeuvent des comportements sains, des diététiciens nutritionnistes très souvent bien seuls au-devant du combat.
Beaucoup de réformes, dont chacun reconnaît pourtant la nécessité, sont ainsi rendues difficiles.
Je ne pense plus qu’il faille attendre passivement que les gouvernements agissent d’eux-mêmes. Les pressions qui s’exercent sur eux sont bien réelles. Certains acteurs qui ne sont pas nécessairement de mauvaise volonté font obstacle au changement. Des intérêts financiers guident la politique nutritionnelle. Nos gouvernements, quelque part à juste titre, soutiennent les entreprises pourvoyeuses d’emplois.
Difficile dès lors de prêcher la bonne parole.
Lorsque nous, Conseil supérieur de la santé, publions des rapports sur la viande rouge et que nous conseillons une consommation raisonnable, nous récoltons les critiques acerbes de la filière viandeuse, et ce dans une indifférence totale. Lorsqu’on se prononce pour une consommation limitée d’huile de palme, ce sont les ambassadeurs des pays producteurs qui tirent à boulets rouges, etc.
3.Ce que peut faire concrètement le politique
Les moyens d’action font également débat au sein de la communauté scientifique ?
En fait, on sait globalement ce qu’il faut faire : manger moins de sucres rapides et plus de sucres lents, moins de matières grasses défavorables, moins de sel, varier et équilibrer son alimentation. Des spots télévisés tels » Cinq fruits et légumes par jour « , » Manger, bouger » sont assez peu productifs. Ils ont atteint une limite d’efficacité. Pendant longtemps, la politique nutritionnelle a visé à informer la population dans son ensemble. Mais cela reste sans effet si l’environnement dans lequel on vit pousse vers les mauvais choix. Il faut dès lors trouver de nouvelles manières d’agir.
Comment entraîner alors le consommateur vers des choix alimentaires vertueux ?
Beaucoup pensent que la transformation peut davantage s’opérer à partir d’initiatives de proximité, à l’échelon de la famille, d’un quartier ou d’une commune. Il s’agit de mobiliser des petits groupes, depuis une école par exemple et, partant, d’intégrer les parents, les acteurs de la santé, les commerçants, les entreprises du quartier, de l’entité. Ces groupes se soutiennent, se motivent, s’autosurveillent… C’est ce qu’on appelle le » marketing social « , qui touche les gens dans leur intimité. L’idée consiste à créer une espèce de communauté et des liens forts. Plutôt que de leur dicter leur conduite en matière de consommation, on s’appuie sur les partenaires directs comme des relais de communication et d’action.
Etes-vous favorable à un étiquetage nutritionnel simple des aliments ?
Il faut agir sur plusieurs facteurs et une seule solution ne sera jamais la panacée. Mais selon moi, l’étiquetage, c’est une bonne idée. Sans surprise, les industriels agroalimentaires s’opposent à certains types de signalétiques qu’ils jugent stigmatisants pour leurs produits. Les politiques ajoutent dans leur sillage que nos entreprises se situent sur un marché international qu’il faut ménager. Cet étiquetage viendrait ainsi compliquer la donne de l’exportation. Pourtant, l’intérêt d’un étiquetage simple sur les aliments est scientifiquement établi, notamment sur la base du » Nutriscore » français, un modèle du genre. Le marquage par un logo à cinq couleurs allant du vert au rouge permet d’évaluer la qualité nutritionnelle en un coup d’oeil. Toutefois, l’étiquetage n’est pas la solution : il ne concerne que les produits fabriqués et emballés et, donc, dans le cas qui nous occupe avec l’affaire Veviba, il faudrait agir sur les produits transformés ou non emballés. Enfin, il faudrait réduire le prix des aliments sains, comme les fruits et les légumes, en augmentant celui de la malbouffe, qui peut souvent être produite à moindre coût.
Vous plaidez aussi pour une régulation de la publicité.
Avec le marketing social et l’étiquetage, elle figure parmi les mesures prioritaires. Il s’agit d’être plus exigeant, en poursuivant les efforts pour réduire la pression du marketing, par exemple en interdisant les offres promotionnelles pour les produits déraisonnables – » deux pour le prix d’un « , » offre gratuite « … – dans tous les magasins. Il faut évidemment se mettre d’accord sur une définition précise de ces aliments déraisonnables, mais il serait normal de ne plus laisser fleurir des promotions qui permettent de doubler les quantités à ingérées pour quasiment le même prix. Or, c’est aujourd’hui fréquent… Il faudrait un code de bonne conduite, qui s’applique à toute la publicité, y compris sur les nouveaux médias.
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