À Liège, le cachet de la Grand Poste fera profession de foi
Naissance du nouveau « district créatif liégeois » sur les cendres de la Grand Poste, empreinte de plus en plus marquée dans l’espace et la conquête spatiale, nouvelle piscine et rajeunissement des bassins municipaux, redynamisation du centre-ville et vie nocturne plus branchée… La métropole mosane martèle sa profession de foi tournée vers l’avenir. Autant de nouveautés qui prendront leur envol une fois refermée la douloureuse parenthèse du Covid-19.
La Grand Poste de Liège renaît enfin de ses cendres. En bordure du quartier Grand Léopold, longtemps souffreteux, elle constituera, dès janvier 2021, la porte d’entrée de ce que le fonds d’investissement liégeois Noshaq a baptisé le » district créatif liégeois « . Une fourmilière connectée qui associera bureaux, espaces de coworking, département de journalisme de l’ULiège, pompes à bière et food court.
Quand on arrive depuis la Passerelle qui enjambe la Meuse, l’oeil est d’abord attiré, sur le flanc de la tourelle octogonale, par le large médaillon entièrement redoré représentant la Grand Poste elle-même. Mais le trompe-l’oeil ne s’arrête pas là : pour accéder à l’entrée principale, il faut chercher l’entrée secondaire. » Autrefois l’entrée principale était rue de la Régence, mais désormais, elle sera située Quai-sur-Meuse : au-dessus, il y a cette inscription, « entrée secondaire », qu’on ne peut pas enlever… C’est un peu spécial « , sourit Gérôme Vanherf, responsable des lieux. Le bâtiment néogothique – façade et toitures – est classé. Mais apprivoiser les quiproquos, détourner la signalétique ne déplaît pas aux start-upers, digital nomades et consorts : cet art du décalage va même comme un gant à leur ambition décontractée.
Rien n’existe aujourd’hui sans la com qui va avec. Il faut produire du récit, élaborer une parabole…
» L’objectif est de faire de la Grand Poste un projet iconique dans lequel on peut travailler et coworker, développer son projet d’entrepreneuriat tout en profitant de la meilleure nourriture street food et des meilleures bières « , énumère Gérôme Vanherf. Soit 8 000 mètres carrés sous l’égide de la mixité, du » lab » et de l' » écosystème » créatif. La preuve par le bâti que Liège est bien cette métropole tournée vers l’avenir et vers l’international : sa profession de foi.
L’ancien et le nouveau
Construit par Edmond Jamar, ce bâtiment aux allures de cathédrale, flanqué de statues et des blasons de treize » Bonnes villes » de la principauté de Liège, a été inauguré en 1901, en ce temps où l’on pouvait envoyer et recevoir du courrier plusieurs fois par jour : 28 guichets dans une salle aux arches métalliques, directement venues des hauts-fourneaux qui faisaient alors la prospérité liégeoise. Un siècle plus tard, La Poste – désormais bpost – vend : le bâtiment est jugé trop vaste, trop coûteux à entretenir. On déménage place du Marché dans un espace à plafonds bas, où l’on prendra désormais son ticket, où les timbres deviendront autocollants, où l’on retirera des colis Amazon.
Rue de la Régence, l’ancien » Hôtel des Postes » se meurt. » Beaucoup de choses étaient très abîmées, à l’extérieur comme à l’intérieur. Nous avons tra- vaillé avec des artisans et des designers d’intérieur. Cela participe de l’histoire qu’on veut raconter : montrer le passé tout en mettant du nouveau dedans « , commente Gérôme Vanherf. La restauratrice Delphine Goudron a passé de longues journées sur les échafaudages pour redonner leur éclat aux blasons et au médaillon de la tourelle. » Les blasons avaient été repeints une dernière fois dans les années 1970. Ils étaient surtout très sales car le bâtiment est à côté d’un axe routier. Des croûtes noires s’y étaient déposées. Nous avons restitué la polychromie originale : les codes couleur héraldiques sont de toute manière très stricts. » Le plus spectaculaire du travail est l’utilisation de feuilles d’or pour le médaillon. » Les feuilles d’or se collent avec des mictions à l’huile qui peuvent « devenir amoureuses » – c’est le terme technique – en trois, douze ou vingt-quatre heures. Il y a donc un temps d’attente nécessaire entre chaque application qui varie aussi selon la météo… C’est un travail d’une grande complexité mais qui offre aussi une excellente stabilité. » Le résultat devrait perdurer au moins cinquante ans.
