Carte blanche
Sortie du nucléaire ou la fuite en arrière
En trouvant un accord sur la sortie du nucléaire, la veille de Noël, le gouvernement a sans doute évité une crise politique. Mais il est passé à côté de toute une série de questions importantes, estime Jean Perbal, ingénieur. Qui s’interroge notamment sur les conséquences environnementales, économiques et le sort des travailleurs du secteur.
La Belgique vient, à l’issue d’une négociation de dernière minute dont elle a le secret, d’accoucher une fois encore d’un « compromis » politique qui, s’il contente plus ou moins les partis au pouvoir et permet d’éviter une crise, ne satisfait en réalité personne.
La décision prise a sans cesse été repoussée, tant par l’absence de vision à long terme commune et de consensus en matière d’énergie que par les clivages politiques et idéologiques qui ont maintenu très (trop) longtemps ce dossier dans les placards et en dehors de l’agenda des gouvernements qui se sont succédé ces dernières années.
De manière totalement artificielle, le gouvernement actuel a entretenu l’illusion que le choix était encore ouvert et que l’option de prolonger deux réacteurs était encore une possibilité réelle. Depuis l’été 2020 pourtant, Engie-Electrabel avait clairement montré, en se basant sur un calendrier à rebours par rapport à la date d’arrêt prévue des derniers réacteurs en 2025, que le temps nécessaire à la mise en oeuvre technique et surtout à l’établissement des conditions qui étaient censées encadrer ce choix de prolongation exigeaient des décisions qui devaient être prises sans aucun délai.
Rien ne fut décidé pourtant, et le temps passa. La crise sanitaire remisa ce dossier à l’arrière-plan et c’est donc sans surprise, alors que le gouvernement décidait de fixer enfin son choix, qu’Engie rappelait que le dossier était en fait depuis longtemps mort et qu’aucun retour en arrière n’était désormais possible. Les gesticulations soudaines du MR, qui eut pourtant l’énergie dans ses attributions de 2014 à 2020 sans faire progresser ce dossier, n’y changeront plus rien en fait, et l’affirmation que la Belgique ne tournera pas le dos au nucléaire restera une déclaration de principe, au contour flou et sans aucune concrétisation réelle. Bien maigre consolation !
Une nuit de négociation de dernière minute à l’arraché, c’est bien peu pour un dossier de cette importance dont les options prises impactent en profondeur et à long terme les citoyens et toute l’activité économique de ce pays. Ce dossier a de multiples facettes : stratégique d’abord, par le besoin impératif d’assurer de manière stable l’approvisionnement en électricité, énergie dont notre société ne peut plus se passer, en garantissant à long terme la sécurité d’approvisionnement et la maîtrise que le pays doit avoir de celui-ci. Aspect environnemental ensuite, dont le lien entre énergie, émissions de C02 et réchauffement climatique n’est plus à démontrer. Économique enfin, par l’impact considérable que le prix de l’énergie a sur le budget des ménages et sur la compétitivité de nos entreprises.
Quelques éléments fondamentaux doivent cependant interpeller le citoyen lambda qui, devant ce spectacle pitoyable, s’interroge sur les vrais enjeux qui sont sur la table.
La sécurité d’approvisionnement du pays d’abord : quelles sont les mesures prises qui, de manière sûre, viendront pallier la fermeture des 6000MW nucléaires ? La réponse officielle se décline dans plusieurs registres : le premier est le fameux mécanisme CRM (Capacity Rémuneration Mecanism) qui vise à rémunérer sur base d’enchères des moyens de production mis à disposition en cas de pénurie. Ces moyens de production sont essentiellement constitués de nouvelles centrales au gaz (TGV), à construire. Les résultats des enchères du CRM ne comprennent que deux nouvelles unités d’environ 900MW : l’une à Vilvoorde l’autre aux Awirs. La première a déjà vu son permis de construire rejeté par la Région flamande, l’autre, doit faire face à un recours introduit par un collectif environnementaliste local devant le Conseil d’État. La voie choisie pose donc un certain nombre de questions : où est le solde à compenser (6000MW – 1800MW) ? Quelles sont les chances réelles de voir ces deux nouvelles unités réellement opérationnelles fin 2025 ? Connaissant l’éclatement des responsabilités du paysage belge et le syndrome (NIMBY) de plus en plus fréquent d’opposition à tout projet d’intérêt public, cfr projet RER et autres, on peut raisonnablement douter que ces projets aboutissent en temps voulu.
Le deuxième registre de réponse au problème de sécurité, souvent entendu dans les milieux favorables à la sortie du nucléaire, y compris la ministre de l’Énergie : « L’interconnexion avec les pays voisins permettra de profiter de la disponibilité d’excédents de productions dont la Belgique pourra bénéficier ». Comment peut-on affirmer pareilles contre-vérités et tromper ainsi le citoyen ? Comme si les capacités d’interconnexions entre la Belgique et ses voisins étaient illimitées et disponibles à volonté ! Ces interconnexions ne représentent qu’une fraction de la puissance nucléaire désaffectée. Elles sont déjà en grande partie réservées pour les échanges entre pays dans le cadre du marché (libéralisé) européen de l’énergie. Rien ne permet donc d’affirmer que ces capacités seront suffisantes pour assurer la sécurité d’approvisionnement belge ni que, si des capacités existent, les pays concernés seront d’accord de les mettre à disposition de la Belgique à un prix acceptable. Comme on le voit, on est loin des discours rassurants sur la sécurité d’approvisionnement et on peut s’interroger légitimement sur le contenu dans ce sens des rapports, émis bien à propos, notamment par le SPF Économie à la demande du gouvernement.
En matière d’environnement, le bilan est tout autant problématique : une des réponses au déficit de puissance qui soldera l’arrêt du nucléaire est sans doute le fait que l’impact environnemental des centrales au gaz est à ce point négatif que le CRM a limité à 1800 MW ces centrales de remplacement. Comment justifier en effet, dans le cadre du réchauffement climatique, de remplacer des centrales émettant 12 g de CO2 par kWh par d’autres en émettant plus de 400 !
Sur le plan économique, c’est encore bien pire : on est dans l’explosion future des coûts et donc de notre facture énergétique et de celle des industriels pour qui le coût de l’électricité est parfois une question de vie ou de mort. Le prix du gaz s’envole littéralement suite à des facteurs économiques mondiaux et des considérations géopolitiques dont rien ne permet de prévoir la disparition à brève ou moyenne échéance. Comment, dans ce contexte, de soi-disant experts de l’université de Gent peuvent-ils affirmer que la sortie du nucléaire n’aura qu' »un impact limité » sur les prix ? On se croirait revenu aux articles de « la Pravda » au temps des pires années du communisme !
Que dire enfin sur le silence assourdissant qui entoure le sort réservé aux quelque 8000 personnes travaillant directement ou indirectement dans l’industrie nucléaire ? Condamnés à terme par décision politique, dont les représentants sont pourtant les premiers à monter au créneau lorsqu’une usine est contrainte de fermer ses portes pour raison économique en mettant brutalement sur le carreau deux ou trois mille travailleurs. Les plus jeunes risquent, et on les comprend, d’anticiper l’échéance annoncée et de priver ainsi le secteur de compétences pointues et indispensables au fonctionnement de nos centrales. L’État Ponce-Pilate se lavera vraisemblablement les mains de cette question en la rejetant sur Engie, déjà accusée de toutes les turpitudes dans ce dossier.
« La guerre est une chose trop grave que pour la confier aux militaires » disait Georges Clemenceau. On pourrait malheureusement paraphraser ce mot à propos de l’énergie et du climat, dont la gestion belge est d’une affligeante médiocrité et d’une inconséquence abyssale.
Le nucléaire belge, qui fut le fleuron de notre savoir-faire et à la pointe de nos capacités industrielles et qui a assuré pendant plus de 40 ans à la Belgique une fourniture fiable d’électricité à un prix stable, quoi qu’on en dise, ce nucléaire méritait mieux comme porte de sortie que ce simulacre de choix de société. On s’étonne alors que le citoyen ordinaire perde confiance dans un système démocratique aussi malmené et aussi peu respectueux de la transparence indispensable dans des domaines qui touchent autant le citoyen que celui de la sécurité de son énergie et du coût de celle-ci.
La sortie effective du nucléaire sera sans doute interprétée comme une victoire par les mouvements écologistes qui y verront l’aboutissement d’un combat long de dizaines d’années. L’absence d’alternatives crédibles à cette sortie et l’improvisation qui l’accompagne risquent cependant fort de transformer cette victoire en une victoire à la Pyrrhus.
Le risque est grand également que le gouvernement, trop satisfait d’avoir évité une crise politique à l’occasion de ce dossier qu’il a trop longtemps évacué, ne retourne à ses préoccupations journalières et laisse sans réponse, ou laisse à d’autres, les importantes questions liées à la gestion de « l’après » et ne nous précipite dans un avenir où l’incertitude, l’improvisation, et le simplisme ne nous réservent de durs réveils.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici