Les pièges de la semaine de quatre jours (analyse)
La réforme du marché du travail qui tend vers plus de flexibilité profitera à bien des salariés. Pour d’autres, la mise en pratique des nouvelles mesures sera compliquée, voire impossible.
Une semaine chargée, une semaine light. Ou: la semaine en horaire journalier augmenté, avec un jour off. C’est à cela que devrait ressembler, à l’avenir, le planning des salariés qui auront formulé la demande de basculer dans le nouveau régime de flexibilité. Demande qui, rappelons-le, devra être acceptée par l’employeur. La mesure, actée par le gouvernement De Croo, ne prévoit aucune réduction du temps de travail global, uniquement une compression ou une dilatation de l’horaire hebdomadaire. L’accord fait aussi sauter le verrou des huit heures de travail quotidiennes pour étirer la journée jusqu’à 9 h 30 maximum pour ceux qui opteront pour la semaine des quatre jours et jusqu’à 45 heures pour la semaine alternée (31 heures pour la semaine moins chargée). Un fameux changement pour les patrons comme pour les travailleurs qui devrait aboutir d’ici à quelques mois, le temps de peaufiner le texte, de le soumettre au Conseil d’Etat puis au Parlement.
Pas pour tous
Plus de flexibilité et de liberté dans l’organisation de notre temps de travail, une meilleure conciliation des agendas professionnel et privé, un découpage plus en phase avec nos modes de vie, de nouveaux emplois créés – le gouvernement vise les 80% à l’horizon 2030 contre 71% actuellement – et une meilleure productivité: sur papier, les avantages du dispositif sont indéniables et répondent aux besoins de nombreux actifs. Exemple le plus évident: les parents qui se partagent la garde des enfants ou ceux qui souhaitent libérer leur mercredi pour gérer sans stress les activités extrascolaires. Par contre, la semaine de quatre jours ou alternée ne s’appliquera a priori pas à certaines catégories de travailleurs, les fonctionnaires notamment. Or, la Belgique en compte tout de même plus de 800 000. Mais la ministre de la Fonction publique, Petra De Sutter (Groen), n’exclut pas de trouver un arrangement avec les présidents des services publics et les syndicats « s’il existe une demande de la part des fonctionnaires ». Tout aussi évincés de facto du système: les indépendants et les travailleurs à temps partiel. Enfin, il sera inapplicable dans les secteurs où le temps de travail est déjà organisé de façon spécifique, pour les soins de santé par exemple.
Est-ce qu’on va laisser le personnel de direction tranquille le vendredi? Je ne pense pas. »
Steve Gilson, avocat et maître de conférences à l’UCLouvain.
La disposition a reçu un accueil tiède des syndicats qui ont d’emblée pointé plusieurs risques de dérives. « On ne dit pas qu’il n’y a pas d’avantages dans la mesure, même si d’autres formules pour aménager le temps de travail existent déjà, concède Thierry Bodson, mais il faut faire la balance. » Le président de la FGTB rappelle que les accidents de travail surviennent, comme le montrent plusieurs études, plutôt en fin de journée, lorsque la fatigue se fait sentir. « C’est surtout le cas pour le personnel d’entretien, les puéricultrices ou tous ceux et celles qui regardent défiler un tapis roulant toute la journée et dont le travail se fait moins précis à la huitième heure qu’à la première. » Ajoutez à cela le temps passé dans les transports pour se rendre au boulot et vous obtenez une journée éreintante. « Ce qui signifie, poursuit Thierry Bodson, que les écoles et les crèches devront s’adapter et accueillir les enfants dix heures par jour. Et ça, ça va bloquer. »
Le texte doit encore faire l’objet de discussions avec les partenaires sociaux et d’éventuelles adaptations avant d’être approuvé mais des questions se posent d’ores et déjà sur la faisabilité pour les petites, moyennes et microentreprises, pour qui ces aménagements pourraient compliquer la gestion et perturber le fonctionnement. D’autant que même s’il doit le justifier, l’employeur peut opposer son refus.
Le week-end à trois jours permet une vraie déconnexion, dans la mesure où le sixième jour est généralement consacré aux obligations ou aux tâches domestiques. »
Stéphanie Delroisse, docteure en psychologie à l’UCLouvain et à l’UMons.
« Le point de départ sur papier, celui qui enclencherait la demande, c’est le travailleur. Sauf qu’il faut, à juste titre, un accord de l’employeur. Si l’organisation du travail ne le permet pas, c’est terminé. Il ne fait pas bon de travailler dans une PME de quelques personnes, avec ce gouvernement, argumente encore Thierry Bodson. Plus fondamentalement, il n’est pas prévu que ces modalités fassent l’objet soit d’une convention de travail, soit d’une adaptation du règlement de travail, qui permettrait au travailleur d’être assisté par son organisation syndicale. » D’autre part, poursuit-t-il, « quand vous êtes dans un système bilatéral et dans une entreprise où il n’y a pas d’organisation syndicale, qu’est-ce qui empêche l’employeur de faire la démarche pour répondre à des exigences organisationnelles? En faisant passer le travailleur d’un régime de cinq jours à un régime de quatre jours, les heures supplémentaires passent systématiquement à la trappe. »
Et les parents?
Des craintes que partage Christophe Cocu. Le directeur général de la Ligue des familles concède que la réforme permettra aux parents séparés de mieux concilier vie privée et vie professionnelle, mais il appréhende les conséquences de ces journées à rallonge sur le bien-être de ces parents et de leurs enfants. « Nous ne demandons pas que soient élargies les plages horaires des crèches, des écoles ou des activités extrascolaires. Tout simplement parce qu’il n’est pas bon pour un enfant d’être gardé plus de dix heures, de rentrer chez lui et d’aller directement au lit après le repas. Par ailleurs, on voit mal comment cela pourrait convenir à un parent solo. D’autant que si la demande émane des travailleurs dans un premier temps, des pressions de la part de l’employeur ne sont pas inenvisageables par la suite. Dès lors, la question du droit dans cette relation asymétrique se posera. » La Ligue redoute aussi que les parents les plus précarisés fassent le choix de ne travailler que quatre jours et utilisent le cinquième pour arrondir leurs fins de mois par le biais d’un petit boulot.
La question des heures supplémentaires, tout comme celle des salariés qui ne pointent pas ou qui ne comptent pas leurs heures de travail devra-t-elle être tranchée ou tout cela est-il déjà prévu dans la législation sur le temps de travail? « Puisqu’il n’y a encore eu aucun texte, seulement des annonces, il est difficile de se prononcer, réagit Steve Gilson, avocat au barreau de Namur et maître de conférences à la faculté de droit de l’UCLouvain. Je dirais qu’a priori, le personnel de direction et de confiance n’est pas soumis à l’aménagement de la durée du temps de travail. Il pourrait le demander mais ça ne voudrait pas dire grand-chose. D’autre part, alors qu’on est en train de demander pour eux un droit à la déconnexion, est-ce qu’on les laissera tranquilles le vendredi? Je ne pense pas. ». L’avocat spécialisé en droit du travail se montre également critique sur le fondement même de la disposition: « Je ne perçois pas son intérêt dans le cadre de la modernisation du marché du travail et de l’augmentation du temps d’emploi. Le passage à quatre jours coûtera la même chose pour l’employeur et ne l’incitera pas à engager davantage. La mesure, par contre, fait effectivement sauter l’acquis des huit heures par jour, ce qui, en matière de pénibilité et de charge psychosociale, aboutira à des semaines très lourdes. » Quant au rôle de la Justice pour trancher d’éventuels litiges entre un salarié et son patron sur l’aménagement du temps de travail, le tribunal pourrait n’avoir aucune compétence particulière et n’exercer q’un contrôle marginal, complète-t-il.
Chacun son rythme
Dernier facteur à prendre en compte, la capacité d’adaptation du travailleur et son endurance au travail. Se concentrer et rester efficace au boulot dix heures d’affilée n’est pas donné à tout le monde, comme le souligne Stéphanie Delroisse, docteure en psycho- logie à l’UCLouvain et à l’UMons et fondatrice de la clinique Sans stress. « On n’a pas tous le même rythme de travail. Certains sont capables de maintenir leur attention sur une très longue durée. L’ aménagement du temps de travail leur correspondra. Par contre, pour ceux qui ont besoin de moins de charge de travail, la semaine de quatre jours n’est pas forcément une bonne idée, car elle risque d’entraîner un épuisement des ressources attentionnelles. »
Il n’est pas bon pour un enfant d’être gardé plus de dix heures, de rentrer chez lui et d’aller directement au lit après le repas. »
Christophe Cocu, directeur général de la Ligue des familles.
Le salarié doit aussi évaluer le temps qu’il met généralement à se désengager de son job. Certains laissent leurs problèmes professionnels au bureau lorsqu’ils rentrent chez eux le soir. D’autres les ramènent à la maison. « La personne peut aussi avoir des difficultés à se désengager par enthousiasme, l’enthousiasme étant le versant positif de l’anxiété. Dans ce cas, elle sera tellement prise par sa tâche qu’elle ne verra pas le temps passer. Or, pour déconnecter, on a généralement besoin de deux ou trois heures. On a d’ailleurs vu les problèmes de sommeil engendrés par le télétravail. Le risque, avec ces grosses journées, c’est de rester dans cet état d’éveil alors qu’on devrait aller vers un état de sommeil. » « Par contre, contrebalance Stéphanie Delroisse, bénéficier d’un jour de congé supplémentaire est un gros avantage. Le week-end de trois jours permet une vraie déconnexion, dans la mesure où le sixième jour est généralement consacré aux obligations ou aux tâches domestiques. » Il s’agit donc de bien se connaître et d’évaluer ses capacités pour pouvoir profiter pleinement de cette opportunité.
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