Un essaim branché dans un ex-quartier décati
La réouverture des lieux, initialement prévue pour septembre prochain, a été reportée pour cause de crise sanitaire. Quelques mois qui ne sont rien en regard des nombreux projets de réaffectation avortés depuis quinze ans. En 2006, le Liégeois Pierre Berryer, connu pour avoir redonné vie aux anciens hôtels particuliers de Selys-Longchamps et des comtes de Méan, devenus le Crowne Plaza, rachète le bâtiment avec son frère. On parle de 3,7 millions d’euros. On pense casino, boutiques de luxe, restaurant chic. Le promoteur néerlandais Piet Rasenberg les rejoint : la Grand Poste se rêve alors en supermarché bio. Le géant américain Whole Food, leader du secteur, veut y établir sa première filiale européenne. Mais la crise financière passe par là, refroidit ses ardeurs, comme elle refroidira les investisseurs suivants : les projets d’hôtel de luxe et d’appart-hôtel capotent coup sur coup. Un centre commercial haut de gamme ? Cette fois, on y songe sérieusement, en dépit du fait que tant de projets similaires finissent en hangars désaffectés. Pierre Berryer exige cependant une zone de parking auprès de la Ville : 700 places sous la place Cockerill et le Quai-sur-Meuse. Pour des raisons non élucidées – l’homme d’affaires en restera amer, les autorités communales disent n’avoir rien promis -, le dossier traîne tant qu’il s’éteint. L’université de Liège avait bien pensé entrer dans la danse et y installer, pourquoi pas, sa bibliothèque. Mais elle n’a pas les moyens.
Jusqu’à ce que Noshaq, anciennement Meusinvest, débarque en 2016 sur son grand cheval blanc. Le fonds d’investissement liégeois s’est imposé au cours des dernières années comme un incontournable : investisseur, certes, mais aussi accompagnateur d’entreprises, que ce soit dans le domaine des bio- technologies, du digital, des technologies numériques, de l’immobilier ou de l’agroalimentaire de qualité. A Liège, Noshaq a aussi marqué son territoire en rachetant plusieurs bâtiments du quartier Cathédrale Nord et en y installant ses activités. La transformation de la place Saint-Etienne en un district créatif avec Id Campus, de même que la rénovation du Fiacre, place Saint-Denis, ont été soutenus à hauteur de sept millions par le Fonds européen Feder. Entre-temps, Noshaq a également mis la main sur l’îlot Madeleine, qui s’étend depuis le magasin de fournitures artistiques Schleiper jusqu’au parking Saint-Denis. » Notre idée est de poursuivre la dynamique qui s’est installée en Souverain-Pont et de rénover un ensemble de maisons pour y faire des bureaux « , explique Frédéric Driessens, administrateur délégué de Noshaq Immo.
Ce quartier décati, longtemps écartelé entre le trafic de drogue et la prostitution de rue, s’est donc progressivement transformé en essaim branché, dans une logique de gentrification douce, hautement défendable aux yeux des autorités communales. » En 2016, nous avions déjà l’idée qu’il fallait s’occuper du quartier, poursuit Frédéric Driessens. Nous savions qu’en étendant le projet de district créatif jusqu’à la Grand Poste, nous avions l’opportunité de raconter une superbe histoire autour de la créativité et des médias. » Raconter, encore. Car rien n’existe aujourd’hui sans la com qui va avec. Il faut produire du récit, élaborer une parabole : celle, indémodable, d’une renaissance, du chancre qui renaît de ses cendres. » L’objectif est de positionner la Grand Poste comme un totem de ce district créatif « , aime à répéter Gérôme Vanherf. Mélange des genres pour accès à tous
En collaboration avec l’ULiège, Noshaq a donc élaboré ce projet hybride, pour un investissement total de 23 millions d’euros couvrant l’achat du lieu et le montant des rénovations. S’y côtoieront la section de journalisme de l’université (aujourd’hui à l’étroit dans les bâtiments voisins de la place du Vingt-Août), des incubateurs de start-up (Leansquare et le VentureLab), des bureaux privés (la plupart des espaces ont déjà trouvé preneurs) et quelque 150 places de coworking. » Notre but est notamment de réconcilier les étudiants avec la notion de start-up « , avance Frédéric Driessens.
Marc Vanesse, professeur de journa- lisme à l’ULiège, se réjouit de voir bientôt ses » gamins » investir des lieux dignement dotés de studios multi- médias, salles de podcasts et même d’un » bunker » pour traiter les données numériques (datajournalisme) en toute sécurité. » Seul un petit nombre de diplômés entrera dans des grands médias. Mais beaucoup pourront donner une couleur particulière à leur parcours en inventant de nouveaux formats, de nouvelles manières de travailler, dans une logique d’autoentrepreneur « , commente-t-il. Tout en côtoyant de près les professionnels de l’information et de la communication qui graviteront dans le lieu. Le mélange des genres, du reste, est circonscrit à un profil de créatifs qui se reconnaîtront entre eux. » L’idée est que les gens aient un intérêt à se croiser et à faire du business ensemble. Pour les bureaux, par exemple, on privilégiera toujours la start-up dans le domaine des médias au cabinet d’avocats « , précise Gérôme Vanherf.
Il faut être ambitieux, ne pas penser petit. Liège est une grande ville.
Le lieu sera du reste ouvert au public grâce à la brasserie et au food court. » Le bâtiment fait partie de notre portefeuille immobilier mais il appartient aussi aux Liégeois. Il faut que tout le monde puisse y entrer. J’ai visité des hubs géniaux, que ce soit en Belgique, aux Etats-Unis ou dans les pays nordiques. Mais en général, ce qui manque, c’est une ouverture vers l’extérieur, la possibilité de ne pas toujours croiser les mêmes personnes à midi. » Dans cet espace de 1 000 mètres carrés seront rassemblées huit échoppes de nourriture qui fonctionneront sur le business model des festivals : pas de loyer, mais un pourcentage prélevé sur le chiffre d’affaires. Au milieu, 150 places assises autour de grandes tables où chacun pourra manger de la cuisine asiatique, italienne ou belge, concoctée avec des produits issus du circuit-court. Du » glocal » au menu de la » start-up cité « .
Fabrique de bières
Après avoir travaillé vingt ans dans une brasserie industrielle, Bruno Bonacchelli s’est fait connaître en fabriquant ses propres bières artisanales, la Legia et l’Esperluette. Installée à Rocourt, sa craft brewery manquait néanmoins de visibilité. La Grand Poste, c’était le lieu idéal pour y installer ses cuves. Un joli casse-tête aussi. » C’est un bâtiment classé et faire entrer une brasserie là- dedans était un défi technique. Tout est entré en pièces détachées, une par une, et assemblé à l’intérieur. » L’espace est estimé jusqu’à quinze fois inférieur à la superficie habituellement dédiée à ce type d’activité. » Si vous demandez à l’ingénieur ce que cela signifie d’y installer une brasserie, je vous dirais que c’est une folie. Mais si vous vous adressez au directeur d’entreprise, je vous dirais que c’est une opportunité unique, un lieu rêvé pour faire connaître un produit artisanal et local. » En matière de visibilité, Bruno Bonacchelli sera servi : depuis le bar et ses 24 lignes de tirage, les clients pourront assister à la fabrication de la bière, derrière une grande baie vitrée, façon aquarium. Ivresse de la transparence.
On y revient : raconter une histoire, donner de la cohérence à la » programmation « . Un jargon qui n’intimide pas Albert Schinckus, 66 ans, qui a fait toute sa carrière à La Poste, dont un quart de siècle dans ce bâtiment où il fut notamment titulaire du guichet 17, dédié à la philatélie. A l’époque, on trouvait encore des numismates et des marcophiles – collectionneur de marques postales, soit les tampons apposés sur les timbres. » Je trouve ce projet très bien, bien mieux qu’un centre commercial. Surtout pour les Liégeois qui veulent rester travailler à Liège. Mon fils est dans l’informatique : il doit faire le trajet vers Bruxelles tous les jours. Pourquoi ? Liège, c’est très bien ! » Gérôme Vanherf, qui occupera les lieux quarante ans plus tard, ne dit pas autre chose : » Il faut être ambitieux, ne pas penser petit. Liège est une grande ville. Mon rêve, c’est que les travailleurs puissent venir de la gare des Guillemins, emprunter un taxi fluvial et arriver ici « , imagine-t-il. Pour l’heure, on garantit un parking vélo sécurisé et même des douches, pour favoriser la mobilité douce par tous les temps.
L’inauguration devait se faire en septembre prochain, sur la grande terrasse de 200 m2 installée sur les toits, avec vue sur Meuse. Ce sera finalement en janvier 2021. On a promis à Albert Schinckus qu’il serait invité, avec quelques-uns de ses anciens collègues. Ils se souviendront alors du temps où les guichetiers serraient la main des clients et les appelaient par leur nom. » On nous demandait de sourire mais ce n’était pas difficile : ce n’est pas difficile de sourire, quand il n’est pas question de faire des chiffres. Le stress était rarement présent à cette époque et l’ambiance était tout sauf morose. » Tout sauf morose : la devise, espère Gérôme Vanherf, restera.
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