Réforme fiscale: et si on taxait aussi le chiffre d’affaires, plutôt que seulement le bénéfice ?
L’idée paraît saugrenue. Pourtant, cela pourrait pallier bien des imperfections de l’impôt sur les bénéfices que sont censées payer les sociétés. A cogiter alors que le fédéral planche sur une réforme fiscale.
Voilà un lecteur du Vif concerné. Charles Debouche, professeur d’université honoraire, a enseigné la mécanique des fluides, la topographie et l’évaluation environnementale durant de nombreuses années à Gembloux Agro-Bio Tech (ULiège). Il n’a rien d’un expert fiscal. Mais agacé par l’évasion fiscale des multi-nationales privant les Etats de ressources se chiffrant en milliards d’euros, l’académique a mis à profit son temps libre de pensionné et son expérience de chercheur pour s’intéresser à la fiscalité des entreprises. Depuis deux ans, il a patiemment épluché les comptes déposés par les grandes sociétés belges à la centrale des bilans de la Banque nationale (BNB), en ciblant différents secteurs auxquels les consommateurs sont habitués à donner leur argent. Il nous a soumis le fruit de ses recherches.
Le Tica permettrait de corriger le tir en cas d’optimisation fiscale indue.
Les entreprises examinées sont connues. Parmi elles et pour n’en citer que quelques-unes: Aldi, Colruyt, Cora, Carrefour, Belfius, ING, Engie Electrabel, Total, Luminus, Esso, Shell, Ethias, AG Insurance, DKV, Heinz, Spa Monopole, Ferrero, Coca-Cola, Krëfel, Proximus, Voo, Ikea… « Je voulais apprécier le comportement fiscal de ces entreprises en rapportant le montant de l’impôt qu’elles paient effectivement en Belgique au chiffre d’affaires qu’elles réalisent dans notre pays », rapporte le Pr. Debouche. Une simple fraction qui lui a permis de calculer le taux d’imposition de leur chiffre d’affaires, soit le « Tica » en abrégé.
Les marges bénéficiaires variant fortement d’une sphère d’activité à l’autre, il a catégorisé le Tica des entreprises par secteurs: banque, assurance, grande distribution, électricité, télécoms, construction, carburants, produits alimentaires, etc. Cela lui a permis de calculer un Tica moyen par secteur et de comparer celui de chaque entreprise à ce Tica moyen, et ce, de 2014 à 2020, pour voir lesquelles semblaient le plus fiscalement responsables. Judicieux?
En réalité, ce sont les bénéfices des entreprises belges qui sont sujets à l’impôt des sociétés (Isoc) et non leur chiffre d’affaires. Ce qui est logique, car on peut avoir un chiffre d’affaires élevé et, proportionnellement, peu de bénéfices, surtout lorsqu’on a beaucoup d’intrants (matières premières, emballage, transport…). Or, ce qu’il faut taxer, ce sont les revenus. Mais on sait que les bénéfices qui apparaissent dans les comptes ne représentent pas toujours les bénéfices réels des sociétés. Il existe aussi beaucoup d’incohérences dans la mise en oeuvre de l’Isoc, comme le relève Etienne de Calataÿ, professeur à l’UNamur, qui s’est montré très intéressé par l’étude sur le Tica que nous lui avons soumise.
De grosses différences entre banques
« Les exemples sont nombreux, sourit l’économiste en chef d’Orcadia Asset Management. Voyez le régime de faveur pour les revenus de la propriété intellectuelle dont bénéficie en particulier le secteur pharmaceutique, qui ne paie qu’une fraction de l’impôt dont il devrait normalement s’acquitter. Idem pour la déductibilité des frais professionnels qui récompense les entreprises les moins performantes devant inviter leurs clients au resto pour obtenir leurs bonnes grâces, alors que d’autres, plus efficaces, n’en ont pas besoin, et cela sans même parler des faux frais professionnels. » Et puis, il y a toutes ces grandes sociétés qui profitent de la course au moins-disant fiscal que l’OCDE tente de freiner avec le taux minimal de taxation à 15% avalisé par 137 Etats, dont l’application s’annonce compliquée.
Pour toutes ces raisons, comparer le Tica entre entreprises d’un même secteur se révèle intéressant. Evidemment, un Tica peu élevé par rapport au Tica moyen ne signifie pas forcément évasion fiscale. Une entreprise peut avoir payé peu d’impôts comparé à ses concurrentes, car ses faibles bénéfices résultent de performances économiques moindres. Mais c’est un indice tout de même, d’autant que, dans la plupart des secteurs observés par le Pr. Debouche, les différences s’avèrent importantes, notamment du côté des banques. Dans ce secteur, le Tica moyen calculé sur les années 2014 à 2020 s’élève à 4,5%: sur les dix-huit établissements financiers observés, dix se situent en dessous de ce chiffre et huit au- dessus, avec, dans le haut du tableau, trois banques (CPH, Triodos et Belfius) qui ont un Tica au moins deux fois plus élevé que le Tica moyen. Dans le bas du tableau, Nagelmackers, KBC, AXA et BNP Paribas Fortis qui affichent un Tica bien inférieur à un. Notre chercheur a calculé ce que cela rapporterait aux caisses de l’Etat si toutes ces banques payaient un impôt égal à 4,5% de leur chiffre d’affaires. Résultat: 763 millions d’euros.
