Spécial Liège: l’initiative industrielle publique, un gros mot?
Le scandale Nethys a éclipsé les jeunes pousses qui s’épanouissent à Liège sous une pluie de subsides. Le secteur privé et les champions traditionnels de l’industrie réclament aussi leur dû. Car la reconversion n’est qu’à moitié réussie.
Lire notre dossier spécial Liège:Comment va la Cité ardente depuis l’affaire Nethys?
Si un cocktail de rentrée devait se tenir aujourd’hui à Liège, il n’aurait certainement pas lieu à l’hôtel de Bocholtz (XVIe siècle), propriété de François Fornieri, ex-patron de Mithra éclaboussé par le scandale Nethys (il est inculpé pour abus de biens sociaux et détournement par personne exerçant une fonction publique). Les organisateurs de la réception choisiraient plutôt le toit-terrasse de la Grand Poste, rénovée à grands frais par le fonds d’investissement Noshaq (40% Région wallonne) et par le développeur immobilier flamand BPI (Ackermans & van Haaren). Cet édifice néogothique accueillera bientôt, sur 4 500 mètres carrés, un essaim de start-up (Leansquare, VentureLab), des espaces de coworking, la rédaction de La Meuse (peut-être), la télévision locale RTC Télé Liège, le département des arts et sciences de la communication de l’ULiège, une brasserie artisanale, un food court, etc. Le digital sera roi, dans ce décor postindustriel teinté de pastel et garni de murs végétalisés, et les travailleurs créatifs, communicants et heureux…
C’est une ville agréable, avec des partenaires loyaux et fidèles. »
Stijn Van Rompay
Lorsque le soleil se couchera sur la Meuse, peut-être verra-t-on quelque fantôme de Nethys deviser, une bière à la main, avec les nouveaux maîtres de cérémonie? « Nethys et Noshaq étant dans tout, il était inévitable qu’ils soient ensemble quelque part », relève finement un observateur de la scène liégeoise. La césure entre l’ancien monde malfamé et le nouveau qui aspire à la propreté est pourtant impérative, rappelait récemment le CEO de Noshaq, Gaëtan Servais, dans Le Vif du 1er avril, lui qui fait figure de nouveau leader économique de la région liégeoise, malgré sa légendaire discrétion. Pour mémoire, Noshaq représente à lui seul la moitié des fonds des neuf Invests wallons.
Au fait, comment se porte Liège au plan économique? Quelles sont ses futures figures de proue? Participeront-elles à ce cocktail? Pas sûr. Les jeunes entrepreneurs auraient tendance à fuir les rassemblements trop connotés politiquement au profit de réseaux plus horizontaux, plus organiques, dédiés à des projets enthousiasmants comme ce test salivaire de dépistage de la Covid-19 développé en un temps record sous la houlette de Fabrice Bureau, vice-recteur à la recherche de l’ULiège, et commercialisé via la société de biotech liégeoise Diagenode. Celle-ci vient d’être rachetée par des Américains, impressionnés, dit-on, par la réactivité et le savoir-faire locaux.
On connaît les péripéties judiciaires de ce début de l’année 2021: une formidable opération mani pulite lancée par la justice liégeoise sur la base du rapport forensique commandé par les dirigeants actuels de Nethys, Laurent Levaux et Renaud Witmeur. Visiblement, cela n’impressionne pas les spécialistes flamands des biotechs et de la pharma, Leon et Stijn Van Rompay. Le père et le fils sont des alliés de longue date de François Fornieri et de Jean-Michel Foidart dans Mithra Pharmaceuticals SA et Uteron Pharma SA, toutes deux historiquement dopées aux subsides de la Région wallonne et de Noshaq, ex-Meusinvest. Leon Van Rompay remplace provisoirement François Fornieri à la tête de Mithra. Mithra qui, en ce moment, voit la vie en rose: accréditation de la pilule contraceptive Estelle au Canada et aux Etats-Unis, avis positif du Comité des médicaments à usage humain de l’Agence européenne des médicaments, possibilité d’un conditionnement de 10 à 25 millions de doses de vaccins Covid par an dans l’usine Mithra CDMO de Flémalle…
Issus de la Campine anversoise, le père et le fils Van Rompay sont fans du projet Grand Poste, la pointe avancée du « district créatif » de Liège, délimité par des possessions de l’omniprésent Noshaq. « Les aides publiques sont plus élevées en France, précise Stijn, mais Liège est une ville agréable, avec des partenaires loyaux et fidèles, où il est facile de s’orienter et de trouver des collaborateurs grâce à son écosystème en biotech et pharma. » Une histoire de famille en somme, où les relations professionnelles sont maximisées par la chaleur humaine. Stijn est aussi le partenaire en affaires de Marc Froidart, fils du professeur Foidart, administrateur Noshaq de la société Hyloris créée en 2012 par Stijn Van Rompay. De son côté, la famille flamande a tenu à faire venir au parc MontLegia (aménagé par Noshaq) les essais cliniques et la production des traitements mis au point par la société flamande Exo Biologics, elle aussi soutenue par la Région wallonne et cofondée par le professeur Foidart et la famille Van Rompay. Le vieil axe Anvers-Liège revit.
Dans ce contexte économique, les dérives liégeoises mises au jour par les médias et la justice n’affectent guère Stijn Van Rompay. « J’en suis à ma cinquième société et l’argent n’a pas disparu, rassure-t-il. Dans le biotech, le risque est très élevé et doit être partagé. Les pouvoirs publics font leur job, moi le mien. Ils vont toujours aider la société qui a de l’avenir et qui crée de l’emploi. Moi, je veux construire plus grand, avoir plus de succès et m’assurer que le personnel se développe. » Pragmatisme à tous les niveaux.
Nethys, zéro innovation
Pour ceux qui seraient tentés de pleurer le probable futur démantèlement de Nethys, Agnès Flémal, patronne non politique – elle insiste – de WSL, le support wallon des entreprises et start-up technologiques (160 à son tableau, dont un tiers basées à Liège), tient à mettre les choses au point. « Il faut bien se rendre compte que le degré d’innovation de Nethys était égal à zéro, griffe-t-elle. Qu’a fait Nethys en quinze ans pour déployer quelque chose de nouveau? L’ a-t-on vu dans un projet de pôle? C’est tout l’inverse de John Cockerill (ex-CMI) ou de la FN, qui travaillent beaucoup avec les start-up. Certes, Nethys a gardé l’emploi et l’a même développé sur ses métiers de base, mais la motivation des membres de son management était leur bénéfice à eux, pas celui de la société. »
Pour Agnès Flémal, la mauvaise gouvernance de Nethys a jeté à tort le discrédit sur des structures publiques wallonnes ou liégeoises qui, selon elle, fonctionnent plutôt bien. « Elles se sont remises en question, évoluent et innovent », apprécie la grande prêtresse de l’innovation industrielle. Et de citer en exemple la SPI, l’agence 100% publique de développement économique pour la Province de Liège, connue pour avoir planté des parcs industriels sur tout le territoire provincial, sous la direction de Françoise Lejeune, et joué un rôle moteur dans la réhabilitation du Val Benoît, à l’entrée sud de Liège. Dirigé depuis 2019 par Cédric Swennen, l’outil public participera avec la Sogepa et Noshaq à la mise en valeur des friches d’ArcelorMittal à Herstal et Ougrée-Seraing.
Les jeunes entrepreneurs recherchent des choses qui ont du sens, en lien avec les enjeux sociaux et climatiques. »
Bernard Surlémont
Professeur à HEC Liège et cofondateur de VentureLab, une structure d’accompagnement pour étudiants entrepreneurs, Bernard Surlémont n’est pas près, lui non plus, de jeter l’initiative industrielle publique avec les eaux usées de l’opération mani pulite. « Ce n’est pas parce qu’un management mal contrôlé et des personnes à l’éthique un peu douteuse ont fait dériver le système qu’il faut rejeter le principe d’économie mixte, pose-t-il. Quand les risques sont élevés, c’est le public qui permet à l’initiative privée de s’exprimer, à condition d’avoir un bon équilibre, une bonne gouvernance et un recrutement de qualité. Chez Nethys, c’est un politique (NDLR: Stéphane Moreau) qui a pris la tête de la société, et non un grand manager du privé. Pareil pour l’aéroport (NDLR: Luc Partoune). On en paie l’addition, avec une mauvaise image à Bruxelles et une perte d’influence politique. »
En attendant, la région liégeoise n’est pas tirée d’affaire. « Il y a énormément de belles histoires depuis une quinzaine d’années, reconnaît-il. L’université, les centres de recherche et des spin-off très dynamiques efficacement soutenues par Noshaq… Mais elles ne sont pas encore à maturité. » Un signe positif dans toute cette grisaille: l’envie de se lancer qui ne fait pas défaut aux jeunes Liégeois. Cinq ans après sa création, en 2020, le VentureLab affichait 260 projets, 130 entrepreneurs et 300 emplois. « On a été surpris par ce succès, reconnaît l’académique. Aujourd’hui, les jeunes sont moins intéressés par la banque ou l’audit. Ils recherchent des choses qui ont du sens, en lien avec les enjeux sociaux et climatiques, et ils veulent prendre leur destin en main dans un contexte assez libre, à l’âge où ils n’ont pas encore d’engagements. »
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Miser sur le secteur privé
La permaculture des spin-off et start-up ne doit pas faire oublier la présence d’arbres imposants qui emploient plusieurs centaines de personnes et qui ont créé leurs propres serres high-tech. C’est le cas notamment de la FN Herstal, détenue à 100% par la Région wallonne, dont le CEO, Philippe Claessens, s’apprête à passer le flambeau en septembre prochain. Les paris sur sa succession sont ouverts, le poste devant vraisemblablement revenir à un MR. L’autre géant de la forêt, entièrement privé, celui-là, est John Cockerill (ex-CMI). La société dirigée par le Français Jean-Luc Maurange a positionné Industrya dans trois secteurs de pointe: la transition énergétique, les services industriels et l’environnement. Cet incubateur d’entreprises est doté de 42 millions d’euros, dont vingt apportés par la Société fédérale de participations et d’investissement (SFPI), la Société régionale d’investissement de Wallonie (SRIW), Noshaq et le fonds d’investissement limbourgeois LRM, à raison de cinq millions d’euros chacun. Son patron réclame sa part du Plan de relance européen doté pour la Belgique de 5,9 milliards d’euros.
Ancien chef économiste de l’Union wallonne des entreprises, aujourd’hui attaché à l’Institut Jules Destrée où il publie une chronique hebdomadaire, Didier Paquot ne partage pas la foi de certains Liégeois dans l’initiative industrielle publique. « Ce serait une erreur de croire que le public, les parastataux et le politique vont à eux seuls redynamiser Liège comme le pensait André Cools, il y a près quarante ans, prévient-il. Le renouveau viendra bien plus du privé que du public. Et cela implique, pour les autorités locales, de préparer leur ville à recevoir cette nouvelle génération d’entrepreneurs qui aiment à se retrouver dans une ville moderne, connectée, rénovée et multilingue. Le projet de la rénovation de la Grand Poste en est un bon exemple, comme celui du Val Benoît. Pour compléter le très bon travail réalisé par la SRIW et Noshaq, il faut absolument attirer à Liège de l’argent privé et faire en sorte que l’université dispose d’un rayonnement encore plus important en termes d’innovation et de développement international et que son chaînon entrepreneurial soit renforcé. »
La grande inconnue réside dans l’usage que feront les actionnaires d’Enodia (la Province et une série de grosses communes liégeoises) du pactole tant espéré de la vente de Voo. « Le duo Levaux-Witmeur va faire énormément de bien à la région », pronostique Didier Paquot. Nethys a élaboré un document de travail qui oriente le milliard d’euros attendu vers des investissements productifs dans l’énergie verte, l’IT et l’aéroport, lequel devrait générer 16 000 emplois directs et indirects d’ici à 2040 (9 000 aujourd’hui). Encore faudra-t-il définir une stratégie commune entre Nethys et Noshaq, car Gaëtan Servais a exprimé une certaine méfiance à l’égard de la logistique qui reste l’une des priorités des successeurs de Stéphane Moreau.
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