Pierre Meyers et François Fornieri. La ligne de défense des "payeurs", condensée en 29 pages le 4 juin 2020.

Nethys: les « payeurs » ouvrent grand les parapluies

David Leloup Journaliste

A lire leur défense, les ex-membres du comité de rémunération de Nethys – Fornieri, Meyers et Tison – n’auraient eu d’autre choix que de verser 14,7 millions d’euros d’indemnités de rétention au quatuor Moreau – Heyse – Bayer – Aquilina. En toute légalité, clament-ils.

Le titre est à rallonge, car l’enjeu est de taille: « Rapport spécial du comité de nomination et de rémunération (CNR) de Nethys et de ses filiales sur les indemnités versées aux membres du comité de direction ». Sur 29 pages et 22 annexes, l’ex-CNR de Nethys justifie le versement de faramineuses indemnités de rétention à plusieurs ex-membres du « codir » de la filiale d’Enodia (ex-Publifin).

Un document signé le 4 juin 2020 par les « payeurs » – François Fornieri, Pierre Meyers et Jacques Tison – et destiné à leur défense judiciaire. Les « payés » – dont Stéphane Moreau, Pol Heyse et Bénédicte Bayer – s’en servent également pour tenir tête à leur détracteurs, au pénal comme au civil. Il y a un mois, ces six acteurs centraux de l’affaire Nethys ont été inculpés pour détournement et abus de biens sociaux par le juge d’instruction Frédéric Frenay.

Ce rapport spécial du CNR est donc un document clé de leur défense, que le ministère public va devoir contrer point par point s’il veut démontrer l’illégalité de ces indemnités controversées. Le document, « strictement confidentiel », est destiné aux administrateurs de Nethys qui ont validé les décisions du CNR. Ils vont donc aussi pouvoir s’en servir s’ils venaient à être poursuivis.

Le rapport explique, chronologiquement, le fondement des décisions prises par le CNR après l’entrée en vigueur du décret gouvernance du 29 mars 2018 plafonnant les rémunérations des dirigeants d’entreprise à capitaux publics à 245 000 euros annuels (à indexer). Les montants exorbitants des salaires et bonus des top managers? C’est l’ancien CNR de 2013, présidé par Dominique Drion, qui les a fixés. Les indemnités de rétention qui en découlent? Le CNR s’est fondé sur les avis unanimes d’experts reconnus et incontestés, dont Me Jean-Paul Lacomble, « avocat réputé en droit social du cabinet d’avocats Claeys & Engels ». Circulez, y a rien à voir? Non, des zones d’ombre subsistent.

Moreau avait demandé à Pol Heyse de trouver un produit financier fiscalement plus avantageux que des versements cash, fortement imposés.

21 décembre 2017 23,8 millions d’indemnités

L’histoire débute le 21 décembre 2017, quand le CNR Fornieri-Meyers-Tison est mis en place. Me Lacomble et un de ses confrères du cabinet CEW & Partners vont présenter au CA de Nethys les risques pour la société du plafonnement des rémunérations de ses managers voulu par le futur décret en gestation. Diagnostic: « 23 personnes seraient, dans le groupe, concernées par le plafond des rémunérations » car elles gagnent trop. Si Nethys modifie unilatéralement ces contrats, les prestataires pourraient en constater la rupture, ce qui représenterait « un coût total estimé de 23,831 millions d’euros » d’indemnités de rupture, lit-on dans le procès-verbal du CA. Vu l’importance du montant, le CA de Nethys prend peur et décidera, en avril 2018, de ne pas distribuer de dividende à ses actionnaires pour l’année 2017. Carrément.

29 mars 2018 le décret, « risque majeur » pour Nethys

L’adoption du décret gouvernance, conséquence directe de la commission d’enquête Publifin du parlement de Wallonie, « a été analysée par divers professionnels indépendants extérieurs à l’entreprise (commissaire et avocats) comme créant un risque majeur pour la continuité de Nethys », peut-on lire. Et ce tant sur le plan financier (coût de la modification des contrats) que sur le plan opérationnel (perte d’expertise interne). Le CNR évoque une « insécurité juridique d’une ampleur exceptionnelle ». Il faut donc réagir.

17 avril 2018 4,6 millions de bonus dus

Le CNR se réunit pour la première fois le 17 avril 2018, moins de trois semaines après l’adoption du décret. Et il continue d’appliquer la politique de rémunération définie en 2013 par l’ancien CNR. Au printemps 2018, Nethys était ainsi redevable d’importantes sommes envers plusieurs membres du comité de direction. Ces montants dus contractuellement correspondent aux bonus à court terme 2017 (STI) et aux bonus à long terme des années 2013 à 2017 (LTI). Les dirigeants concernés sont Stéphane Moreau (2 972 082 euros), Pol Heyse (634 666 euros), Jos Donvil (375 000 euros), Bénédicte Bayer (306 512 euros) et Gil Simon (306 512 euros). « Soit un total de 4 594 772 euros pour ces managers », lit-on dans le rapport. Ces montants dus seront donc liquidés. Pas le choix.

Pourquoi ces bonus n’ont-ils pas été payés en temps et en heure? « Parce que Moreau avait demandé à Pol Heyse (NDLR: alors directeur financier) de trouver un produit financier fiscalement plus avantageux que des versements cash, fortement imposés », explique une source proche du dossier.

18 mai 2018 la menace de cinq managers

D’après le rapport, les membres du codir – Moreau, Heyse, Donvil, Vandeschoor, Weekers, Simon et Bayer – se réunissent le 18 mai à l’initiative de Stéphane Moreau, qui leur aurait expliqué les conséquences de l’entrée en vigueur imminente du décret gouvernance. Crédible à six jours seulement de l’échéance? « A la suite de cet exposé, les principaux dirigeants – dont MM. Moreau, Heyse, Donvil, Vandeschoor et Weekers – ont considéré que l’application du décret gouvernance par Nethys constituerait un acte équipollent à rupture à leur égard et annoncé leur intention de quitter l’entreprise si Nethys décidait néanmoins de leur appliquer le décret », écrit le trio du CNR. Notons que cela contredit l’ordonnance de perquisition dévoilée par Le Vif. Selon ce document, le principe d’une indemnité de rétention « ne correspondrait à aucune réalité, les bénéficiaires de celle-ci ne semblant avoir jamais émis le souhait de quitter la SA Nethys ». Apparemment si.

21 mai 2018 situation de crise

Le lundi 21 mai 2018, la présidente d’Enodia, Stéphanie De Simone, et le président de Nethys, Pierre Meyers, rencontrent en urgence l’ensemble des membres du codir, en présence de Me Lacomble et de Diego Aquilina, « expert en assurance groupe » et CEO d’Integrale, filiale de Nethys.

Face à cette « situation de crise » où cinq managers menacent de partir, Lacomble et Aquilina ont élaboré des solutions pour « retenir » les managers concernés et ainsi « garantir la continuité de la société », poursuit le trio dans son rapport. « Face à cet ultimatum et conscient de la gravité de la situation », le président du CA de Nethys, Pierre Meyers, convoque « en urgence » un CNR et un CA le lendemain, soit deux jours avant l’entrée en vigueur du décret. Cette précipitation de dernière minute a de quoi surprendre vu que le décret date du 29 mars et que les travaux préparatoires ont été suivis de très près par Nethys et ses conseils…

22 mai 2018 les parapluies et le jackpot

Le CNR se réunit à 8 heures. Dans sa narration des faits, il dégaine quatre riflards. Le parapluie « Lacomble » d’abord, « cet éminent spécialiste » qui « assume la fonction de secrétaire de séance ». Ainsi, l’avocat « a formellement « préconisé » la négociation d’avenants aux contrats en cours, réduisant conventionnellement la rémunération ». Le parapluie « décret », ensuite: « Le CA et le CNR étaient par ailleurs informés que le principe d’une solution négociée s’inscrivait pleinement dans la ligne des travaux préparatoires du décret gouvernance. » Puis le parapluie « Conseil d’Etat »: dans son avis du 24 janvier 2018, celui-ci avait en effet souligné que « toute modification qui résultera de la mise en oeuvre de cette disposition (NDLR: le plafonnement de la rémunération) fera par ailleurs l’objet d’un accord entre les parties à la relation de travail éventuellement constaté par le biais d’un avenant au contrat de travail. » Le parapluie « De Bue », enfin: « Bien plus, poursuit le trio, durant la séance publique de la Commission des pouvoirs locaux du 15 mars 2018 (NDLR: au parlement de Wallonie), Mme le Ministre De Bue […] avait déclaré: « […] Il n’y a pas de disposition transitoire concernant les plafonnements des salaires des rémunérations pour les contrats en cours. Le Conseil d’Etat le relève et indique que cela s’inscrit dans une relation employé/employeur et qu’un avenant au contrat devra être conclu entre les deux parties ».