Interrogée sur son faible Tica, la banque BNP Paribas Fortis a précisé qu’elle avait subi de lourdes pertes lors de la crise de 2008-2009 et que « le régime fiscal belge permettait, sous certaines conditions, d’imputer ces pertes sur les résultats taxables des exercices suivants ». Depuis 2018, l’imputation est cependant limitée à 70% du résultat taxable. Il est vrai qu’en détaillant le Tica de BNP Paribas Fortis par année, celui-ci augmente légèrement à partir de 2018, passant de 0,03% à 0,19%, ce qui n’est pas encore énorme.
On peut cependant se poser la question: le Tica très peu élevé de deux grandes banques comme KBC et BNP Paribas Fortis pour les années 2014 à 2020 ne s’explique-t-il pas aussi par la présence de nombreuses filiales de ces banques dans des paradis fiscaux? Une étude récente de l’Observatoire européen de la fiscalité a montré que ces banques enregistraient une part anormalement élevée de leurs bénéfices dans les paradis fiscaux et qu’elles n’y avaient que peu réduit leur présence, malgré les scandales révélés par les leaks. ING, dont le Tica s’élève à 3,4%, était également épinglée.
Une hérésie, vraiment?
Dans les autres secteurs, les écarts de Tica entre entreprises sont aussi importants. Dans celui de l’électricité (où le Tica moyen est de 2,7%), celui du jeune fournisseur Watz est de 15%, alors que celui d’Engie Electrabel ne s’élève qu’à 0,01% et celui d’EDF Luminus à 0,02%. Ici, les recettes fiscales supplémentaires, si toutes payaient un impôt égal à 2,7% de leur chiffre d’affaires, monteraient à 567 millions d’euros. Autre exemple: dans les produits alimentaires où la moyenne du Tica des entreprises réalisant un chiffre d’affaires en Belgique se chiffre à 2,6%, l’écart est grand entre Faircoop, qui produit le lait Fairbel (10,7%), et Heinz Belgium (3,8%) ou encore Unilever (0,06%) dont de nombreux produits (Lipton, Magnum, Knorr…) se trouvent dans les supermarchés. Comment expliquer, voire justifier, une telle différence?
Les disparités entre les acteurs économiques interpellent et justifieraient qu’on réforme le régime fiscal des entreprises.
Encore une fois, la situation de telle entreprise n’est pas celle de telle autre, même au sein d’un même secteur. Une société peut engranger de lourdes pertes certaines années. C’est le cas d’Engie Electrabel qui n’a affiché de bénéfices que sur trois exercices entre 2011 et 2020, sans que cela l’empêche toutefois de verser près de 700 millions de dividendes à sa maison mère française, comme l’a révélé L’Echo en juin dernier. Néanmoins, les disparités entre les acteurs économiques interpellent et justifieraient qu’on réforme le régime fiscal des entreprises. Alors, osons la question: un impôt sur le chiffre d’affaires serait-il une hérésie?
« Intellectuellement, oui, répond Etienne de Callataÿ. En théorie, un impôt sur le bénéfice est préférable. Mais, comme je l’ai dit, il est tellement imparfait qu’un autre angle d’attaque serait intéressant. Et cela pourrait passer par un impôt alternatif minimal sur le chiffre d’affaires, pourquoi pas? Cela signifierait que si l’on détecte une anomalie à l’Isoc, le Tica permettrait de corriger quelque peu le tir. Selon moi, l’approche sectorielle est intéressante vu les différences de marges bénéficiaires d’un secteur à l’autre. Il y aurait donc plusieurs indicateurs et, lorsqu’une entreprise se trouverait sous la norme de son secteur, le fisc pourrait lui imposer un Tica, à charge pour le contribuable de prouver qu’il ne pratique pas d’optimisation fiscale indue. Cela poserait sans doute des difficultés pratiques, mais ce type de système garde-fou me semble malgré tout jouable. »
Pour Victor Serge, expert au Réseau pour la justice fiscale (RJF), qui a jeté un coup d’oeil à nos chiffres, un Tica identique pour tous serait préférable à l’approche sectorielle, ne fût-ce que pour le principe de l’égalité face à l’impôt. Pour lui, on pourrait même envisager un impôt minimal sur le chiffre d’affaires des entreprises qui sont en perte. « Il n’est pas logique sur le plan de l’efficacité économique, qu’une société soit en perte pendant plusieurs exercices successifs, note-t-il. En outre, certaines de ces sociétés affichent des pertes fictives alors qu’elles font du noir. Dans l’Horeca, par exemple, plus de 40% des sociétés sont dans le rouge durant des années. On se demande comment elles parviennent à tenir… »
Pour l’expert, cela découragerait aussi les travailleurs indépendants ou de profession libérale, alors qu’ils sont seuls à se constituer en société pour payer moins d’impôts, une particularité belge très développée qui, au final, coûte cher à l’Etat. Enfin, relevons qu’un système de taxe sur le chiffre d’affaires est appliqué, à des taux très faibles, dans certains Etats américains, tels Washington, l’Ohio ou l’Oregon, comme nous l’indique l’avocat québécois Jean-François Poulin, spécialisé en fiscalité internationale. Cet impôt sur les recettes brutes, perçu sur les activités commerciales, reste toutefois une exception et l’Ohio est en train de l’abroger progressivement. Pour Me Poulin, une telle taxe risquerait, par ailleurs, d’être répercutée sur les consommateurs. A réfléchir.
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