« Il faut se doter d’un pacte agricole »
Philippe Baret, ingénieur agronome, docteur en génétique et doyen de la faculté des bioingénieurs de l’UCL, constate l’absence de stratégie wallonne face au modèle agroalimentaire dominant. Il prône l’adoption d’un vaste plan à quinze ans.
1. Ce qu’a fait le politique Que vous inspire le scandale Veviba ?
Le scandale ne me surprend pas. Son ampleur, oui. Un acteur intermédiaire qui représente 30 % de la filière bovine et dont 70 % des lots confisqués étaient impropres à la consommation ! Le rêve devient cauchemar… Notre système est à bout de souffle. Le blanc bleu belge industriel est issu de ce modèle agricole productiviste et à bas prix. Or, c’est ce schéma que le politique soutient majoritairement : un modèle qui ne permet pas d’intégrer les enjeux écologiques et de santé. Ce modèle, c’est un réseau qui rassemble l’ensemble des acteurs qui, tous, s’autojustifient, s’autocongratulent. Un réseau qui s’est progressivement verrouillé, qui empêche toute transition. La race squatte nos étals depuis les années 1970. On en vante l’emploi qu’elle procure, sa qualité, son lien au terroir. En fait, si la plupart des animaux naissent en Wallonie, leur engraissement se fait essentiellement en Flandre avec, notamment, du soja importé. On peut l’engraisser avec un fourrage grossier, mais ça coûte plus cher et dure plus longtemps… Et on le fait très peu.
Est-ce le reflet de politiques mises en oeuvre ?
Il y a une double responsabilité. La première émane des politiques européens qui continuent de soutenir le » plus on produit, plus on gagne « , installé avec la Politique agricole commune. En d’autres termes, les subventions sont accordées essentiellement en proportion des surfaces exploitées et de la taille des troupeaux. Ce qui encourage délibérément les productions » de masse » à grande échelle. C’est un pousse-au-crime ! Un éleveur wallon fêtait récemment sa millième bête. Personne n’y a vu un problème dans le secteur. La seconde responsabilité émane de nos décideurs. En Wallonie, les politiques publiques sont schizophréniques : elles encouragent des initiatives locales de qualité et, en même temps, soutiennent le modèle dominant, notamment via des primes à l’investissement. En réalité, le modèle dominant, c’est le modèle Veviba. La Flandre occupe 50 % du marché des bovins et 90 % de celui des porcs et des volailles. Le modèle qui prévaut aujourd’hui est celui de l’agriculture à grande échelle destinée à l’exportation, comme en Amérique du Nord et du Sud, avec lesquelles nous sommes en concurrence. C’est un choix stratégique.
Vous épinglez un décalage entre l’image de la viande et sa réalité.
Pour schématiser, il y a trois niveaux de viande : le premier, ce sont les morceaux nobles (rôti, steak, etc.) ; le deuxième, la viande transformée, comme le haché ; le troisième, la viande qu’on trouve à l’intérieur des plats préparés. Or, nous consommons surtout de la viande transformée. C’est cette viande que l’on ne voit pas, qui fait l’objet de scandales.
Mais les scandales n’achoppent-ils pas sur un problème de traçabilité ?
Faux. Nous avons mis au point les outils de traçabilité. Ainsi, le grossiste kosovar a pu très vite remonter la filière jusqu’à la société Veviba. Le noeud, au fond, par-delà la fraude initiale, c’est l’incapacité d’action et d’anticipation. N’existe-t-il pas à disposition de l’Agence fédérale pour la sécurité alimentaire (Afsca) une procédure de » flagrant délit » permettant de fermer un atelier de découpe sur le champ, comme elle le fait pour un restaurant ? Par ailleurs, au fil des crises, le temps de réaction s’avère de plus en plus long. Lors de la crise de la vache folle, en 1999, les premiers indices apparaissent au mois de novembre et les mesures sont prises en mai, soit un délai de six mois. En 2017, lors de la crise du fipronil, entre les premiers indices et la décision de retirer les oeufs du marché, huit mois se sont écoulés. Cette fois, entre les déclarations du Kosovo et la fermeture de l’abattoir de Bastogne, il a fallu dix-huit mois. Je pense que les autorités sont probablement devenues trop procédurières. Elles craignent d’être prises en défaut de ne pas avoir respecté la procédure.
2. Ce que doit faire le politique Pourrait-on soutenir un autre modèle ?
Oui, la première chose à faire est d’être conscient des limites du modèle industriel. Sur le long terme, ce schéma ne survivra pas au-delà de 2050 vu la limitation des ressources, notamment énergétiques, et les impacts climatiques et environnementaux.
Le changement ne tarde-t-il tout de même pas à se mettre en place ?
Une fois qu’une société a compris qu’il y avait un problème, elle met beaucoup plus que dix ans pour changer de comportement. La lenteur du processus n’est pas forcément un mauvais signe car l’agriculture est un secteur où le changement demande du temps. Mais, dès qu’on a montré les limites du système dominant, il faut légitimer les solutions alternatives, comme le manger bio ou le manger local, et les faire converger. Aujourd’hui, la plupart de ces alternatives sont spontanées et assez individuelles, les faire converger prend du temps. Personnellement, je plaide pour un pacte agricole, à l’image du pacte énergétique, pour déterminer la stratégie à l’horizon 2030 de la Wallonie en la matière. En temps de crise, les réflexes politiques sont à court terme. On sait aujourd’hui que le modèle productiviste à bas prix coince mais ceux qui se posent des questions restent minoritaires.
Y a-t-il une mesure urgente à prendre dès à présent ?
Assurément. Un : les politiques doivent affirmer haut et fort que ce système, dont le seul moteur est le profit, c’est fini. Deux : s’engager dans une stratégie. Cela voudrait dire se distinguer de la Flandre. Aujourd’hui, la production de viande en Wallonie est très dépendante du modèle flamand productiviste et exportateur.
3.Ce que peut faire concrètement le politique
Quel serait le premier choix à faire ?
L’un des moteurs du scandale Veviba se trouve dans le choix d’une stratégie d’expansion et de compétitivité internationale. Donc, il faut d’abord sortir de cette logique. Notre modèle repose sur l’exportation à tout prix et, dès lors, notre production dépasse notre demande intérieure. A long terme, il s’agit d’illusions, parce qu’on ne peut pas faire le poids face aux machines de guerre américaine et asiatique. La Wallonie n’a en réalité aucun avantage compétitif pour développer de telles formes d’agricultures industrielles : les terres sont plus chères, la main-d’oeuvre y est plus chère et les réglementations sanitaires plus exigeantes.
Dans quel modèle la solution réside-t-elle ?
Si on devait n’en soutenir qu’un, on exclurait une grande partie d’agriculteurs, parce que tous n’ont pas au départ les mêmes compétences, les mêmes motivations, le même âge, le même paysage… Donc, dire que l’agriculture biologique, c’est l’alternative immédiate est un non-sens. Ça représenterait 5 % et le reste demeurerait en rase campagne. La transition se fera dans la diversité : le bio, le circuit court, l’agroécologie, l’amélioration des pratiques conventionnelles… Il ne faut pas éviter le modèle dominant mais y travailler et agir de façon rigoureuse et radicale en termes d’objectifs. Ça, on peut le faire tout de suite, comme s’entendre sur une qualité minimale et être sûr qu’on ne descend pas au-dessous. Puis, progressivement, faire mieux.
Vous posez des critères fondamentaux ?
Oui. Le politique devrait tenir compte de trois » étalons « . Un : ces trajectoires alternatives doivent être pertinentes sur le plan environnemental. Deux : elles doivent être locales et, donc, ne pas être guidées par l’exportation. Trois : elles doivent s’appuyer sur une spécificité wallonne. Il faut vendre une image spécifique d’une Région, en cohérence avec nos connaissances, nos paysages, à l’instar du Limousin, en France. Ça ne sert à rien de produire, produire encore et encore du blanc bleu belge, ce fleuron wallon, s’il finit en viande verte au Kosovo.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici