Stéphane Moreau, ascension et chute du magicien d’Ans (portrait)
La trajectoire atypique de Stéphane Moreau trouve sa source dans une énergie hors du commun, un sens élastique de la légalité et un grand pouvoir de séduction. Personnage de roman, il fascine autant qu’il choque. Voici le récit de son ascension et de sa chute.
Ce samedi, Stéphane Moreau a été inculpé pour détournement, abus de biens sociaux, faux et usage de faux et escroquerie. Pol Heyse et Bénédicte Bayer pour détournement et abus de biens sociaux. Moreau et Heyse ont passé la nuit à la prison de Lantin, Bayer a été libérée sous conditions.
Selon nos sources, il est également question de blanchiment d’argent car une partie des fameuses « indemnités de rétention » que le trio Moreau-Heyse-Bayer a reçues en mai 2018 et octobre 2019, a été réinjectée dans l’économie réelle.
Pour l’occasion, Le Vif vous propose de relire le portrait mis à jour de Stéphane Moreau réalisé le 10 octobre 2019.
Ce qui frappe, lorsqu’il s’avance vers vous, c’est sa démarche souple et légèrement de travers, son visage tout en méplats : celui d’Albert Frère ou de Kevin Spacey dans la série House of Cards. Le masque du pouvoir. Stéphane Moreau a horreur de l’exposition médiatique. Il ne » se confie » que le dos au mur, sur un terrain déminé par ses conseillers en communication. Sollicité par Le Vif/L’Express en 2019, il n’avait pas accepté de participer à la reconstitution du roman auquel sa vie ressemble. Voici l’itinéraire hors norme d’un homme qui, parti de rien, a atteint tous les sommets et dont l’utilisation du pouvoir a provoqué la chute.
Stéphane Moreau et la figure du père
Le gamin est un enfant de l’amour. Il naît à Paris le 26 mai 1964 de la fille d’un cheminot d’Alleur (Ans), Josette Billen, et d’un Français qui lui a donné son patronyme. Ils travaillent au marché de Rungis, près de Paris. Son père exerce aussi comme chauffeur de Jacques Chirac, ce qui laissera des traces. Raymond Billen, le grand-père maternel, est une figure très estimée à Ans, pilier de la cité Al’Trappe, conseiller communal et du CPAS, président d’honneur du club de foot RRFC Montegnée, socialiste dont les funérailles ont eu lieu à l’église en 2016. Le jeune couple Moreau ramène très vite l’enfançon à Alleur, où ce dernier est élevé avec beaucoup d’amour par sa grand-mère, née Raymonde Paul, décédée en 1987, et le grand-père militant, qui, plus tard, ne ratera aucun des conseils communaux de son petit-fils à Ans.
Pendant les vacances, le père de Stéphane Moreau lui fait découvrir la géographie parisienne des lieux de pouvoir. « Son intérêt pour la politique française a éveillé son intérêt pour la politique tout court », affirme un proche. Il a revu ce père inspirant, dont on sait fort peu, si ce n’est qu’il était dans la dèche et qu’il est mort au début des années 2000. L’alors échevin de l’urbanisme s’est absenté du collège pour régler sa succession en France.
L’aventure à Paris était inconfortable. Josette Billen finira par revenir à Alleur, seule. Elle est engagée par la Société de logements du Plateau dont Stéphane Moreau est vice-président. Même après sa démission/éviction du PS, en avril 2017, après la révélation fin 2016 par Le Vif/L’Express du scandale Publifin (du nom de l’intercommunale dont des mandataires PS, MR et CDH communaux étaient rémunérés depuis des années pour des réunions de comités de secteurs auxquelles ils ne participaient guère ou pas du tout), il conserve un siège au conseil d’administration dans une catégorie taillée sur mesure: les » particuliers « . Avant de rêver d’être celui de Liège, ce particulier a été le roi d’Ans, qui reste sa famille, son cocon.
Son père sera chauffeur de Jacques Chirac, ce qui laissera des traces.
Une enfance à part, donc, où les études sont le seul moyen d’assurer son gagne-pain, comme lui serine son grand-père. Des années plus tard, un jour qu’il assiste à l’inauguration des jardins communautaires d’Ans, le golden boy identifie un à un les légumes qui pointent le bout de leur verdure. « Pendant mon enfance, je faisais le potager avec mon grand-père », explique-t-il. Pour ce qui le concerne, il n’est pas question de cultiver le sien tout en philosophant. Homme d’action, Stéphane Moreau a emprunté le plus court chemin vers la réussite, qui consiste à se placer, façon lierre, sous la protection de ceux qui détiennent le pouvoir, à l’opposé de Cyrano de Bergerac : « Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! »
Les joutes d’égal à égal, où l’on se roule par terre comme des chiots, les duels qui obligent à se dévoiler en terrain découvert, ce n’est pas son style. Lui pratique le réseau, intensément. La séduction, l’ombre, le face-à-face où il peut endormir la méfiance de son interlocuteur avec un rare talent de contorsionniste-illusionniste, les coups en meute où il observe autant qu’il agit conviennent mieux à sa personnalité. « Stéphane Moreau craint la force physique », remarque un de ses contemporains. Pour l’intelligence, il s’estime le meilleur. S’il a la niaque, c’est parce qu' »il n’oublie jamais d’où il vient ».
Secondaires aux athénées d’Alleur et de Waremme, licence en sciences politiques et administration publique des affaires à l’université de Liège, pépinière des futurs cadres du PS liégeois (beaucoup des auditionnés de la commission d’enquête parlementaire wallonne Publifin, le premier semestre 2017, en sortaient). Un assistant de l’ULiège s’en souvient : « Terriblement sûr de lui, arrogant, simpliste dans ses interventions, déjà obsédé par le pouvoir. » Un professeur retraité, « pas étonné de son parcours », se borne à le qualifier d' »intelligent », « brillant », « travaillant juste ce qu’il faut ». De fait, son mémoire sur le Fonds des communes n’aurait pas marqué les esprits s’il n’annonçait déjà son intérêt pour le municipalisme et l’aménagement du territoire (il a évité quelques massacres urbanistiques à Ans). Cet intérêt s’est transformé au fil du temps en goût immodéré pour l’immobilier.
Visionnaire, peut-être, mais bon gestionnaire? Malgré les 2600 emplois déclarés pour l’ensemble du groupe (valorisé à entre trois et quatre milliards), malgré un chiffre d’affaires avancé d’un milliard d’euros par an et des bénéfices de l’ordre de 70 millions, malgré une diversification ambitieuse, ses sociétés ont souffert d’un terrible manque de suivi managérial. Racheté en 2013, L’Avenir est en perte depuis lors ; BeTV (ex-Canal+) s’atrophie dans l’indifférence générale ; Voo, créé au départ du rachat du câble wallon par l’intercommunale ALE-Télédis, a perdu la moitié de ses abonnés en quinze ans, certes, sous l’effet de la concurrence de Belgacom/Proximus, « mais ce n’était pas géré », relève un expert des télécoms. « Stéphane Moreau avait de l’ambition, poursuit-il, mais comme un homme politique qui recherche le pouvoir pour le pouvoir et le pouvoir qui peut donner de l’argent. C’est un gros propriétaire terrien qui laisse ses terrains en jachère… »
Dans l’ordre des filiations, Michel Daerden a été un modèle pour le gamin de 12 ans issu du même milieu que lui, mais ce n’était pas vraiment un « Papa », plutôt le « Parrain » de la région liégeoise. Il se sont abondamment servis l’un de l’autre. « Stéphane est la planche à dessin, moi la planche à billets », rigolait Daerden. Bien qu’ils appartiennent tous les deux à la grande famille du socialisme vicinal, c’est le précédent bourgmestre d’Ans, François Heine, qui a lancé le jeune Moreau en politique. Un socialiste de la vieille école: très dévoué, recevant les affiliés mutualistes dans sa cuisine, grande gueule, buvant son coup. Comme délégué syndical, il a fait entrer la moitié du village à l’Association liégeoise d’électricité (ALE), ancêtre de Nethys. A son décès, Stéphane Moreau n’oublie pas de venir s’incliner devant la dépouille de l’ancien bourgmestre.
