Contre la gauche caviar… la droite dürüm
La nourriture participe-t-elle à la naissance d’un nouveau clivage politique en Belgique ? C’est ce que pensent certains politologues, face à la guerre culturelle que se livrent droite identitaire et gauche multiculturelle autour de nos assiettes, de la viande halal au fritkot, en passant par le slow food et la pita.
La gauche avait mis les petits plats dans les grands, et les grands dans des encore plus grands, ce 30 juin 1878. Le parti libéral de Frère-Orban, anticlérical mais bourgeois, opposé au suffrage universel et au droit du travail – c’était la gauche à l’époque – avait, après les huit années de réaction du cabinet Malou, chassé les catholiques du pouvoir à l’occasion des législatives du 11 juin. Pour le fêter, on allait manger.
C’est que ce Parti libéral fondé en 1846, la plus vieille formation politique d’Europe, francophile et francophone, était si friand de la tradition française des banquets républicains qu’il l’avait adoptée. Et les bleus, affamés de pouvoir, eurent le triomphe gourmand. Venus de tout le pays, 5 600 d’entre eux, leurs épouses soigneusement attablées dans des salles séparées – c’était ça la gauche à l’époque – investirent un palais du Midi pavoisé à leur gloire. » Le droit d’entrée avait été fixé à 6 francs, somme qui donnait droit au repas préparé par la maison Cayron, ainsi qu’à une demi-bouteille de vin. La préparation du repas nécessita la mise à disposition de 600 kg de saumon, tout comme le sacrifice de 2 000 homards, de 1 500 poulardes et de 800 canetons. Dès le vendredi 28 juin, la glace destinée à frapper les bouteilles de champagne, formant un bloc de 64 mètres cubes amené de Norvège, fut exposée au milieu de la place Sainte-Catherine. La Manufacture royale de coutellerie namuroise, connue sous le nom de maison Licot, avait prêté les 11 000 couteaux destinés à être employés durant le repas. Il avait encore fallu trouver 16 000 verres et près de 15 000 assiettes « , explique Joseph Tordoir dans Le Bleu des libéraux belges, un carnet du Centre Jean Gol.
Ces gigantesques agapes, accompagnées de cortèges et de manifestations, marquèrent notre histoire politique, et pas seulement parce qu’elles inaugurèrent le dernier gouvernement libéral du Royaume, avant des décennies de domination catholique. Car si, comme disait François Pirette, » on devient ce qu’on mange (Allez Nathalie, mange ton boudin !) « , le manger du Belge est devenu une chose politique.
Un livre de recettes plutôt qu’un manifeste
Pas spécialement qu’il ait soif ou faim de débats, le Belge. Charles Baudelaire en disait déjà, avant d’être complètement aveuglé par la grosse vérole, que » ce peuple est trop bête pour se battre pour des idées. S’il s’agissait du renchérissement de la bière, ce serait différent. » » C’est vrai qu’en Belgique, une discussion politique ne se termine pas par un vainqueur ou par un vaincu, mais par une question, « quand est-ce qu’on mange ? », opine Mischaël Modrikamen, dont le Parti populaire, on le verra, rissole sur le sujet.
Qu’un feu président de parti socialiste flamand ait assis sa popularité sur un livre de recettes de cuisine plutôt que sur un manifeste ( Koken met Steve, par Steve Stevaert, en 2003) n’aurait pas heurté la sensibilité baudelairienne. Que, quelques années plus tard, la crise de régime politique connue par la Belgique après les élections de 2010 soit résumée par une crise de régimes alimentaires, entre les pâtes et les gaufres, entre l’huile et le beurre, entre la vigne et le houblon, bref, entre Elio Di Rupo et Bart De Wever, et leurs partis respectifs, non plus. A table, ceux-là parlaient réforme de l’Etat plutôt qu’oeufs sur le plat. Mais aujourd’hui que l’un est passé au régime sans gluten, et l’autre au Coca Zero – en passant par un livre sur le sien, de régime -, l’alimentation est définitivement inscrite au menu politique, en dehors même des lancinants scandales qui ont frappé la Belgique ces dernières années. Elle est, désormais, constitutive de certaines identités politiques.
L’alimentation est définitivement inscrite au menu politique, en dehors même des lancinants scandales
Ainsi les écologistes, depuis toujours, en ont fait une thématique centrale de leur engagement. Le soutien à la production biologique, aux circuits courts, la réduction de notre consommation de viande ou la culture slow food sont intrinsèques à ces pourfendeurs de la malbouffe. Mais de l’autre côté du spectre politique, où l’on dénonce la domination prétendue des bobos multiculturalistes, ce sont d’autres préparations que l’on pourfend rageusement. Cette droite identitaire, que l’on dit nouvelle, ou populaire, parce qu’elle veut parler peuple, défendre un mode de vie qui serait menacé et promouvoir des traditions que l’on voudrait effacer, se donne la gauche caviar comme adversaire principal. Et elle se prend de plus en plus le dürüm – prononcer durum, pas douroum – comme repoussoir à brandir.
Le caviar, on connaît. La gauche caviar aussi, même si la notion, lancée à droite il y a des décennies pour disqualifier l’adversaire, ne correspond à aucune réalité sociologique. Le caviar, cette exquise denrée puisée sur des rivages lointains, donc très chère, symboliserait la trahison des classes populaires par les dirigeants progressistes, socialistes surtout, qui s’en gobergeraient à la grosse louche sans plus se soucier des conditions d’existence de leur électorat. Volontiers présentée comme privilégiée et donneuse de leçons, confite dans le luxe matériel et la bienséance culturelle, la gauche caviar serait incapable de faire ce qu’elle dit, et de vivre comme le peuple qui l’a élu. Pis, aveuglée par le profit tiré de la mondialisation, elle l’aurait abandonné, ouvrant les frontières, et les cuisines, à de néfastes influences extérieures.
A l’autre bout de l’échelle politico-nourricière en effet, le petit peuple, lui, subit le contrecoup de ces importations de caviar : la déferlante du dürüm, dont la gauche molle serait responsable, et que la droite dure peut éviter.
Ces tranches d’une viande adipeuse encore plus incertaines enroulées (dürüm signifie » enroulé « , en turc) dans une crêpe à demi-chaude, lardée de frites tièdes baignées d’une sauce colorée de vif sont, aux dires de Philippe Trine, représentant du secteur restaurants à la fédération Horeca Bruxelles, » le signe d’une certaine décadence culinaire, l’équivalent de la pizza hawaïenne pour un Napolitain « . Et un concentré graisseux du pire de la mondialisation : la viande, halal, dite » döner « , est agglomérée selon la recette d’un Allemand d’origine turque, Kadir Nurman, la crêpe est pétrie selon une méthode libanaise, les frites et les sauces sont noir jaune rouge, et les crudités s’ajoutent sur une rhétorique fort mouvante ( » Saat ? Unpetou ? » pour » Et pour la salade ? Un peu de tout ? « , par exemple).
Pourtant, les snacks à dürüm et à pitas sont aujourd’hui largement majoritaires dans la petite restauration, à Bruxelles comme dans les grandes villes du pays. Parce que ce n’est pas cher, que c’est chaud, que ça tient la panse, et que c’est toujours ouvert. Ils ont remplacé la friture/la friterie/le fritkot d’antan, sont tenus par des travailleurs d’origine étrangère, et leurs enseignes lumineuses font clignoter des toponymes éloignés, Istanbul, Bodrum, Anatolia, Emirdag ou Sanliurfa. Ils sont ainsi de très visibles et tristement comestibles conséquences de la mondialisation, alimentant ce sentiment d’insécurité culturelle qui peut saisir certaines parties de la population.
Alors, ils dérangent, et pas seulement les estomacs ou les taux de glycémie.
Au Parlement fédéral, depuis quelques années, la droite flamande, cette droite qui n’a commencé à se préoccuper de bien-être animal que lorsque des bouchers abattaient des animaux sans les étourdir mais en prononçant une prière musulmane, s’inquiète doucereusement des conditions d’hygiène et du respect du droit du travail dans cette branche spécifique des snacks à pitas et à dürüm. Pas encore secrétaire d’Etat, Theo Francken (N-VA), notamment, s’en était enquis avec toute la gravité requise. Et la députée Vlaams Belang Barbara Pas, un pas ou une bouchée plus loin, n’a pas résisté à la gourmandise lorsqu’il s’est agi d’interroger le ministre de la Justice, Koen Geens, sur la contribution d’un snack à pitas néerlandais au financement du terrorisme international…
« La guerre du chicon au gratin »
Côté francophone, ce sentiment d’insécurité culturelle servi dans l’assiette du bon Belge ne s’appuie pas encore sur le dürüm et la pita, mais on y arrive. » On aime tous avoir près de chez soi un snack à dürüms ou un paki ouvert jour et nuit, c’est vrai que ça peut être pratique. Mais ce que les gens n’apprécient plus, c’est qu’il n’y ait plus que ça dans notre société ! » pose Mischaël Modrikamen, qui s’empresse de signaler avoir, un jour, offert un couscous à tous les membres du bureau politique de son parti. Et le combat pour le respect des traditions putatives du peuple belge est déjà passé par d’autres mets. Alain De Kuyssche, ancien rédacteur en chef de Moustique, désormais patron du Peuple, président de la section molenbeekoise du Parti populaire, criait ainsi sa révolte, dans un billet fort partagé, en septembre dernier, intitulé » La guerre du chicon au gratin a commencé « . Le sel de son courroux : sa difficulté à trouver du jambon et des chicons dans certaines des rues de sa commune, révélatrice et annonciatrice de maux plus graves. » Ce