Gaëtan Servais (Noshaq): « Nous ne voulons pas souffrir du problème de réputation de Nethys » (entretien)
Le CEO du fonds d’investissement Noshaq est-il l’homme providentiel de l’économie liégeoise? Il s’en défend, mais voudrait connaître la stratégie de Nethys et tourner la page des scandales.
Le Contexte
Gaëtan Servais a donné sa première grande interview au Vif après les énièmes rebonds du scandale Nethys. « Avant, explique-t-il, nous étions inaudibles. » Pas de doute, il se positionne comme l’un des acteurs importants du développement territorial, qu’il souhaite « multipolaire ». Il met Nethys au défi de se positionner rapidement sur le sort réservé à ses participations dans l’économie liégeoise et insiste lourdement sur une situation qui n’est pas encore « assainie ». Une pierre dans le jardin de Renaud Witmeur (CEO) et Laurent Levaux (président du CA)?
Une brise de présentiel souffle sur le district créatif de Liège, en pleins travaux sous la houlette de Noshaq, entre la place Saint-Etienne et la Meuse. L’ouverture de la Grand Poste approche. Les fauteuils sont encore emballés, mais les diverses fonctions se dessinent à l’intérieur du bâtiment néogothique: les studios et amphis du département des arts et sciences de la communication de l’ULg, les cuves de la brasserie, les alvéoles des restos du monde… Avec le coworking en open space et des bureaux privés en mezzanine, les espaces de travail témoignent de la stratification sociale comme un théâtre à l’italienne. Le clou du spectacle est le toit-terrasse dominant la Meuse, la passerelle Saucy et l’arrière de l’université. Arrivé en 2008 à la tête de Meusinvest en droite ligne de cabinets socialistes, dont celui de Jean-Claude Marcourt, Gaëtan Servais, 52 ans, a fait du fonds d’investissement Noshaq un nom qui claque. Mêlant habilement les genres, le cofondateur du festival Les Ardentes (2005) a fait basculer l’outil économique dans une autre dimension.
J’étais consultant en reconversion des régions et, après-coup, je me suis dit qu’on s’était bien gourés.
Etes-vous le nouvel homme providentiel de Liège?
On m’a déjà souvent posé la question, mais je crois plus en la capacité d’un redressement collectif qu’à un homme providentiel, justement pour éviter les dérives qu’on a connues. Il y a des éléments positifs qui pointent leur nez. La décision qu’avait prise Meusinvest de travailler sur des écosystèmes et de privilégier les biotechnologies, alors inexistantes à Liège, qui s’emboîtait bien avec le plan Marshall, a été un succès. Cela fait vingt ans que la pilule Estelle de Mithra existe et on a enfin notre première autorisation de mise sur le marché au Canada. Pour nous, c’est comme si on avait obtenu une autorisation pour le vaccin Covid! Derrière Mithra, il y a une myriade de sociétés biotech du portefeuille de Noshaq qui sont en train de cartonner. Pfizer a pris des parts dans Imcyse, une société liégeoise d’immunothérapie. Hologic vient de racheter la biotech liégeoise Diagenode, car les Américains ont été séduits par sa capacité à créer des tests salivaires Covid, avec l’ULg, dans un temps super-réduit. Didier Allaer, le CEO de Diagenode, m’a ensuite appelé pour me dire qu’il réinvestirait à Liège tout ce qu’il avait gagné! On sent que notre stratégie a permis de transformer un territoire économique. C’est quelque chose sur lequel je travaille depuis toujours.
Quelle est votre histoire professionnelle?
J’étais macroéconomiste. J’ai travaillé au Bureau du Plan, fait une carrière à l’ULiège avec Guy Quaden et Bernard Thiry, étudié le modèle de croissance et de décrochage des régions d’Europe avec Pierre Wunsch ( NDLR: gouverneur de la Banque nationale) pour le Congrès des économistes belges de langue française. J’étais consultant en reconversion des régions et, après-coup, je me suis dit qu’on s’était bien gourés. Ça me faire rire aujourd’hui, les experts. J’ai viré ma cuti. Maintenant, je mets les mains dans le cambouis.
En quoi vous êtes-vous trompé?
A l’époque, on pensait que la reconversion de l’industrie lourde passerait par le développement de la logistique, d’où l’investissement dans l’aéroport, le seul endroit qui permettait de créer de l’emploi non qualifié. On se rend compte qu’avec l’évolution de la digitalisation, le coût à l’emploi créé dans la logistique est catastrophique. Il faut plutôt investir dans la recherche et, seulement après, créer les conditions d’une industrie. C’est ce qui se passe avec la biotech. Pendant des années, on a lancé des spin off, des start-ups, des labos et, aujourd’hui, on construit des usines de production pharmaceutique. Je suis très content d’avoir participé à un modèle qui me semble plus vertueux, mais qui est long et lent. La reconversion est un processus générationnel.
Noshaq est bien plus qu’un fonds d’investissement. Comment vous définissez-vous?
Nous sommes de plus en plus des promoteurs immobiliers qui proposons un financement adéquat et des usines sur plan dans le domaine des biotechs, où il faut des laboratoires, des salles blanches ou stérilisées qui ont une accréditation. Cela permet aux entreprises de se concentrer sur leurs activités de recherche. Un promoteur immobilier ou un banquier n’aiment pas ça, parce que c’est très peu liquide comme actif, l’immobilier. D’où l’intérêt d’avoir Noshaq qui construit pour tiers. Le CDMO (Contract Development and Manufacturing Organizations) de Mithra à Flémalle est notre première usine pharma alliant recherche, production et logistique. Elle est en train de se remplir de manière exceptionnelle, avec cinq ou six clients externes.
Nous ne voulons pas souffrir du problème de réputation de Nethys.
Ce modèle de développement est-il transposable à d’autres secteurs?
Nous sommes un peu des évangélistes. Comme il est devenu moins intéressant de construire à bas coût dans les pays asiatiques, on essaie de montrer aux patrons qu’ils peuvent compter sur nous s’ils ont un plan d’industrialisation, ce qu’on appelle le 4.0. Exemple: la société Procoplast a relocalisé à Eupen la production d’un certain nombre de composants de véhicules auto- mobiles et, comme ses ateliers devenaient trop petits, Noshaq a investi dans le zoning de Raeren. La Grand Poste est un peu le totem de notre troisième secteur: le digital. Le quatrième pilier du développement est l’agro-alimentaire, les circuits courts, etc., pour lequel l’ancien site des Acec à Herstal est disponible. Le cinquième secteur est celui des industries culturelles et créatives, deuxième employeur de la province de Liège après la santé. L’idée n’est pas de soutenir les acteurs culturels, qui sont souvent subsidiés, mais l’industrie qui est derrière. Notre dernier secteur de développement est l’énergie. On va de plus en plus sélectionner des projets en fonction d’une grille environnementale.
Noshaq est de facto l’un des moteurs de la reconversion liégeoise…
Notre territoire d’action, c’est la province de Liège, mais cela peut passer par des investissements hors province. C’est ainsi que nous sommes regardés par les politiques, mais c’est très récent. Il faut réfléchir aux friches ArcelorMittal? On fait appel à Noshaq! A la fermeture de la centrale de Tihange? Noshaq! C’est une responsabilité supplémentaire, mais la conséquence logique de notre activité éco- systémique. Il y a cinq ans, quand on lui a demandé de faire le plan Catch après la fermeture de Caterpillar, Thomas Dermine ( NDLR: secrétaire d’Etat pour la Relance et les investissements stratégiques, PS) est venu ici. Le plan Catch est assez conforme à notre méthodologie qui consiste à développer quelques axes stratégiques. Voyez l’essor du BioPark à Charleroi et les projets A6K/E6K ( NDLR: sciences de l’ingénieur) dans le centre-ville, ce sont des copier-coller, et c’est très bien. Je cite souvent Serge Gainsbourg: « Je ne plagie pas, je rends hommage. »
Si Voo est vendu, Nethys aura beaucoup d’argent à injecter dans son plan stratégique. Allez-vous travailler avec eux?
On a des discussions récurrentes avec Laurent Levaux et Renaud Witmeur (NDLR: président du conseil d’administration et CEO de Nethys). Par rapport à l’évolution de notre propre plan stratégique, il faut savoir que NEB (Nethys-Ethias-Belfius) est indirectement actionnaire de Noshaq et que Nethys et Ethias sont des actionnaires de Noshaq. On discute autant avec Ethias qu’avec Nethys, mais la situation était impossible jusqu’ici, à cause de la situation de Nethys. Par définition, nous n’avons pas souhaité intégrer une politique de développement stratégique commun tant que Nethys n’était pas assaini. Ils vont devoir décider une stratégie par rapport à leurs participations dans l’aéroport de Liège, Elicio, Socofe – un acteur énergétique important – et l’IT. Et cela, indépendamment du fait qu’ils vendent ou pas Voo à Providence. Nous sommes très à l’écoute. Je sais bien ce qui se dit: Stéphane Moreau a été administrateur de Meusinvest, il y a des interrelations… On passe notre temps à expliquer qu’on est délié de tout ça. Nous ne voulons pas souffrir du problème de réputation de Nethys, dont on se distancie à 200% depuis le début.
Néanmoins, vous pourriez avoir besoin de leur argent…
Après, c’est sûr que pour soutenir notre politique d’investissement, on a besoin de moyens importants. Le CA prend des décisions d’investissement dans des structures, des PME et nos projets écosystémiques à raison de 100 millions d’euros par an depuis cinq ans, y compris pendant la crise de la Covid. Pour le moment, on sort peu de nos participations. On est dans Mithra depuis quand même longtemps. Sachant qu’en cinq ans, 150 des 500 millions investis reviennent ( NDLR: Noshaq a une obligation de rentabilité), on a un besoin net de 350 millions si on veut continuer à développer nos projets. On aura cette discussion avec Nethys quand leur situation sera assainie. Il ne faut pas oublier que Meusinvest a été un des fondateurs de l’aéroport. Indépendamment de l’activité aéroportuaire, nous avons toujours considéré que les 360 hectares dans lesquels la Région a beaucoup investi par des mesures d’expropriation et d’insonorisation, étaient une zone de développement économique en tant que telle. On parle des 180 hectares de friches industrielles d’Arcelor que nous allons développer avec la Sogepa et la Spi, l’agence de développement économique de la Province, mais il faut encore les dépolluer, établir un projet, les reconvertir… Les 360 hectares de l’aéroport, c’est là. Nethys et Ethias vont devoir se positionner rapidement sur leur portefeuille d’actifs pour que nous puissions développer des projets en commun.
Je ne pense pas du tout qu’il y a du « Liège bashing ».
En Allemagne, des municipalités sont actionnaires de grandes entreprises, sans que cela vire au scandale. Y-a-t-il encore des raisons de croire en l’initiative industrielle publique?
Je suis un fervent supporter de l’initiative industrielle publique à deux conditions: que la population en bénéficie et qu’elle vienne en support de l’initiative privée. Pour moi, l’initiative industrielle publique dans la transition énergétique, c’est un match parfait. Il y a des besoins importants, des acteurs privés s’y mettent, mais si on veut atteindre les objectifs de la transition énergétique, il faut l’acteur public. A côté, il y a le problème de la gouvernance. Prenons le cas du salaire de Stéphane Moreau. Qu’est-ce qui le justifiait? Le niveau du salaire de ses concurrents? Rationnellement, ça se tient, mais fondamentalement, ça ne va pas. Il y a des règles de gouvernance publique et il faut s’y tenir, ou alors, on n’y va pas. Il y a assez de talents en Wallonie qui acceptent, parce qu’ils sont dans le public, d’avoir 260 000 euros annuels et pas un million. Notre actionnaire de référence étant la Région wallonne (40%), c’est son code de gouvernance qui prévaut chez nous, même si Noshaq est une société privée, qu’elle n’est pas soumise aux marchés publics, ni stricto sensu au décret sur la gouvernance des organismes d’intérêt public.
L’ exemple de l’Allemagne que vous citez me fait plaisir, parce que je ne voudrais pas donner l’impression que l’initiative industrielle publique est une sorte d’incongruité wallonne. Pour moi, construire 40 000 mètres carrés de salles blanches et de laboratoires à côté du CHC MontLégia plutôt qu’un centre commercial, c’est de l’initiative industrielle publique. Mais si dans les cinq prochaines années, on n’a pas un flux de start-ups et de biotechs qui viennent s’y installer, le MontLégia est mort. On est dans la complémentarité avec les acteurs privés. Vous ne trouverez aucune biotech publique à Liège…
Comment avez-vous vécu le scandale Nethys?
C’ est un supplice chinois! Je veux juste démontrer le côté propre de Noshaq. Je tiens à ça comme à la prunelle de mes yeux. Je suis à Noshaq depuis 2008. Avec l’équipe, on a vraiment travaillé à développer l’outil. Je me bats pour être méganickel et mégapropre, mais aussi pour qu’on ne subisse pas de dégâts réputationnels à cause de Nethys. Je ne pense même pas que cela puisse nuire à notre développement, mais cela fait mal aux équipes, quand on leur parle de cette affaire. Après, il y a des interrelations qu’il faut pouvoir expliquer. Par exemple, on a beaucoup développé Mithra et Mithra est dans notre actionnariat depuis 2013, parce qu’on voulait des biotechs et qu’à l’époque, il n’y avait que François Fornieri. On voulait aussi un acteur de l’énergie. On a investi dans Lampiris et Bruno Venanzi a vendu à Total. Je ne pense pas du tout qu’il y a du « Liège bashing ». Je pense juste qu’on s’est pris les pieds dans le tapis, certains en tout cas. Maintenant, j’espère que ce sera une leçon pour tout le monde et qu’on va pouvoir retravailler. Là où, par contre, j’ai trop de prétention ou trop peu d’humilité, c’est quand je dis qu’à Liège, on est très avancé en terme de capacité de redéploiement, avec une université performante, un tissu économique résistant, de beaux outils culturels et un esprit entreprenant.
Liégeois germanophone
Né dans une famille d’ingénieurs, Gaëtan Servais se définit comme un Liégeois germanophone d’adoption. « J’étais un enfant turbulent. Pour me calmer, mes parents m’ont envoyé en internat en cinquième primaire. A Eupen. Au début, c’était pour un an, mais j’ai tellement adoré que j’ai demandé d’y rester. J’y ai passé sept ans, de la fin des primaires aux secondaires, d’abord en internat puis en kot. J’ai gardé beaucoup d’amis et de connaissances à Eupen. J’aime bien y retourner au carnaval. Les germanophones ont une mentalité totalement différente de celle des Wallons, pas tout à fait la même que celle des Flamands, mais plus proche quand même. Ils sont pragmatiques, mais parfois décalés. On les voit comme des gens trop sérieux, rigides, mais eux, quand le boulot est fini, ça part vraiment en vrille. »
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici