Deux avocats sont visés par les plaintes de plusieurs ONG dans l'affaire des "Dubaï Papers" impliquant le prince Henri de Croÿ (photo). © belga image

Dubaï Papers et évasion fiscale: deux avocats belges en ligne de mire (info Le Vif)

Thierry Denoël
Thierry Denoël Journaliste au Vif

Dans le cadre des « Dubaï Papers », une procédure disciplinaire est engagée depuis deux ans par plusieurs ONG contre deux ténors du barreau, Thierry Afschrift et Arnaud Jansen. Sans succès, jusqu’ici. Le dossier est désormais sur la table des juges européens. Leur arrêt est très attendu.

Elles sont tenaces, les associations Attac et consorts qui voudraient voir les avocats Thierry Afschrift et Arnaud Jansen condamnés par les instances disciplinaires de leur profession. Après avoir été déboutées par les ressorts nationaux – le bâtonnier d’abord, le président du conseil de discipline ensuite -, les voilà à Strasbourg, où elles ont déposé une requête devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). L’histoire devient captivante. Si la Belgique est condamnée, il faudra sans doute qu’elle corrige la législation concernant la déontologie des avocats et sans doute d’autres professions libérales, avec des conséquences évidentes sur les actions futures d’ONG sensibles à la lutte contre l’évasion fiscale. Tout cela dans un contexte où les intermédiaires qui favorisent les montages financiers abusifs font l’objet de plus en plus d’attention aux échelons européen (directive UE de 2018 sur les dispositifs transfrontières) et international.

L’histoire débute dans les colonnes de Paris Match, en 2019, lorsque notre confrère Frédéric Loore publie plusieurs articles sur le volet belge des « Dubaï Papers« . Ce dossier d’évasion fiscale et de blanchiment de capitaux, révélé à la suite de la fuite de milliers de documents, implique le prince Henri de Croÿ, déjà connu pour avoir défrayé la chronique dans le procès retentissant des sociétés de liquidités, dont il est ressorti acquitté, en 2015, par la cour d’appel de Liège à l’issue d’une interminable et navrante saga judiciaire. Cette fois, la fraude suspectée a été organisée depuis la Belgique, la France et la Suisse vers Ras al-Khaimah, aux Emirats arabes unis (qui font partie du top 10 des paradis fiscaux, selon le dernier classement de Tax Justice Network). Une soixantaine de grosses fortunes belges sont dans le viseur du fisc et de la justice.

Privilège de juridiction

Côté organisateurs, les noms de Thierry Afschrift et d’Arnaud Jansen ont été mis en exergue dans ce dossier, essentiellement pour leur rôle suspecté de rabatteurs de clients vers la structure mise en place par Henri de Croÿ. Tous deux sont ciblés par l’enquête pénale, lancée par le parquet fédéral et confiée à la juge d’instruction Laurence Heusghem qui, spécialisée dans les affaires financières, s’intéresse surtout aux organisateurs. Elle bénéficie de la collaboration des justices française et suisse. Les deux avocats sont, bien entendu, présumés innocents. Ils contestent d’ailleurs ce qui leur est reproché. En outre, Me Jansen remet en cause l’origine et la fiabilité des documents à l’origine des « Dubaï Papers ».

Il semble, selon nos informations, que Me Afschrift ne soit pas trop inquiété par cette enquête, même si l’instruction est loin d’être clôturée. Il faut souligner que sa fonction de conseiller suppléant à la cour d’appel au moment des faits incriminés, lui octroyant un privilège de juridiction (soit l’intervention de la Cour de cassation), entraînerait, le cas échéant, une procédure tellement lourde que cela refroidirait d’office le ministère public. Une impression de déjà-vu avec la première affaire De Croÿ, dans laquelle Thierry Afschrift avait failli être inculpé. C’était en 2001. Le procureur général d’alors, André Van Audenhove, s’y était opposé.

Plus de trois cents plaintes

Quoi qu’il en soit, il y a tout juste deux ans, plusieurs associations, dont le mouvement Attac, le CNCD 11.11.11, la FGTB, le Réseau pour la justice fiscale (RJF), n’ont pas attendu l’issue de la procédure pénale pour porter le glaive, sur le plan déontologique, auprès des organes disciplinaires des avocats concernés. En tout, plus de trois cents plaintes seront déposées par des personnes physiques et morales. Il faut dire que les ONG avaient publié un formulaire en ligne pour encourager les particuliers. Pour Me Afschrift, « ces appels à porter plainte tiennent tout de même de la cabale ». « Dans ce genre de dossiers financiers, il y a rarement des jugements au fond, a fortiori concernant les intermédiaires qui passent trop systématiquement à travers les mailles du filet », justifie-t-on du côté d’Attac qui a décidé de ne plus rester les bras croisés face à ce constat.

Les requérants n’ont cependant pas obtenu gain de cause. La procédure est un peu complexe mais vaut la peine d’être détaillée. En première instance, à l’issue d’auditions qui semblent avoir été menées sérieusement par un avocat-enquêteur désigné, le bâtonnier de Bruxelles, Michel Forges, a décidé de ne pas renvoyer les deux avocats devant le Conseil de discipline (CD). Il ne s’est pas étendu sur les raisons de son verdict. La plupart des plaignants ont introduit un recours devant le président du Conseil de discipline du ressort de la cour d’appel de Bruxelles (il existe un CD par ressort de cour d’appel), comme le permet le code judiciaire.

« Au milieu du gué »

Pour Me Jansen, qui était encore membre de ce conseil de discipline deux ans auparavant, les plaignants ont demandé au Conseil d’appel de discipline, qui chapeaute tous les CD, que son dossier soit renvoyé dans un autre ressort de cour d’appel. Requête à laquelle le président du Conseil d’appel de discipline, Philippe Morandini, a accédé. Au grand dam de l’avocat Jansen, qui a argué que ce genre de récusation ne vaut que si l’on est encore membre en exercice du Conseil de discipline en question. Il s’y est donc opposé en portant l’affaire devant la Cour de cassation qui, le 19 novembre, a cassé l’ordonnance qui renvoyait le dossier devant le CD de Liège. « Nous sommes désormais au milieu du gué, constate Robert De Baerdemaeker, l’avocat de Me Jansen. Notre dossier devra être redistribué d’une manière ou d’une autre… »

Ces appels à porter plainte tiennent tout de même de la cabaleu0022 Thierry Afschrift

Dans le cas de Me Afschrift, le président du Conseil de discipline de Bruxelles, Georges-Albert Dal, a décidé, en juillet dernier, que les plaintes n’étaient pas recevables car les plaignants n’avaient pas d' »intérêt à agir ». C’est ce point précis qui fait débat entre les parties et qui a motivé le recours à Strasbourg. Pour les uns, il faut un intérêt direct et personnel pour porter plainte, comme lorsqu’on est client de l’avocat. Pour les autres, le code judiciaire, qui règle la question, ne prévoit pas de telles conditions. Les associations se disent, en outre, spécialisées dans les questions de justice fiscale, ce qui justifierait leur intérêt collectif à agir. Bref, la cour européenne va devoir trancher. C’est la première fois qu’elle examine un recours, provenant d’un plaignant, concernant l’accès à un tribunal – prévu par l’article 6 de la Convention des droits de l’homme – dans le cadre d’une procédure déontologique.

« Les loups ne se mangent pas entre eux »

Si ce recours est déclaré recevable, la décision de la cour sera alors très attendue. Et ce, d’autant que les intermédiaires (avocats, réviseurs, experts-comptables…) sont dans l’oeil du cyclone depuis la révélation des « Panama Papers », il y a cinq ans. « Les avocats ne devraient plus avoir le droit de se réguler entre eux », a écrit John Doe, le lanceur d’alerte de ce leak, pointant une « érosion totale des standards déontologiques ». Dans un rapport sur les montages financiers abusifs, début 2021, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a aussi soulevé la question de l’indépendance du contrôle par les organismes professionnels des intermédiaires. L’ étude cite l’exemple de l’Inde où, depuis 2013, une autorité nationale indépendante est chargée d’enquêter sur les affaires impliquant des comptables, avec le pouvoir de les radier en cas de faute.

« Les loups ne se mangent pas entre eux », écrivait sur le site de Pour.press, après la décision de Me Dal, Christian Savestre, d’Attac, dénonçant ainsi l’entre-soi qu’implique l’autorégulation de la profession d’avocat. Les conseils des ONG relèvent que, sur les 109 décisions disciplinaires prononcées depuis 2014, aucune ne concerne des faits de fraude fiscale ou de blanchiment. « Le système d’autorégulation est le fait de toutes les professions libérales, souligne pour sa part Thierry Afschrift. Leurs organes disciplinaires sont tous composés de personnes exerçant la même profession, à l’exception parfois d’un conseiller juridique, ce qui n’est sans doute pas nécessaire pour les avocats. »

L’autorégulation permet de garantir le secret professionnel indispensable à certaines professions libérales. A l’égard d’un bâtonnier, il n’y a aucun secret professionnel, mais ce qui se dit, entre celui-ci et un avocat, reste alors confidentiel. Mais peut-on encore faire confiance à l’autorégulation disciplinaire? Ou bien faut-il créer une autorité de contrôle indépendante des intermédiaires, comme en Inde? Il s’agit là d’une question politique que la Belgique pourrait être forcée de prendre à bras-le-corps par la CEDH. Vraiment captivant.

Shopping déontologique

Un point soulevé par les plaignants concerne la création, par Thierry Afschrift, d’une dizaine de sociétés à Ras al-Khaimah, aux Emirats arabes unis. Or, le code de déontologie belge interdit aux avocats de diriger ou gérer une société commerciale, y compris à l’étranger. « Il s’agissait de sociétés existantes que j’ai réservées, il y a des années, pour des clients éventuellement intéressés par l’immobilier à Dubaï, justifie Me Afschrift. Je n’y exerçais aucune fonction et n’en étais pas actionnaire. Elles n’ont finalement pas servi. » Une autre société, luxembourgeoise celle-ci, est également pointée dans les révélations de Paris Match sur les « Dubaï Papers » pour appartenir à l’avocat bruxellois. Lequel a des bureaux dans plusieurs pays: Suisse, Hong Kong, Israël, Espagne, Luxembourg. A l’inverse de la Belgique, la déontologie luxembourgeoise permet, elle, la création de sociétés. « La question d’incompatibilité des règles est régie par le code de déontologie des avocats européens qui précise que doivent être appliquées les règles du barreau d’accueil, en l’espèce celui du Luxembourg où je suis inscrit depuis quinze ans », précise Thierry Afschrift. Ce « shopping déontologique » légalement permis, dénoncé par les ONG, pourrait aussi faire partie, à l’avenir, des questions abordées par le politique, en tout cas à l’échelle de l’UE.

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