chicon au gratin, devenu fantôme, est la preuve que la mixité reste une chimère de bobo ; la multiethnicité est une imposture ; le multiculturel reste introuvable ; la réalité du « vivre-ensemble », c’est le « vivre séparés ». Plus grave et moins rigolo, c’est qu’au travers de la disparition du chicon au gratin apparaît le remplacement de populations. Cela débouche sur de plus grandes frustrations : c’est Godiva, devenue entreprise turque, qui supprime les pralines à la liqueur, les cantines scolaires où les élèves ne trouvent plus qu’une nourriture halal, les enfants non musulmans, victimes de violences pour le seul fait de ne pas appartenir à la religion d’Allah, on en passe et des pires. »
Un nouveau clivage
Cette focalisation des nouvelles droites identitaires sur les questions alimentaires, contre la gauche caviar, contre le halal et le dürüm, contre la diversité, ne relève ni de de l’enrobage médiatique, ni de la politologie d’arrière-cuisine. Elle s’ancre dans un combat culturel, sur les valeurs et les traditions, que les Américains du Nord, qui se livrent chaque année d’impitoyables » Christmas Wars « , connaissent bien, et que le journaliste Thomas Frank a remarquablement disséqué dans son livre Pourquoi les pauvres votent à droite. Comment les conservateurs ont gagné le coeur des Etats-Unis. Les polémiques récentes, en Belgique, sur la croix sur la mitre de saint Nicolas ou sur la dénomination des marchés de Noël, démontrent que ce ressort est, lui aussi, de plus en plus employé de ce côté-ci de l’Atlantique. Bien sûr, des pauvres ont toujours voté à droite, parce que le statut socio-économique n’a jamais été l’unique déterminant du comportement électoral : on sait depuis les années 1960 déjà qu’en Grande-Bretagne, par exemple, un tiers des ouvriers votaient pour les libéraux ou les conservateurs.
Mais la prégnance, inédite, de ces discussions culturelles, de mode de vie et de traditions, de croix sur la mitre et de snacks à dürüm, fait dire à de plus en plus de politologues qu’un nouveau clivage vient structurer les systèmes politiques européens, dont le belge, notamment bouleversé par le fulgurant succès de la N-VA. Parmi eux, deux professeurs du prestigieux Institut universitaire européen de Florence, Liesbet Hooghe et Gary Marks, postulent l’émergence d’une telle fracture, favorable à la croissance de nouveaux partis de la droite radicale. » L’immigration est perçue comme une menace particulière par ceux qui se ressentent de la mixité culturelle et de l’érosion des valeurs nationales, par ceux qui sont en compétition avec des immigrés pour leur logement ou leur travail, et, plus généralement, par ceux qui recherchent un abri, social ou économique, à travers leurs droits de citoyen. Nous appelons ce clivage transnational parce qu’il a pour point focal la défense d’un mode de vie national, sur les plans politique, social et économique, contre les agents extérieurs qui pénètrent l’Etat par la migration, par l’échange de biens et de services, ou en exerçant le pouvoir « , écrivent-ils dans une récente livraison du Journal of European Policy.
De cette mixité culturelle mal ressentie par certains » petits Blancs » procèdent, bien sûr, l’installation d’un lieu de culte islamique ou la rencontre d’une dame portant le voile. Mais aussi le snack à dürüm du coin. Du reste, sur la base du résultat des élections de mai 2014 et des données disponibles au SPF Economie qui séparent les restaurants ordinaires des snacks (il n’y a pas encore de recensement précis des snacks spécialisés dans le dürüm…), le consultant en géographie électorale Geoffrey Pion a pu, pour Le Vif/L’Express, extraire une corrélation positive entre la présence de ces types d’établissements de restauration rapide et le vote pour les partis radicaux, d’extrême droite ou d’ailleurs (le PTB et Debout les Belges notamment). De manière moins surprenante, le MR se distingue plutôt dans les communes bien pourvues en restaurants classiques, et le PS dans celles où se trouvent le plus de petits cafés.
Au fait, deux versants s’opposent, sur ce clivage transnational de Hooghe et Marks. Celui des gagnants de la mondialisation, qu’ils nomment GAL (pour » Green, Alternatives and Liberal globalists « , soit verts, alternatifs et libéraux globalistes) et TAN (pour » Traditional conservatives, Authoritarians and Nationalists « , soit conservateurs traditionalistes, autoritaires et nationalistes).
Ils auraient aussi bien pu dire gauche caviar et droite dürüm.
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