Travailler moins en gagnant autant. Possible ou utopique?
La semaine de quatre jours « made in Belgium » peut-elle rouvrir le débat complexe de la réduction du temps de travail à salaire (presque) égal? Si son coût et ses bienfaits potentiels restent sujets à polémique, les expériences se multiplient en Europe. Voici pourquoi le sujet divise.
Le sens de l’histoire pour les uns, un non-sens pour les autres. La réduction collective du temps de travail (RCTT), avec maintien de salaire et embauche compensatoire, fait partie de ces sujets clivants qui refont parfois surface, avant de retomber dans l’oubli. Depuis plus d’un siècle, elle a pourtant triomphé à plusieurs reprises (voir les dates clés plus bas dans l’article). Qu’elles sont loin, ces 84 heures par semaine que les ouvriers devaient prester, parfois sept jours sur sept, à la fin du XIXe siècle. La revendication ouvrière du droit à travailler moins s’est imposée au fil des décennies. « Quand le chômage apparaît de façon plus inquiétante à partir des années 1970, la réduction du temps de travail n’est alors plus vue comme un facteur de distribution de la richesse, mais comme une politique d’emploi », retrace Bruno Bauraind, chercheur au Groupe de recherche pour une stratégie économique alternative (Gresea). Au tournant des années 2000, la Belgique adopte le régime des 38 heures de travail par semaine pour un temps plein.
Il faut éviter de réduire la question du coût au strict point de vue de l’employeur.
Bon nombre de travailleurs prestent encore bien au-delà de ce seuil. D’autres recourent souvent aux heures supplémentaires. Mais le nombre moyen d’heures prestées annuellement par travailleur diminue en Europe, comme l’attestent les chiffres de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) (voir le graphique ci-dessous). « Le temps de travail moyen, indépendants et salariés confondus, est passé entre 1955 et 2015 d’environ 2 200 à 1 550 heures par an », observait l’économiste Philippe Defeyt, dans une note de l’Institut pour un développement durable (IDD) de 2016. Ce n’est pas uniquement le résultat de mesures de réduction du temps de travail. L’IDD pointe la baisse de la part d’indépendants, la hausse de l’emploi dans les secteurs plus flexibles des services et, de ce fait, le recours accru au temps partiel, qu’il soit volontaire (au profit de la vie privée) ou contraint (pas de poste à temps plein disponible).
Le clivage gauche-droite
« En termes de confusion, le gouvernement a fait fort en reprenant la notion de la semaine de quatre jours, alors que celle-ci a toujours été associée à une revendication de réduction du temps de travail« , souligne Bernard Conter, chargé de recherches à l’Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique (Iweps). « Travailler moins, travailler tous, vivre mieux. » Tel est le slogan partagé par les partisans d’une semaine de 32 heures répartie sur quatre jours, une revendication presque exclusivement défendue par la gauche, réitérée après l’annonce du gouvernement De Croo. « Cette idée repose sur le constat que le travail est très inégalement réparti, entre sa forme continue et discontinue, entre ceux qui ont un emploi et ceux qui n’en ont pas, poursuit Bernard Conter. Avec l’argument que la part de la richesse produite par les travailleurs et qui leur revient diminue depuis les années 1980. »
Il y a une évidente contradiction avec les politiques actuelles, puisqu’on ne cesse de privatiser et de restructurer les entreprises publiques.
Les soutiens se composent principalement de syndicats (FGTB, CSC), de partis politiques (PS, Ecolo, PTB) et de mouvements citoyens divers, dont Tout Autre Chose et le Collectif Roosevelt, né en France en 2012 sous l’impulsion de plusieurs intellectuels et qui dispose d’un pendant belge. A l’inverse, « les principaux acteurs hostiles à la RCTT se situent, d’une part, parmi les partis à la droite de l’échiquier politique et, d’autre part, sur le banc patronal des interlocuteurs sociaux », écrit Bernard Conter dans la revue de l’Iweps, Dynamiques régionales, qui a consacré son numéro de juillet dernier à ce sujet. Du côté politique, il s’agit notamment des libéraux, du CDH et de la N-VA. Quant à la Fédération des entreprises de Belgique (FEB), la Chambre de commerce de Bruxelles (Beci), l’Union wallonne des entreprises ou encore l’Union des classes moyennes (UCM), elles s’y opposent tout aussi fermement.