« Je me suis battu pour Stéphane, comme personne ne l’a jamais fait pour lui », disait aussi Michel Daerden. Leurs carrières vont évoluer en parallèle: l’un dans la lumière et un échelon au-dessus de son cadet. Daerden entre au Parlement fédéral à 38 ans et Moreau au conseil communal d’Ans à 24. Ce dernier est parachuté dans des cabinets socialistes (Alain Van der Biest, Guy Mathot), où le jeune technocrate se montre discret, intelligent, travailleur. Il est aux premières loges des tensions liégeoises, quand André Cools est assassiné, le 18 juillet 1991, sur un parking de Cointe. « La violence du monde des affaires n’a rien à voir avec celle de la politique, nous avait-il confié au début de sa carrière comme directeur général de l’ALE. Elle lui est bien inférieure. »
En 1992, Daerden l’impose comme chef de cabinet du bourgmestre liégeois Henri Schlitz, qui termine le mandat d’Edouard Close, emporté par l’affaire des horodateurs (marchés truqués). La « ceinture rouge » exerce alors une poussée implacable sur la Ville de Liège accablée de dettes, réduite à tendre sa sébile aux occupants du palais provincial. Le jeune Ansois qui ne doute de rien veut devenir secrétaire communal de l’aristocratique Cité. Il trouve sur son chemin Jean-Maurice Dehousse, leader du groupe Perron, plus citadin, plus régionaliste et plus à gauche que le groupe de Flémalle dominé par la figure explosive d’André Cools. En guise de consolation, Dehousse lui offre quand même la direction générale du Palais des congrès, pourtant promise à un PSC. Quand l’ancien bourgmestre de Liège et ministre wallon prend ses invalides, Moreau lui attribue un bureau dans cet édifice en bord de Meuse. L’homme qui ne donne rien n’a pas grand avenir en politique, c’est la base. Comme le futur président de la République française que servait son père, Stéphane Moreau pratique le plaçou, traduction limousine du népotisme.
Déjà au cabinet de Guy Mathot, ministre wallon des Affaires intérieures et des Pouvoirs locaux, Stéphane se démenait sans compter pour sortir la grande ville du trou: sa grande fierté. Efforts mal reconnus, ambition trop pressante? En 1997, Daerden s’oppose à sa candidature comme président de la fédération liégeoise du PS. En 2000, rebelote, il lui préfère un autre pour tenir la barre d’Ans lors de ses absences ministérielles.
L’année 2005 marque un tournant. Stéphane Moreau fait élire Willy Demeyer à la présidence de la fédération liégeoise du PS contre le choix daerdenien du bourgmestre de Soumagne, Charles Janssens. La même année, André Gilles, patron de la Province de Liège, le nomme à la tête de l’ALE, la base de sa fulgurante ascension. Le conflit déflagre en 2010 : Daerden démet Moreau de son poste de bourgmestre f.f. obtenu de guerre lasse. La riposte arrive neuf mois plus tard sous la forme d’une révolution de palais concoctée dans le plus grand secret avec le MR, le CDH et une partie du PS. « Stéphane a racheté dix des seize conseillers communaux socialistes dans le dos de Michel Daerden », résume un Ansois qui détaille les avancements auxquels les traîtres ont eu droit. « Ne te tracasse pas, avait confié la victime à un ami, Stéphane Moreau va exploser en plein vol. » L’amour paternel a de ces détours.
Stéphane Moreau et les femmes
Au téléphone, la voix, mâle, est amusée : « N’ayons pas peur des mots : on peut dire qu’il a un harem. Elles lui sont fidèles, même si la favorite change. La fin de la relation ne se passe pas toujours dans l’allégresse, mais elles ne l’oublient pas. Il a tout pour séduire, indépendamment de son physique. Gentil, souriant, il sait être drôle et, de plus, c’est un homme de pouvoir et d’argent, auxquels les femmes ne sont pas indifférentes. » Par sa position centrale, Stéphane Moreau a la haute main sur des prébendes, nominations, emplois, contrats, logements, etc. La rue Louvrex, siège historique de Nethys, est un incubateur affectif. Il y a toujours une femme dans l’entourage du grand patron, rien d’indécent au demeurant. Elles lui font une sorte de bouclier protecteur, prêtes à monter au front, à le défendre vaillamment devant une commission d’enquête, plus courageuses dans ce domaine que bien de leurs homologues masculins.
« Même celles qui ont un statut social enviable, il les fascine par son côté bling-bling, enchaîne l’observateur amusé. Il leur fait découvrir une forme d’existence à laquelle elles ne sont pas nécessairement habituées. Car Stéphane Moreau a deux vies : celle qu’on voit et celle d’un homme qui a de l’argent ; voitures luxueuses, vacances de haut niveau, dîners fins, cadeaux… »
Un tableau aux antipodes du « mode de vie frugal » qu’il revendiquait dans son interview-fleuve dans L’Echo du 18 février 2017. Cette sortie médiatique, la première depuis le scandale Publifin, consistait à faire ressortir le côté humain du personnage. La suite était programmée : ses relations avec Michel Daerden, l’avenir de Nethys. Elle s’interrompit net. Soit que Moreau, dans ses épanchements, ait perdu de sa crédibilité, soit que sa manie du contrôle ait repris le dessus.
« Aujourd’hui, à 52 ans, confiait au journal économique Stéphane Moreau, qui n’a pas de descendance connue, je peux dire que ce double investissement simultané ( NDLR : professionnel et politique) a fait que j’ai tout sacrifié. Je n’ai eu aucune vie privée depuis trente ans. Je n’ai rien connu de ce qui fait un adulte dit « dans la norme ». » Plus loin : « J’ai envie de penser à moi, à une famille, à mes amis trop souvent négligés et qui sont restés autour de moi malgré tout ce qui m’arrive aujourd’hui. » Les femmes sont « toutes parties », car « aucune n’a pu supporter mon trip, et la cadence et la vie que j’ai menés durant toutes ces années-là. Je suis donc entièrement responsable de mon « stand alone » à moi ». Des confidences qui peuvent émouvoir en tête à tête – l’homme n’en est pas avare -, mais qui furent accueillies avec la plus grande prudence, pour ne pas parler de franche hostilité.
En réalité, Stéphane Moreau a eu un grand amour de jeunesse, du temps où il animait des plaines de jeu. Une autre femme, l’architecte Valérie Dardenne, est inscrite durablement dans son paysage. Elle a été associée aux affaires controversées d’Ogeo Fund à Anvers et à Liège. C’est avec elle qu’il a créé le Parc philosophique d’Alleur, dont ils ont fignolé ensemble les moindres détails, comme ces grilles en fer forgé commandées en France. Elle l’accompagne encore dans des réceptions. Reste l’impossible réponse à la question : qu’est-ce qui fait courir Moreau ?
Stéphane Moreau et l’argent
A la fin de l’année 2013, lors d’un déjeuner à l’hôtel (toujours) 5-étoiles Les Comtes de Méan, sur le Mont-Saint-Martin (Liège), il nous avait expliqué deux choses. Un : « Il n’y a pas que les enfants de riches qui ont le droit de s’enrichir. » Deux : « Quand j’ai repris Tecteo ( NDLR : qui allait devenir Publifin puis Enodia), l’intercommunale valait 300 millions d’euros, elle en vaut aujourd’hui trois milliards. » Donc, l’actionnariat public, c’est bien. Mais les communes et la Province ne sont pas pour grand-chose dans ce succès : qu’elles le laissent faire et il les emmènera dans les étoiles, comme l’a fait Fluxys (créé par les intercommunales belges du transport et du stockage de gaz), qui a aujourd’hui des participations très rentables dans les réseaux allemands.
Stéphane Moreau rejetait les leçons de morale de Jean-Pascal Labille (PS et Liégeois lui aussi), dont les revenus étaient alors évalués à 400 000 euros et qui, à cette époque, tentait de secouer le cocotier liégeois. Enfin, il citait le benchmarking qui le plaçait bien en dessous d’un Didier Bellens, patron de Proximus, et ses 2,6 millions d’euros de revenus en 2012.
Pas de doute : l’argent est le grand sujet de Stéphane Moreau. Ce n’est que contraint et forcé par la commission d’enquête Publifin qu’il a fini par avouer le million d’euros brut gagné en 2015, dérogeant au conseil de Michel Daerden (qui a laissé cinq millions d’euros à ses héritiers) « de ne jamais rien dire car ce sera toujours trop ». Quand le monde politique lui a proposé quelques millions pour quitter l’entreprise, en 2017, le scandale Publifin enflant, il a refusé tout net. Légalement, il avait droit à dix millions d’euros d’indemnités de rupture (vingt millions pour l’ensemble du management) : les contrats avaient été bien ficelés. Sur ce coup-là, les socialistes liégeois ont calé. C’était ça ou le recaser honorablement avec l’équivalent de son salaire annuel.
D’où l’opération risquée à laquelle les patrons politiques wallons ont consenti, d’une exfiltration via la vente de certains actifs de Nethys. Les politiques auraient pu décider d’aller au clash, le licencier et laisser la justice trancher la question des indemnités de rupture, comme l’Etat fédéral avec Didier Bellens. Ils n’en firent rien. Dans le langage officiel, cela donna ceci : « Définissons le futur périmètre de Nethys, ensuite, on réglera la question du management. »
Seuls quelques cadors étaient au parfum, la « main invisible » selon l’expression de Pierre Meyers, président de Nethys : la promesse de vente de 51 % des parts de Voo à Providence Equity eut lieu, le 22 mai 2019, de même que la vente des sociétés Elicio (éolien) et Win (services informatiques), toutes filiales du groupe, attribuées à l’homme d’affaires liégeois François Fornieri, patron de Mithra et membre du conseil d’administration de Nethys, futur « employeur » de Stéphane Moreau après ces deux acquisitions. L’opération est grevée de lourds soupçons de conflits d’intérêts, de sous-évaluation des actifs et d’absence de mise en concurrence. Raison pour laquelle le gouvernement wallon a décidé de tout arrêter, le 6 octobre 2019, et de transmettre au parquet fédéral une dénonciation pénale contre X pour des faits allégués qui ne sont pas des moindres : abus de confiance, prise illégale d’intérêts, association de malfaiteurs.
Ce n’est un mystère pour personne, Stéphane Moreau entretient avec l’argent un rapport ambigu. « Il aime l’argent, pas pour se faire un bas de laine, mais comme une revanche sur sa jeunesse qui n’a pas été facile, explique un socialiste. Beaucoup de responsables issus de milieux modestes éprouvent une fascination pour l’argent. Un soir, après une réunion, il m’invite au Standard, je décline poliment. Il m’entraîne vers le bureau de la comptable de Tecteo et je l’entends dire à travers la porte ouverte : donne-moi un peu autant d’euros ! Pour une soirée au Standard ! C’était déjà comme ça au temps d’André Cools et de Guy Mathot (soupir). »
Transformés en managers privés, après la descente des actifs de l’intercommunale Tecteo dans des sociétés privées (2012-2013), les dirigeants de Tecteo/Nethys se sont « lâchés » au niveau des salaires et des contrats de consultance. Pendant ce temps, le personnel était parfois brutalisé verbalement, comme le montre la vidéo d’une réunion syndicale diffusée par le magazine Médor (le 13 décembre 2016), endormis par de fausses promesses ( » On ne vendra jamais Voo « ), ignorés en dehors du territoire de Liège (car il y a aussi du personnel à Namur, Strépy-Bracquegnies, Bruxelles… et même à Ostende). « Ils bâfrent », disait en privé feu Jean-Pierre Grafé (CDH). L’homme politique, qui a participé au consensus liégeois de l’après-sidérurgie, a eu droit à un hommage minimaliste de la part du bourgmestre Demeyer. Lors de la séance du conseil communal du 25 juin 2012, Grafé avait qualifié d' »oiseaux pour le chat » les futures filiales de l’intercommunale Tecteo, comparant déjà celle-ci à une « coquille vide ».
Certains socialistes avaient piqué du nez. Aujourd’hui, le démantèlement de Nethys leur revient comme un boomerang. Pire : il les divise. Et comme un Liégeois est plus fort rassemblé que désuni, le coupable est tout désigné : Elio Di Rupo et sa volonté d’affaiblir le pôle public liégeois.
Stéphane Moreau et Liège
Stéphane Moreau aime Liège, ça ne fait pas de doute : il attrape la migraine en arrivant à Bruxelles. « Il voulait réussir là où Cools a échoué, confirme un socialiste. Créer un grand pôle industriel public qui se substituerait à la sidérurgie. C’était son premier moteur, avant qu’il se consacre à sa réussite personnelle. Il y a mis beaucoup d’énergie, d’intelligence et de créativité. Il a su s’entourer de gens qui avaient des positions de pouvoir, même si c’est lui qui tirait les ficelles. » Tous les samedis matin, il débriefait avec Jean-Claude Marcourt à l’étage d’un restaurant bien connu de la place du Marché. Lui à la tête de Nethys/Tecteo, Marcourt à la Région, André Gilles à la Province, Alain Mathot et ses réseaux, Willy Demeyer à la Ville de Liège : ce qu’on a appelé « le club des Cinq ».
Lors de l’inauguration du splendide musée de la Boverie, en mai 2016, Willy Demeyer nous avait décrit le plan avec une étonnante franchise : s’émanciper de Namur, se rapprocher des milieux économiques flamands (c’était l’époque où Jean-Claude Marcourt rencontrait secrètement Bart De Wever), garder une emprise publique sur l’économie. Tout ça pour la plus grande gloire de Liège! Une résurrection principautaire en mode métropole, où des hommes politiques mutants, également patrons d’entreprise publiques, détiendraient beaucoup (trop ? ) de pouvoir.
Y compris sur les médias : un vieux fantasme. L’ALE-Télédis a créé une petite télévision en interne au début des années 1980. En mai dernier, Nethys a lancé Ilico, un média digital confidentiel. Entre les deux, il y a eu l’achat sensationnel des Editions de l’Avenir (2013). Est-ce le début de la chute d’Icare ? Une intercommunale politisée s’emparant d’un grand quotidien régional avec de l’argent public : la surprise fut totale. Traité de « Berlusconi wallon » par Charles Michel, président du MR, Moreau avait tenté de se dédouaner auprès de celui-ci : « Ce n’est pas moi qui ai eu l’idée… » Il était question de plaire à un ami qui voulait plaire à une amie : une couleuvre liégeoise.
Aujourd’hui, le « parti Liège » est en proie au doute le plus profond. Stéphane Moreau a démissionné du PS en avril 2017, avant de s’en faire exclure – un gentleman’s agreement ménageant la sensibilité de celui qui avait sa carte de membre depuis l’âge de 16 ans. Il garde toutefois des soutiens socialistes au niveau local, mais Elio Di Rupo, alors nouveau ministre-président wallon, les a rappelés à l’ordre ce fameux dimanche 6 octobre 2019. Du reste, Stéphane Moreau donne l’impression d’être davantage soutenu par le MR que par le PS qui a le PTB aux trousses. Partenaire historique, le CDH a déjà pris ses distances avec la nébuleuse Nethys. Jean-Michel Javaux, président de Noshaq (ex-Meusinvest), n’est plus en odeur de sainteté chez Ecolo pour la raison inverse. La franc-maçonnerie se lézarde sur le cas Moreau. Comment les responsables liégeois rebondiront-ils, privés de la fabuleuse énergie du magicien d’Ans ?
Stéphane Moreau et la justice
La première dénonciation anonyme visant Moreau remonte à 2008, trois ans à peine après son entrée en fonction à la tête de l’ALE/Tecteo. Elle porte sur des faits de clientélisme. Viennent ensuite les accusations relatives au fonds de pension Ogeo Fund (qui gère notamment les pensions des travailleurs d’Enodia/Publifin et qu’a dirigée jusqu’en 2017 Stéphane Moreau) : des soupçons d’abus de biens sociaux et de pratiques financières non orthodoxes. Onze ans plus tard, ce qui reste de ces enquêtes houleuses a fait l’objet d’une transaction pénale entre les inculpés – dont Stéphane Moreau – et le parquet général de Liège, qui doit encore être homologuée par la chambre du conseil. Cela ne signifie pas un aveu de culpabilité et ne figurera pas dans le casier judiciaire des intéressés. C’est important pour le futur ex –CEO de Nethys qui, s’il voulait poursuivre sa carrière dans les services financiers , doit récupérer le label fit and proper dont l’a privé la FSMA, l’autorité des services et marchés financiers.
Toutefois, l’intervention fracassante de son ex-président de parti, Elio Di Rupo, risque de compliquer un retour à la normale. Juste au moment où la justice liégeoise s’apprêtait à passer l’éponge… Au printemps 2018, une chambre du conseil à un juge avait envoyé un signal d’apaisement, en rendant un non-lieu généralisé pour absence d’infraction dans l’affaire dite de la pergola. Le rappel de cette petite histoire est nécessaire : la compagnie d’assurance Ethias a signé une convention avec effet rétroactif pour indemniser le voisin de Moreau dont la pergola avait été détruite par l’arbre de celui-ci : le patron de Tecteo n’était pas assuré contre ce risque. Le geste commercial d’Ethias pouvait être assimilé à un faux. Stéphane Moreau avait remboursé les 53000 euros.
La transaction pénale négociée avec le parquet général de Liège porte sur cette affaire et plusieurs autres : Ogeo-Tecteo, la construction d’une centrale hydro-électrique au Nord-Kivu (République démocratique du Congo), la gestion de la Société de logements du Plateau (la justice liégeoise suspecte Stéphane Moreau, en tant que vice-président, d’avoir octroyé dix ans d’ancienneté fictive à sa mère pour doper son assurance-pension). On connaît l’argumentaire du recours à la transaction : la longueur des procédures, le caractère relativement mineur de certains faits, la technicité de certains autres. En résumé : mieux vaut un arrangement qui fait rentrer de l’argent dans les caisses de l’Etat plutôt que des procédures qui ne mènent à rien. Un certain découragement de la justice liégeoise n’est pas à exclure. Dans les dossiers relatifs à Moreau, les parties supposément lésées (Ethias, Ogeo Fund, Nethys) ne se sont jamais constituées parties civiles. Le monde politique n’a pas bougé, ou si peu. L’aspect humain, enfin, n’est pas à négliger : ces boulets judiciaires sont lourds à porter, même pour un justiciable nommé Stéphane Moreau.
La volonté du nouveau gouvernement wallon de transmettre le dossier des deals cachés de Nethys au parquet fédéral va relancer la saga, sans la sortir de l’étouffante cuvette liégeoise où les influences sont la conséquence de la consanguinité des milieux intéressés. Le parquet fédéral a entre-temps transmis la plainte au parquet général de Liège.
Un rappel non exhaustif des pressions. En 2013, l’enquête policière relative à Tecteo/Ogeo est confiée à l’Office central pour la répression de la corruption, à la suite de la mise en cause du chef d’enquête de la section économique et financière de la police fédérale de Liège. Une députée liégeoise PS avait interpellé au Parlement sur ses convictions évangéliques un peu trop voyantes. » Des critiques tout à fait injustifiées « , avait protesté la procureure du Roi Danièle Reynders. L’enquête était revenue de Bruxelles fortement dégrossie ; des pans entiers étaient tombés à l’eau.
Un expert judiciaire a été mis en cause, d’une part parce qu’il facturait beaucoup de missions, d’autre part en raison de ses liens professionnels avec l’épouse du juge d’instruction, Philippe Richard, en charge des affaires Tecteo/Ogeo. Nethys avait mené sa contre-enquête, proposée clé sur porte au Vif/L’Express, comme à d’autres médias.
En 2015, le juge Richard se déporta de son propre chef, sous le coup d’une requête en récusation pour » inimitié capitale » initiée par Stéphane Moreau : des arguments de type privé allaient être plaidés.
En 2017, une ex-magistrate liégeoise s’était attirée les foudres du patron de Nethys en racontant la tentative de corruption dont elle aurait fait l’objet, en 2012, lors d’un repas amical dont l’invité surprise était Stéphane Moreau, pour tenter d’infléchir la position du juge d’instruction contre l’avancement d’un proche chez Tecteo. Les autres convives n’avaient pas confirmé ses dires.
La même année, Paul Catrice, substitut du procureur général en charge du dossier Ogeo/Tecteo avait été désigné par communiqué comme » un ancien affilié du Parti socialiste de la section d’Ans « , poursuivant le » combat » du juge d’instruction Richard après sa demande de renvoi en correctionnelle de Stéphane Moreau dans le dossier Ogeo.
C’était l’ambiance.
Lorsqu’il avait dû démissionner du PS, Stéphane Moreau avait sorti cette maxime hautaine de Confucius : » Lorsque tu fais quelque chose, sache que tu auras contre toi ceux qui veulent faire la même chose, ceux qui voulaient faire le contraire et l’immense majorité de ceux qui ne font rien. »
Ce week-end, « Messieurs Moreau et Heyse ont été placés sous mandat d’arrêt du chef d’abus de biens sociaux et détournement par personne exerçant une fonction publique. En outre, monsieur Moreau à été inculpé de faux et d’usage de faux et d’escroquerie. Ils ont été incarcérés à Lantin » a confirmé au Vif, le procureur général de Liège Christian De Valkeneer. Stéphane Moreau est toujours présumé innocent.
La fin provisoire du roman qu’est sa vie.
Ce portrait de Stéphane Moreau, sous la forme d’une longue story, un récit, a été décidé en réunion de rédaction le 23 septembre 2019 dernier et clôturé le 8 octobre 2019. Plus de vingt entretiens ont été réalisés durant ce laps de temps, pour mieux cerner l’homme public sous différentes facettes. Y ont été ajoutés des propos plus anciens qui nous avaient été tenus dans un cadre informel. L’abondance de sources anonymes s’explique par les positions de pouvoir de l’intéressé. L’auteure de cet article a rencontré ou dialogué plusieurs fois avec le patron de Nethys. Le service de presse de Nethys a été sollicité le 30 septembre 2019 par nos soins, pour obtenir un entretien avec Stéphane Moreau. Pour toute réponse, le 3 octobre, Roularta, propriétaire du Vif/L’Express, a reçu le courrier d’un avocat de Nethys l’enjoignant de ne pas publier notre récit.
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