Le « parachute » secret de Stéphane Moreau chez Ogeo Fund
En mars 2017, en plein scandale Publifin, un contrat ultraconfidentiel est signé par Stéphane Moreau avec Pol Heyse et Dominique Drion chez Ogeo Fund. Il accorde notamment à Moreau 620.000 euros en cas de licenciement. Peu après, Stéphane Moreau est contraint par la FSMA de démissionner du comité de direction d’Ogeo. Un an plus tard, le trio signe un second contrat qui octroie rétroactivement à Moreau 580.000 euros pour sa démission. L’argent n’a toujours pas été libéré et le nouveau conseil d’administration du fonds de pension remet en question la légalité de ces contrats.
Du bénévolat… Comme l’a souligné un avocat consulté par le nouveau conseil d’administration d’Ogeo Fund – le fonds de pension d’Enodia (ex-Publifin) qui pèse plus d’un milliard d’euros -, Stéphane Moreau a toujours claironné « en interne, à la FSMA et dans le cadre de ses auditions pénales qu’il a exercé ses fonctions au sein d’Ogeo à titre gratuit durant près de dix ans. Ses déclarations de mandats de 2007 à 2017 sont parfaitement en phase avec ce discours: son mandat de président du comité de direction d’Ogeo a été déclaré chaque année comme « non rémunéré ».
Et pourtant… Deux conventions secrètes, mises au jour par le gendarme financier dans le cadre de son inspection en cours chez Ogeo, démontrent que Stéphane Moreau a tenté de toucher une coquette somme, en plein scandale Publifin, dès qu’il a senti qu’il risquait de sauter chez Ogeo et Nethys. Cette tentative de s’octroyer un « parachute doré » a été réalisée avec l’aide de Pol Heyse, le bras financier de Moreau chez Nethys, et Dominique Drion, l’ex-homme fort du CDH liégeois alors très actif chez Nethys, RESA et Publifin. Les deux hommes étaient respectivement président et vice-président du CA d’Ogeo Fund. Les autres administrateurs du fonds de pension ont été court-circuités: selon les procès-verbaux du CA et le témoignage d’un administrateur en poste en 2017, l’attribution d’une rémunération à Stéphane Moreau n’a jamais été évoquée en CA.
Relire notre enquête > Ogeo et les cadavres de « l’ère Moreau » (enquête)
Rémunération « sans plafond »
Pour rappel, Le Vif avait dévoilé le 7 janvier dernier qu’Ogeo Fund fait depuis des mois l’objet d’une inspection du gendarme financier (FSMA) et d’une analyse anti-fraude d’un consultant (Deloitte). Dans le projet de rapport confidentiel que nous avons pu consulter, la FSMA pointe de nombreux investissements hasardeux réalisés par Ogeo Fund sous l’ère Moreau (2007-2017) via lesquels des dizaines de millions d’euros sont partis en fumée. Voici à présent l’incroyable histoire d’un parachute doré, ignoré de tous, qui ne s’est curieusement jamais ouvert…
Le couperet tombe le 24 avril 2017, deux jours avant son exclusion définitive du PS: un courrier de la FSMA adressé au fonds de pension informe celui-ci que Stéphane Moreau va perdre son brevet « fit and proper ». Autrement dit, il ne sera plus « compétent » et « honorable » aux yeux de la FSMA pour diriger Ogeo. Il doit donc démissionner, ce qu’il annoncera en mai à la FSMA et fera le 2 juin lors d’un CA d’Ogeo Fund.
Or, le 28 mars 2017, moins d’un mois avant cette lettre qui le décapite, Stéphane Moreau signe avec le fonds de pension une convention « de management ». Celle-ci lui octroie de plantureux émoluments: une rémunération annuelle fixe de 310.000 euros brut et une rémunération variable (bonus) qui est « déterminée globalement par le conseil d’administration » et est attribuée « selon une clef de répartition décidée par le comité de direction ». Contrairement au contrat d’Emmanuel Lejeune, l’actuel président du « codir » d’Ogeo, contrat dans lequel la partie variable est plafonnée à 50% de la rémunération fixe, « la convention de monsieur Moreau permet une rémunération sans plafond », s’étonne la FSMA.
Le président du CA d’Ogeo, Pol Heyse, et son vice-président, Dominique Drion, signent pour Ogeo en exécution d’un « mandat spécial » que le CA leur aurait donné trois semaines plus tôt. Soit le 7 mars 2017, trois jours avant l’audition très attendue de Stéphane Moreau devant la commission d’enquête Publifin du parlement wallon…
Les subtiles lettres d’André Gilles
« J’ai été nommé administrateur et président du CA d’Ogeo Fund le 7 mars 2017, se souvient Pol Heyse. Le CA précédant ma nomination avait déjà décidé de mettre de l’ordre dans les conventions du management, parce que les conventions n’étaient pas claires ou qu’il n’y avait pas de convention (NDLR: c’était le cas de Stéphane Moreau). C’est ainsi que j’ai découvert que chaque année, depuis 2010, le président du CA adressait une lettre aux membres du comité de direction pour leur donner le montant de leurs émoluments fixes et variables. Cette lettre était communiquée au commissaire agréé, en copie (NDLR: Jacques Tison, qui deviendra administrateur d’Ogeo, Nethys et Integrale par la suite). Et il est vrai que Stéphane Moreau n’avait jamais perçu aucun euro des montants qui lui étaient attribués dans ces lettres. »
Chaque membre du codir, dont Stéphane Moreau donc, se voyait attribuer un montant fixe annuel par André Gilles, le président du CA depuis la création d’Ogeo. « Quant au variable, c’était une enveloppe globale correspondant à un millième des actifs sous gestion », précise Pol Heyse. Soit un montant annuel oscillant entre 968.000 euros en 2013 et 1.173.000 euros en 2016. Quatre personnes sont concernées par le partage de ces généreuses enveloppes: Marc Beyens (membre de juillet 2007 à sa démission en juin 2014), Stéphane Moreau (président du codir de juillet 2007 à sa démission en juin 2017), Emmanuel Lejeune (membre de juin 2010 à juin 2017, puis président depuis) et Hervé Valkeners (intronisé membre en juin 2017 en remplacement de Stéphane Moreau).
Dans les lettres d’André Gilles, que Le Vif a pu consulter, il y a deux subtilités. Pour les exercices 2010, 2011 et 2012, les noms des directeurs bénéficiaires d’émoluments fixes apparaissent noir sur blanc. On apprend ainsi que Marc Beyens et Emmanuel Lejeune touchent un fixe de 240.000 euros en 2011 et de 260.000 en 2012. Le nom de Stéphane Moreau n’apparaît nulle part : aucun montant fixe ne lui est attribué. Par contre il pourrait prétendre à un bonus, car aucun nom n’est mentionné: il est question d’un montant « par personne ». C’est la première subtilité. La lettre d’André Gilles pour l’exercice 2011 est en effet formulée ainsi: « La partie variable, laquelle se chiffre à 160.000 euros par personne (coût société), est provisionnée dans les comptes. Elle n’a pas été payée à ce jour et ne sera payée que sur décision de l’administrateur-délégué. »
Un « bas de laine » de 5,8 millions
Cette décision de l’administrateur-délégué, à savoir Stéphane Moreau himself, ne viendra jamais. Et chaque année, l’argent des bonus ne sera donc jamais distribué. Ainsi, dans son rapport d’inspection provisoire, la FSMA s’étonne qu’entre 2010 et 2019 Ogeo a constitué « une provision comptable pour la rémunération variable des directeurs ». Malgré les demandes de régularisation répétées ces dernières années du commissaire aux comptes et de la FSMA (laquelle s’est « toujours montrée particulièrement dubitative concernant cette provision »), ce surprenant bas de laine est toujours acté dans les comptes d’Ogeo au moment de l’inspection: au 30 septembre 2020, il s’élevait à 5.808.162,23 euros. « Aucune somme n’a été payée, au titre de salaire variable, aux membres du comité de direction concernés pour les années 2010 à 2019 », a confirmé Ogeo à la FSMA, qui a cuisiné le fonds de pension sur ce point.
Mais revenons aux lettres d’André Gilles et aux rémunérations fixes qu’elles octroient aux directeurs. À partir de l’exercice 2013, plus aucun nom n’est mentionné. C’est la seconde subtilité. La lettre est adressée globalement aux « membres du comité de direction », dont Stéphane Moreau fait partie. Dans son courrier du 28 avril 2014, André Gilles écrit: « La partie fixe attribuée au 31/12/2013 se monte, en coût société, pour chacun des directeurs, (…) à 260.000 euros. » Stéphane Moreau peut donc y prétendre puisqu’il est directeur. En 2014 le fixe passe à 280.000 euros, en 2015 à 310.000 euros, et en 2016 il « stagne » à 310.000 euros. Pour les années 2013-2016, Moreau pourrait donc réclamer 1,16 million d’euros d’émoluments fixes, hors bonus « par personne ». Lequel bonus explose en 2013: l’enveloppe globale que les directeurs doivent se partager grimpe à « 1/1000 (un pour mille) des actifs sous gestion en 2013 ». Bref, plus ils font fructifier l’argent des pensionnés liégeois, plus leur bonus augmente. Ce qui pousse à prendre des risques très rémunérateurs. Malsain pour un fonds de pension, juge la FSMA.
Le gendarme financier a scrupuleusement analysé la convention de management de Stéphane Moreau, sans date d’entrée en vigueur. Et aux yeux de la FSMA, le « plan » était de réaliser « une application rétroactive du contrat signé le 28 mars 2017 ». Pol Heyse, lui, considère que cette convention n’est pas rétroactive: « Quand on veut un effet rétroactif, on l’écrit. Les avocats appellent ça l’application de la loi dans le temps. » Certes, le texte ne dit pas qu’il est rétroactif mais il ne dit pas le contraire non plus. De plus, aucune date d’entrée en vigueur de la convention n’est mentionnée. C’est donc très flou pour une « clarification » des conventions…
Une « prime » de licenciement de 620.000 euros
Un autre point du contrat chiffonne la FSMA: l’article 11 précise qu’« Ogeo peut mettre fin à la présente convention sans motif ni préavis, à tout moment, moyennant une indemnité forfaitaire égale à 24 mois d’honoraires » fixes. Bref, Stéphane Moreau touche un « parachute doré » de 620.000 euros en cas de licenciement. Pas mal pour un bénévole.
Mais rien ne lui sera jamais versé car il n’a pas été licencié. De plus, la validité juridique du « mandat spécial » du CA accordé à Pol Heyse et Dominique Drion est remise en question. Ce mandat n’a en effet jamais prévu d’accorder une rémunération à Stéphane Moreau mais bien de « compléter, actualiser et clarifier (…) la formalisation des relations contractuelles entre Ogeo Fund et les membres de son comité de direction (…) pour éviter notamment toute ambiguïté concernant leur statut juridique », dit la convention. Un membre du CA d’Ogeo à l’époque est formel: « Jamais on ne nous a dit que cette actualisation juridique des relations contractuelles comprenait l’octroi d’un salaire à M. Moreau, qui n’avait d’ailleurs jamais signé de contrat avec Ogeo par le passé. »
Qu’à cela ne tienne: une seconde convention ultraconfidentielle a été dénichée par la FSMA dans les placards obscurs d’Ogeo Fund. Il s’agit cette fois d’une convention « de rupture », signée par le même trio Heyse-Drion-Moreau. Elle s’appuie sur la première convention et est datée du 5 juin… 2018, « soit un an après la démission de monsieur Stéphane Moreau du comité de direction d’Ogeo Fund le 2 juin 2017 », s’étonne la FSMA. Cette convention pour le moins tardive lui donnerait droit à une indemnité forfaitaire de plus de 580.000 euros.
Compenser le « dommage subi »
Le raisonnement est simple. Si Stéphane Moreau n’avait pas accepté de démissionner « en vue de préserver les intérêts d’Ogeo », le fonds de pension aurait dû le mettre à la porte et lui payer un parachute de 620.000 euros selon la première convention. « Ogeo est donc disposé à verser une indemnité à Monsieur Moreau destinée à compenser le dommage qu’il a subi en étant contraint de démissionner de ses fonctions. Cette indemnité correspondra à 15 mois de rémunération globale. » Quinze mois de fixe à 310.000 euros l’année plus 15 mois de bonus correspondant à 50% du fixe, ça fait pile 581.250 euros.
Ici aussi il est question d’un « mandat spécial » donné le 2 juin 2017 au président du CA d’Ogeo, Pol Heyse, afin de « fixer, formaliser et mettre en oeuvre les modalités liées à la fin des fonctions de monsieur Stéphane Moreau en tant que président du comité de direction et à la nomination de monsieur Valkeners en tant que membre du comité de directioné. Ici aussi l’octroi d’une indemnité de rupture n’a jamais été débattue ni même évoquée en CA, selon le procès-verbal de la réunion. Et notre administrateur de l’époque est formel: « Il s’agissait juste d’organiser juridiquement la succession de Stéphane Moreau: Lejeune le remplace à la présidence et Valkeners remplace Lejeune comme simple membre du codir. Un strict jeu de chaises musicales qui implique simplement que les contrats existants soient adaptés. »
Cette indemnité n’ayant, pour des raisons mystérieuses, pas été réclamée en 2018 ni en 2019, le codir d’Ogeo l’a soumise, pour analyse, à deux cabinets d’avocats. Le premier se montre critique quant à ses bases légales, le second – CEW & Partners représenté par Me Edgard van der Straeten – estime lui que cette indemnité « ne pose pas de problème de légalité ». Cet avocat, conseil d’Ogeo de longue date, était le secrétaire du CA du 2 juin 2017. Serait-ce lui qui aurait rédigé la convention de rupture? La FSMA note par ailleurs que Me van der Straeten a, à lui seul, facturé plus de 1,1 million d’euros à Ogeo Fund entre 2017 et 2019, sur un total de 1,87 million de frais d’avocat. Un montant colossal qui interpelle le gendarme financier, lequel « se demande si les frais imputés sont proportionnels aux travaux qui sont effectués. »Carrément.
L’autodestruction des Liégeois
Alors, quid du parachute de Stéphane Moreau? « M. Moreau n’a pas émis, à ce jour, de revendication écrite quant à l’application de cette convention », ont répondu les dirigeants d’Ogeo à la FSMA pour justifier le non paiement des 581.250 euros. Début janvier 2021, le nouveau CA du fonds de pension, soutenu par le Boulevard de l’Empereur pour nettoyer les écuries d’Ogeo, a tranché définitivement: le parachute, jugé illégal sur la base d’une troisième analyse juridique, ne sera pas versé à Stéphane Moreau.
Du coup, ce dernier ressort naturellement la carte du bénévolat: « Je n’ai jamais perçu un euro chez Ogeo, ni en lien avec les documents que vous évoquez, ni précédemment » nous répond-il. Il ajoute, à propos des deux conventions, que « ces textes constituent l’application de décisions du conseil d’administration d’Ogeo relatives aux membres du comité de direction, comme il y en eu bien d’autres. » Enfin, il s’étonne que nous soyons « en possession de documents à caractère personnel et protégés par le RGPD », le règlement européen sur la protection des données, et précise qu’il n’est « pas d’accord avec la publication de données et d’informations à caractère personnel » le concernant.
Dominique Drion, qui cosigne les deux conventions avec Pol Heyse et Stéphane Moreau, n’a pas souhaité réagir sur le fond: « J’ai quitté ce petit monde comme vous le savez, et répondre sur des faits pour lesquels je n’ai plus les documents est impossible pour moi. J’ai gommé au propre et au figuré toute cette période parce que certains acteurs n’ont pas respecté leurs engagements à mon égard, et donc j’ai décidé de tourner la page. J’ai mené des actions pour développer un projet sur Liège, des amis m’ont trahi, qu’ils assument les conséquences. Si les Liégeois s’autodétruisent, c’est leur problème. »
Emmanuel Lejeune et Hervé Valkeners, respectivement président et membre du comité de direction d’Ogeo Fund n’ont pas réagi à nos sollicitations. Me van der Straeten n’a pas, lui non plus, répondu à nos questions. Son collègue Me Heylbroeck, managing partner du cabinet CEW & Partners, nous a déclaré que les dispositions légales et déontologiques propres à la profession d’avocat les empêchent de commenter les informations présentes dans le rapport provisoire de la FSMA. Il ajoute que « nos honoraires sont facturés en fonction du temps consacré à la mission qui nous est confiée et sur la base d’une justification précise du travail accompli ». L’antithèse du bénévolat, en somme.
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