Jacques Tison.
Jacques Tison.© DR

Après ces ouvertures de parapluies en rafale, Me Lacomble présente la « solution négociée » qui met tout le monde d’accord. La fameuse formule pour calculer les indemnités de rétention est la suivante: [(rémunération annuelle contractuelle – rémunération plafonnée sous décret) x 2 ans] + [(préavis contractuel – préavis plafonné sous décret) x 90%]. Bref, deux ans du différentiel de salaire plus 90% du différentiel des indemnités de rupture.

Et c’est là que ça devient amusant pour Stéphane Moreau: le CEO de Nethys va toucher le jackpot car il n’a pas un contrat de travail mais deux (lire l’encadré en fin d’article). Et à lire les trois inculpés, les avocats qu’ils avaient consultés leur avaient pratiquement mis le couteau sur la gorge: « Les conseils ont mis en garde le CNR sur le risque que ferait courir pour leur responsabilité d’administrateur l’adoption d’une autre solution que celle qu’ils recommandaient. »

Le CNR décide également, le 22 mai 2018, que l’indemnité de rétention est « immédiatement due » (ce qui ne sera que partiellement le cas) et « rétrocessible » (ce qui changera un an plus tard). En contrepartie de ces indemnités, Stéphane Moreau et les autres managers s’engagent à rester au moins deux ans en place pour « sortir » Resa de Nethys et privatiser les activités concurrentielles (Voo, Win, Elicio, L’ Avenir). S’ils partent avant, ils doivent rembourser l’indemnité au pro rata du temps qu’il reste. Une partie de cette indemnité a été versée immédiatement sous la forme d’une contribution à I’assurance-groupe des dirigeants. Le solde, en cash, ne sera versé qu’en octobre 2019.

En fin de réunion, le CNR décide de « faire approuver le principe » des indemnités de rétention (pas les montants, donc) « au CA du 22 mai après-midi ». L’ essentiel est fait.

23 mai 2018 trois managers résistent

Dès le lendemain, les négociations reprennent avec les managers. Selon le rapport spécial du CNR trois d’entre eux « n’ont pas d’emblée confirmé par écrit l’acceptation du plafond de leur rémunération »: Jos Donvil, Frédéric Vandeschoor et Daniel Weekers. Ensuite, « une remontée de l’information a été organisée vers Enodia (ex-Publifin). » Le jour même, sa présidente Stéphanie De Simone rencontre, en présence de Stéphane Moreau et Pierre Meyers, « différents dirigeants et titulaires de fonction de direction concernés par le plafonnement des rémunérations ». Lesquels? Mystère. Il ressort des négociations que « les différentes personnes rencontrées ont accepté le principe de plafonner temporairement leur rémunération au maximum du plafond légal dans l’intérêt et la continuité des activités du groupe Publifin et ce dans l’attente de négociations finales », lit-on dans le PV du CA d’Enodia du 28 mai. Bref, des « accords » ont été conclus chez Nethys, mais les montants des indemnités n’ont pas été communiqués aux administrateurs de l’actionnaire Enodia…

21 décembre 2018 et 14 janvier 2019 les réunions Socofe

Après sept mois, le rapport évoque les deux réunions discrètes organisées dans les locaux de la Socofe à Liège entre le PS, le MR et Nethys. Quatre noms de « mains invisibles » sont lâchés, comme pour envoyer un signal. On discute privatisation des filiales concurrentielles de Nethys. Mais le rapport du CNR évoque un second point, sibyllin: « La volonté générale de tenir compte, pour le sort à réserver aux membres du management en place, de l’importante création de valeur économique issue de leur action au profit des actionnaires de l’entreprise. » Les quatre « mains » que nous avons contactées démentent.

