Pendant la pandémie, la lutte des places continue pour les politiques
Dans une actualité monopolisée par le coronavirus, les ministres du gouvernement fédéral tentent de se faire une place dans les médias francophones. Le classement que révèle Le Vif montre qu’il vaut mieux s’occuper de la Covid que d’autre chose, par les temps qui courent. Et être un homme…
Peut-être ne l’avezvous pas remarqué (un moment de distraction est vite arrivé), mais, depuis un an, le virus est partout. Il enserre nos poumons, encombre nos hôpitaux, mobilise nos politiques et il monopolise nos médias. Les ministres concernés lui consacrent toute leur énergie, et ceux qui ne le sont pas doivent trouver à s’en occuper. Les médias se concentrent comme jamais sur cette pandémie inédite. Leurs lecteurs, au reste, le réclament : sur les sites Internet, les articles les plus lus, et dans les librairies, les numéros les plus vendus, sont ceux qui titrent sur le coronavirus. Cette focalisation affecte le travail des ministres du gouvernement De Croo, celui des médias, et donc l’accès des politiques aux médias. Le décompte opéré par Le Vif à partir des archives de l’application Gopress montre comment la pandémie a bouleversé les habitudes médiatiques francophones. Ce relevé porte sur le nombre de mentions du nom des ministres fédéraux depuis l’installation de la Vivaldi, le 1er octobre 2020, dans les quotidiens francophones, et il modifie brutalement le filtre linguistique traditionnel.
Lorsqu’il s’agit de traiter l’actualité politique fédérale en effet, les médias du sud et du nord du pays tendent à largement privilégier des interlocuteurs qui parlent leur langue, autant que ceux-ci préfèrent se montrer dans les journaux que lisent leurs électeurs : les titres flamands évoquent les mandataires flamands, les journalistes francophones donnent la parole aux ministres francophones. Dave Sinardet, politologue à la VUB et à l’Université Saint-Louis, avait documenté ce biais linguistique dans sa thèse de doctorat.
La visibilité de Frank Vandenbroucke et d’Alexander De Croo, au minimum deux fois plus mentionnés que leurs plus proches poursuivants dans ce classement, renverse toutes ces hiérarchies. « A cet égard, le coronavirus a tout changé : regardez comment Annelies Verlinden, une Flamande pourtant, et peu connue, encore bien, est aujourd’hui la troisième ministre la plus fréquemment citée dans vos journaux ces trois derniers mois », observe-t-il. L’Anversoise (CD&V), en charge de l’Intérieur, est en effet associée au Premier ministre et au ministre de la Santé pour adopter les décisions les plus importantes : sa signature figure au bas des arrêtés les plus restrictifs… et les plus contestés. Le récit, susurré off the record par quelques francophones contestataires, d’une concentration du pouvoir dans quelques mains flamandes, se trouve renforcé par ces chiffres, comme si la médiatisation de la puissance publique correspondait bien à sa réalité.
Verts peu visibles
Derrière la suprématie de De Croo et Vandenbroucke et la montée en visibilité de Verlinden, se dégage une loi médiatique : à rang égal (vice-Premier, ministre, secrétaire d’Etat), plus les compétences du mandataire touchent directement à un aspect de la pandémie, plus son nom est présent dans les médias. L’effacement du débat public de thématiques autrefois très porteuses, comme les migrations, se marque aussi par la relégation médiatique des personnalités en charge de ces compétences : le CD&V Sammy Mahdi est aujourd’hui bien loin de faire les gros titres dont étaient coutumiers ses prédécesseurs Theo Francken et Maggie De Block. Comme d’autres, le secrétaire d’Etat à l’Asile et la Migration attend son heure, et le retour à une vie politique moins anormale. Il est le seul membre masculin du gouvernement fédéral à figurer dans le dernier tiers du classement. Les femmes, en effet, ont été ces six derniers mois tendanciellement moins exposées que les hommes. Elles sont aussi nombreuses qu’eux dans le premier exécutif paritaire de l’histoire de la Belgique, mais on compte sept d’entre elles parmi les huit ministres fédéraux les moins présents dans les journaux francophones, alors que le top dix dénombre sept hommes. Le fait qu’au kern, qui rassemble le Premier et ses sept vicePremiers, ne siègent que deux femmes, indique que cette disproportion survivra probablement, elle, au coronavirus…
Jamais des ministres flamands n’ont autant dominé l’actualité en Belgique francophone
Ce classement ne doit donc pas son double caractère fort flamand et fort masculin à la Covid uniquement. Il porte aussi en lui les conséquences de stratégies personnelles et partisanes. « Les ministres de la famille écologiste sont peu visibles pour l’instant. Je pense que Groen, spécifiquement, subit le fait que sa présidente, Meyrem Almaci, n’a pas réussi à obtenir des compétences vraiment intéressantes : Petra De Sutter, en charge des Entreprises publiques, est la vice-Première la plus mal classée. Et sur le coronavirus spécifiquement, Groen n’est pas très visible, mais pas très clair non plus, et c’est le plus petit parti de la coalition », observe Dave Sinardet. Membre féminine de la couleur la moins mentionnée, Zakia Khattabi, dont les compétences (Environnement, Climat, Développement durable, Green Deal) sont mal dotées budgétairement et administrativement, en plus d’être partagées avec les gouvernements régionaux, incarne parfaitement cet effacement : elle est la 15e ministre fédérale la plus présente dans les quotidiens francophones sur les six derniers mois, et même l’antépénultième sur le plus récent trimestre. L’Ixelloise, ancienne coprésidente de son parti, candidate malheureuse à la Cour constitutionnelle, choisit délibérément d’éviter les polémiques, et n’aspire pas spécialement à porter la voix de sa formation dans le débat fédéral.
Le bonus de la chancelière
Une collègue féminine partage cette volonté, tout en continuant de bénéficier d’une importante couverture. Ministre des Affaires étrangères, Sophie Wilmès cultive, en effet, elle aussi, une forme de discrétion depuis qu’Alexander De Croo lui a succédé. Beaucoup citée dans les rétrospectives de décembre, désignée « personnalité de l’année » par plusieurs médias, l’ancienne ministre du Budget est économe en sorties médiatiques : la reine des baromètres de popularité ne figure même pas parmi les cinq ministres fédéraux les plus mentionnés ces trois derniers mois. Ses matières l’éloignent de l’actualité nationale. Son intérêt aussi : très consensuelle en Belgique francophone, Sophie Wilmès dilapiderait imprudemment son fructueux capital en s’abaissant à gérer le quotidien des polémiques. Elle jouit encore de ce que les Flamands appellent le kanselierbonus, et délègue à d’autres camarades le soin de défendre la ligne du parti.
Sophie Wilmès n’a, ainsi, participé à aucun C’est pas tous les jours dimanche, cet octogone de la bagarre politique francophone, depuis l’installation du gouvernement De Croo, alors que les autres vice-Premiers, Pierre-Yves Dermagne et Georges Gilkinet, eux, s’y sont trouvés chacun à quatre reprises. C’est principalement à David Clarinval, en charge d’un ministère fort mobilisé par la crise, qu’échoit donc ce travail, compliqué, de défense et de justification, souvent doucereuses, de décisions prises par un gouvernement à participation réformatrice. Le Biévrois est d’ailleurs intervenu sept fois depuis octobre dans l’émission dominicale de Christophe Deborsu. Il n’a rien à perdre, lui, dans ces interventions médiatiques, parfois liées à des épisodes de tensions : elles contribuent à lui construire une notoriété nationale dont Sophie Wilmès est très largement, et pour longtemps, dotée.
L’accession au poste de vice-Premier de Pierre-Yves Dermagne, choisi par un Paul Magnette dont il est très proche, nécessite, elle aussi, l’édification d’une stature médiatique. C’est pour l’instant en partie réussi, puisque le Rochefortois accède au podium des ministres les plus mentionnés par les quotidiens francophones ces six derniers mois. Ses matières, l’Economie et le Travail, y aident, d’autant que les piégeuses discussions autour de l’accord interprofessionnel sont à peu près les seules à avoir un peu brisé le monopole pandémique sur l’actualité. ll lui reste à faire remarquer cette présence, y compris par ceux qui la favorisent : « Trop discret ? On ne l’a guère vu ni entendu », posait Sudpresse, mardi 6 avril, pour justifier la cote très moyenne (5,9/10) accordée à son action, pourtant évoquée à 133 reprises, selon Gopress, entre octobre et avril, dans les différentes éditions du groupe Sudpresse.
Pierre-Yves Dermagne accède au podium des ministres les plus mentionnés par les quotidiens francophones.
Porté par le plan de relance et par un talent de communicant qui ne date pas de son entrée en politique, Thomas Dermine fait très bien vivre ses initiatives. Un seul secrétaire d’Etat fait mieux que lui, uniquement au premier trimestre, surtout parce que sa désignation a suscité de violentes algarades dans sa formation : Mathieu Michel. La quatorzième place d’une autre socialiste, la Bruxelloise Karine Lalieux, a de quoi étonner : la réforme des pensions qu’elle est censée boucler n’est pas encore mûre pour être médiatisée, mais ses autres compétences (l’Intégration sociale, la Lutte contre la pauvreté, les Personnes handicapées en particulier) demandent la prise d’urgentes mesures.
332 fois plus célèbre
En bas de classement, une ministre cumule les freins à la notoriété : la socialiste Meryame Kitir est une femme, flamande, et est en charge de matières peu décisives en temps normal (la Coopération au développement et la Politique des grandes villes, largement régionalisée) et sans aucun lien avec la pandémie. Ces trois derniers mois, son nom n’aura été cité que deux fois par l’ensemble des quotidiens francophones… sur des questions (une proposition de loi et les insultes que lui avait envoyées un député libéral) datant de quand elle était parlementaire. C’est 332 fois de moins que son camarade ministre de la Santé, Frank Vandenbroucke. « Elle a mis du temps à se trouver un porte-parole, et son parti a mis tous ses moyens au service de Frank Vandenbroucke. Ce classement, c’est tout de même une nouvelle preuve qu’il y a chez Vooruit un problème de recrutement… », conclut Dave Sinardet.
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