Les mains invisibles de Nethys: quel politique savait quoi?
L’inculpation d’un « quarteron managérial » ne doit pas faire oublier les responsabilités politiques liégeoises dans les errements de la tentaculaire SA Nethys.
Qui sont les « mains invisibles » (l’expression accusatrice de Pierre Meyers, alors président du CA de Nethys) qui ont donné le feu vert à la vente d’actions de Voo, Win et Elicio, le 22 mai 2019, décision révoltante annulée par le gouvernement wallon le 6 octobre 2019? Question subsidiaire: étaient-elles au courant, ces « mains invisibles », du contenu de ces deals (la sous-évaluation délibérée des trois sociétés qui avantageait Stéphane Moreau, candidat investisseur avec François Fornieri) et des sommes supposément détournées? Peut-être, peut-être pas. Un administrateur arrivé sur le tard témoigne de sa surprise devant « l’absence de culture du papier chez Enodia. Les accords se concluaient sur un tope-là. » Mais, ajoute-t-il, « rien ne se faisait sans l’aval des fédérations ». Allez chercher des preuves! Et si Moreau les avait tous roulés dans la farine? Dans l’état actuel de l’enquête, les « mains invisibles » ne sont pas inquiétées.
Leur nom est pourtant sur toutes les lèvres. Il s’agit de Jean-Claude Marcourt, président du parlement de Wallonie, et de Willy Demeyer, bourgmestre de Liège, survivants du « club des cinq » socialiste formé avec Stéphane Moreau, André Gilles et Alain Mathot et qui tenaient la région liégeoise d’une main de fer. Pour le MR, le discret Daniel Bacquelaine, ancien ministre des Pensions, député fédéral et administrateur délégué du centre d’études Jean Gol, est nécessairement en cause, bien qu’il rejette la responsabilité de ces ventes sur Enodia et a toujours professé sa méfiance à l’égard de l’initiative industrielle publique.
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Qui savait quoi?
Les trois hommes étaient les plus hauts responsables politiques de Publifin/Enodia durant ces années cruciales, et notamment, en 2012, quand les partis traditionnels (PS, MR, CDH) ont approuvé la filialisation d’une intercommunale 100% publique, passant outre les avertissements prémonitoires d’un Jean-Pierre Grafé (CDH) sur le risque d’un accaparement privé.
Derrière le dossier judiciaire, c’est la question numéro 1: qui savait quoi? Cette incertitude assombrit la vie politique liégeoise, là où la relève d’une génération éclaboussée par le scandale se fait toujours attendre. Le confinement n’y a pas aidé, qui a ralenti toutes les procédures de démocratie interne.
Pour une fois, commençons par le MR. Depuis les élections communales et provinciale de 2018, les libéraux ne sont plus qu’à deux sièges du PS au Conseil provincial de Liège. L’intervention pour le moins brutale du boulevard de l’Empereur dans la guerre des clans verviétois risque de faire perdre des voix au PS, car les électeurs auraient tendance à voter pour les partis ou personnes visés par une motion de méfiance constructive, selon le politologue Geoffrey Grandjean (ULiège). En tablant sur le dégoût dans l’arrondissement de Verviers, le MR peut espérer devancer le PS en 2024. Et prendre le leadership à la Province, là où se trouvent 54% des parts d’un groupe Enodia qui pèse encore lourd. S’estimant trahi par le parti qui l’a viré en avril 2017, Stéphane Moreau avait flairé ce nouveau rapport de force. Ces dernières années, il recherchait ostensiblement la protection des libéraux, usant et abusant de son entregent et de sa réputation de top manager. En 2019, le ministre-président wallon Willy Borsus, qui ne veut pas être suspecté de quoi que ce soit dans l’affaire actuelle, et Jean-Luc Crucke, ministre de l’Energie, ont épaulé ses tentatives de revente des filiales concurrentielles de Nethys, conformément à leur idéologie libérale, mais aussi avec un mandat liégeois en bonne et due forme.
Les libéraux ne sont plus qu’à deux sièges du PS au conseil provincial de Liège. Au PS aussi, la transition se déroule sous le sceau de l’ambiguïté.
A la tête de la fédération provinciale du MR depuis 2008, Daniel Bacquelaine était consulté, mais pas toujours. Ainsi, le MR officiel n’a pas approuvé la création de Tecteo Fund (ancêtre de Ogeo), ni l’achat des Editions de l’Avenir. Son homologue socialiste était Willy Demeyer, jusqu’en février 2017, puis, son remplaçant à la « coordination provinciale », Jean-Claude Marcourt. Seules quelques personnes, dont Stéphane Moreau, alors en charge de l’intercommunalité au PS liégeois, avaient le droit de « parler au MR », une exclusivité qui suscitait des frustrations de part et d’autre. « Le PS a tendance à fonctionner tout seul et à vous mettre devant le fait accompli, minimise un libéral. Avant qu’un certain équilibre ne soit atteint aux dernières élections, le MR était toujours dispensable à la Province. On nous expliquait qu’il fallait être gentil et loyal, autrement dit, se taire, sinon on mettait la majorité provinciale en danger. La nouvelle génération n’est plus disposée à le faire… » Se taire.
Encore faudrait-il que le président du MR, Georges-Louis Bouchez, lance le renouvellement des instances de son parti, déjà prévu en mars et puis en septembre 2020. Différé pour cause de Covid et de révision préalable des statuts. Pierre-Yves Jeholet, ministre-président de la Fédération Wallonie-Bruxelles, est bien placé pour remplacer Daniel Bacquelaine à la tête de la fédération provinciale. « Pierre-Yves travaille déjà avec Frédéric Daerden. » De leur côté, les « jeunes » du MR ont commencé à construire leurs propres réseaux et échangent avec leurs homologues du PS. Place aux Diana Nikolic (conseillère communale à Liège, députée wallonne et FWB), Gilles Foret (échevin à Liège), Fabian Culot (ex-député wallon), Katty Firquet (députée provinciale), Mathieu Bihet (délégué général du MR et suppléant à la Chambre de Daniel Bacquelaine). « Les mains invisibles, il faudra qu’on en discute, concède la source libérale. Notre génération devra gérer cet héritage. Il va bien falloir nous laisser prendre les choses en main. » Un aveu, tout de même: « Tout ce qui a été construit l’a été avec l’aval du MR, donc, de Daniel Bacquelaine, parce qu’on pensait que la transformation de l’intercommunale serait plus efficace ainsi, économiquement, avant de s’apercevoir que Stéphane Moreau roulait d’abord pour lui… »
Le PS liégeois tiraillé
Parti dominant, le PS liégeois ne peut pas prétendre à la même ingénuité, réelle ou feinte. « Ce ne sont pas les turpitudes d’un quarteron managérial qui doivent nous faire baisser la tête, assure Frédéric Daerden. Je suis fier d’être liégeois, non par repli identitaire, mais parce que c’est dans l’adversité que nous relevons toujours notre creste. » Le bourgmestre de Herstal et actuel ministre du Budget de la Fédération Wallonie-Bruxelles pouvait-il ignorer la stratégie d’exfiltration de Stéphane Moreau qui se tramait en 2019 (le management buyout ou rachat d’une société par son ou ses cadres) et qui devait permettre aux partis traditionnels de se présenter clean aux élections législatives du 26 mai 2019? La décision de Nethys de céder des actions de Voo, Elicio et Win, avec gain potentiellement faramineux pour les intéressés, a été prise le 22 mai, avant la date butoir fixée politiquement.
Willy Demeyer, qui a longtemps officié comme juge de paix – certains disent paravent… – du « club des cinq », s’est replié sur son mayorat en 2017, en abandonnant la présidence de la fédération provinciale et son mandat de député fédéral. Arrimé au PS tendance boulevard de l’Empereur, il s’est refait une virginité en se concentrant sur Liège et en endossant « une part de responsabilité » dans l’affaire Publifin. Sans immunité parlementaire, il pourrait être interrogé par les enquêteurs.
Ce qui n’est le cas ni de Daniel Bacquelaine, ni de Jean-Claude Marcourt, dont le passif politique, dans cette affaire, est le plus lourd. Il a régné sans partage sur l’économie wallonne de 2004 à 2017, agi comme le protecteur attitré de Tecteo/Nethys, notamment via le décret électricité de 2014 qui a permis à Tecteo de s’emparer de Resa (distributeur d’énergie), devenue la « vache à lait » du groupe. Il déjouait politiquement les tentatives du parlement wallon d’exercer son devoir de contrôle, jusqu’à saboter, en 2011, l’envoi d’un administrateur de la Région wallonne au conseil d’administration de Publifin. Sa punition est le perchoir du parlement de Wallonie. Devenu radioactif, il a été contourné pour la distribution des portefeuilles ministériels.
Au PS aussi, la transition se déroule sous le sceau de l’ambiguïté. Certes, Frédéric Daerden, fils de son père, était tenu férocement à l’écart, désigné comme l’ennemi juré de la bande à Moreau, malgré sa popularité grandissante. Toutefois, dans son schéma de futur président de la « Fédé », il attribue à Willy Demeyer un poste de vice-président et n’a pas repris dans son équipe l’avocat Thibaud Smolders, bourgmestre d’Awans, qui s’était présenté contre Jean-Pierre Hupkens, le candidat soutenu en 2017 par les apparatchiks du PS liégeois. C’est mal récompenser l’audace. Il n’a pas non plus choisi Julie Fernandez Fernandez, présidente d’Enodia, sous forte pression , et qui suscite des jalousies en interne, car elle a fait le deuxième score aux communales à Liège, après Willy Demeyer, ce qui la pose en successeure naturelle de ce dernier. « Elle s’est faite toute seule », souligne un socialiste.
Alain Mathot attend le verdict de la justice dans son affaire de corruption (Uvelia/Intradel). Le parquet réclame huit ans d’inéligibilité. Néanmoins, il conserve toute son influence à Seraing qui, avec Herstal et Liège, déterminent la ligne du parti. S’il est condamné, il ne fera plus partie du PS, a annoncé Frédéric Daerden. La sociologie serésienne, moins urbaine que celle de Liège, suscitera immanquablement un ou une héritière dans la Haute-Meuse. En attendant, la fédération a plongé sous les 10 000 membres. Et subit, sur sa gauche, les attaques du PTB. Pas la meilleure configuration pour faire un mea culpa franc et sincère…
L’avocat de Paul Heyse, Maître Buyle, a demandé ce mercredi l’audition d’hommes politiques. « Je pense que nous sommes à un tournant du dossier et nous avons demandé que d’autres personnes soient interrogées, c’est à dire les vrais décideurs, les femmes et les hommes politiques qui étaient là au moment où les décisions ont été prises » a-t-il expliqué à la sortie de la chambre du conseil de Liège. « Il apparaît maintenant du dossier dont nous avons pu prendre connaissance que la plupart des décisions dont on parle ont été validées, suggérées, recommandées selon les cas, par différents hommes et femmes politiques de la région de Liège. »
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