21 mai 2019 la rétention rabotée et des bonus distribués

Le CNR se réunit en mai 2019 pour changer les règles adoptées un an plus tôt. Motif: « Le 14 décembre 2018, le CA d’Enodia a décidé d’accélérer la privatisation des activités concurrentielles de Nethys. » Du coup, le délai de rétention des managers de deux ans – il en reste un – pourrait ne pas être respecté et des montants pourraient leur être réclamés en cas de ventes avant le terme. Solution: le remboursement des indemnités de rétention ne sera finalement exigé qu’en cas de départ volontaire du dirigeant avant la conclusion définitive de la privatisation des actifs concurrentiels de Nethys. Et, bien entendu, « le CNR s’est appuyé sur les conseils de Me Lacomble, désigné secrétaire de séance. »

Or à ce moment-là, François Fornieri et Pierre Meyers (des « payeurs » du CNR) ainsi que Stéphane Moreau et Pol Heyse (des « payés » du management) savent parfaitement que des deals sont en passe d’être conclus pour les ventes de Voo, Win et Elicio. Le lendemain, le CA de Nethys décidera en effet de vendre secrètement les filiales Win et Elicio à François Fornieri et d’accepter l’offre liante du fonds américain Providence pour le rachat de Voo… Des deals qui auraient été cachés à Me Lacomble.

Une fois ce dernier parti, le CNR s’est à nouveau réuni. Cette fois pour distribuer tous les bonus à long terme contractuellement dus depuis 2013, qui avaient été thésaurisés en l’attente d’une solution fiscalement avantageuse. Cette décision a fait l’objet d’un PV additionnel du CNR signé sans Me Lacomble, qui s’en est offusqué devant les enquêteurs. Même si ces « vieux » bonus dus, contrairement à ce qu’il a déclaré , n’entrent pas en ligne de compte pour le calcul des indemnités de rétention.

Stéphane Moreau

  • Son salaire en 2017 1 547 809 euros
  • La clause de rupture dans son premier contrat 7 ans de salaire (3,9 millions euros)
  • Le coût total de son licenciement 7 866 118 euros
  • Les indemnités de rétention qu’il a perçues 8 655 674 euros

Le vrai prix du départ de Moreau

Avec le système des indemnités de rétention, Stéphane Moreau a touché 1,64 million d’euros de plus que s’il avait été licencié par Nethys.

L’ex-homme fort de Nethys avait deux contrats chez Nethys. Son ancien contrat de salarié, signé en 2005 quand il a débarqué à l’ALE (intercommunale qui deviendra Tecteo puis Publifin puis Enodia), a été suspendu en 2013 quand Stéphane Moreau est devenu indépendant. Mais il a été transféré sur le payroll de Nethys (une déclaration « dimona » de sortie à l’ONSS, qui pourrait remettre en cause la validité du contrat, aurait été cachée à Me Lacomble. Ce « vieux » contrat en sommeil octroie à Moreau des indemnités de rupture correspondant à… sept ans de salaire. Soit 3 920 000 euros (7 x 560 000 euros).

Nethys: les

Son nouveau contrat d’indépendant, signé en 2013 avec Nethys, filiale de l’intercommunale, lui accorde deux ans de salaire en cas de rupture par son employeur. Et en 2017, son salaire se monte exactement à 1 547 809 euros (fixe + bonus court terme + bonus long terme). Donc ses indemnités de rupture se chiffrent à 3 095 618 euros.

Bref, si Nethys l’avait licencié ou avait réduit unilatéralement son salaire fin mai 2018 – un « acte équipollent à rupture » en jargon juridique – Stéphane Moreau aurait touché un total de 7 015 618 euros. Mais grâce à la « formule magique » des indemnités de rétention, il a perçu 8 655 674 euros. Plus son salaire de juin 2018 à septembre 2019.

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