En France, le régime des 35 heures, adopté au début des années 2000 via les lois Robien puis Aubry, constitue la grande politique de réduction collective du temps de travail de ces dernières années. De 2015 à 2019, l’Islande a testé, avec maintien de salaire mais sans embauche compensatoire, des semaines de travail de 35 à 36 heures par semaine (au lieu de 40) pour 2 500 travailleurs de la fonction publique, soit 1% de la population active totale. Meilleure productivité, suppression de tâches inutiles, bien-être accru au travail ou en dehors… Une expérience positive à de nombreux points de vue, d’après le think tank britannique Autonomy, qui en a dressé le bilan en juin dernier. De son côté, l’Espagne vient d’inscrire une dotation de cinquante millions d’euros dans son projet de budget 2022 au profit de deux cents entreprises souhaitant tester la semaine de 32 heures, sous l’impulsion du parti de gauche radicale Más País.
L’épineux débat du coût
Hormis l’exemple français, le champ limité des formules testées traduit l’ampleur des doutes quant à la perspective d’une réduction du temps de travail avec maintien du salaire, plus encore si elle est adoptée dans tous les secteurs d’activité. L’argument majeur de ses détracteurs: comment la financer? « Si l’on instaure une semaine de quatre jours avec maintien du salaire, le coût de la main-d’oeuvre augmente automatiquement de 20%, résumait Pieter Timmermans, l’administrateur délégué de la FEB, dans une carte blanche publiée dans La Libre en 2018. Si l’on tient compte du fait que le coût salarial est déjà en moyenne 11% plus élevé chez nous qu’aux Pays-Bas, en France et en Allemagne, on comprend très vite que cette mesure détruit l’emploi. » A l’heure actuelle, la Belgique octroie des diminutions de cotisations sociales aux employeurs optant pour une réduction du temps de travail, sur la base d’une convention collective ou du règlement de travail. L’aide est dans tous les cas limitée dans le temps (d’un an à quatre ans maximum). Elle ne peut donc constituer une solution durable pour compenser la hausse du coût de la main-d’oeuvre.
Les études sur la relation entre de longues heures de travail et l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée ont révélé des effets négatifs considérables.
Pour les partisans de la réduction du temps de travail, d’autres leviers permettent toutefois de réduire ce coût. A l’étranger, des expériences sur une base volontaire ont pu aboutir moyennant une modeste diminution du salaire (de l’ordre de 2 à 4%) ou le renoncement à des augmentations futures. La France, elle, avait planché sur un triple mécanisme pour compenser la hausse du coût salarial de 11%, comme le rappelle le Français Philippe Askenazy, directeur de recherches au CNRS, dans la revue Dynamiques régionales de juillet: 3,5% gagnés grâce à des mesures de flexibilité, 4,5% en exonération de cotisations sociales et 3% grâce au gel du Smic (salaire minimum de croissance) horaire. La compétitivité des entreprises françaises aurait ainsi peu souffert de cette mutation. En pratique, l’application des 35 heures s’est toutefois traduite, dans certains secteurs, par une grande hétérogénéité, de nombreuses dérogations ou un recours accru aux heures supplémentaires. Ainsi, dans un quart des entreprises privées de moins de vingt salariés, la durée moyenne du travail des temps complets s’élève encore à plus de 37 heures, relève-t-il encore.
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Ces dernières années, le PS et Ecolo ont par ailleurs souligné que la diminution des dépenses en allocations de chômage, engendrée par l’embauche compensatoire, pouvait être partiellement réallouée afin de financer cette dernière. « Il faut éviter de réduire la question du coût au strict point de vue de l’employeur, analyse pour sa part Bernard Conter. S’il y a de l’embauche compensatoire, il y aura aussi des effets retours positifs en termes de pouvoir d’achat, de recettes fiscales, de cotisations sociales perçues, voire de dépenses en soins de santé. »
Toutefois, la perspective que l’Etat finance la création d’emplois grâce aux moyens dégagés par ces effets retours n’apparaît pas conciliable avec la vision néolibérale. « Il y a une évidente contradiction avec les politiques actuelles, puisqu’on ne cesse de privatiser et de restructurer les entreprises publiques, commente Bruno Bauraind. L’idée très keynésienne de l’Etat employeur en dernier ressort s’oppose aux politiques menées actuellement. »
> Lire à ce sujet: Les zones d’ombre de la semaine de quatre jours
Des bénéfices pour l’emploi
« Travailler moins, travailler tous. » A première vue, le principe du partage de l’emploi n’apparaît pas dénué de sens, y compris afin de gommer en partie les inégalités socioéconomiques. « L’instauration de la semaine de quatre jours pourrait créer entre 300 000 et 500 000 emplois en Belgique, écrit Michel Cermak, porte-parole du collectif Roosevelt. Les doutes sont légitimes, mais qui refuse cette option devra nous dire comment faire autrement pour créer de tels volumes d’emplois. » En septembre, 459 222 personnes étaient demandeuses d’emplois, selon les données de la Banque nationale de Belgique. Toute démarche visant à créer de nouveaux emplois rejoint, par ailleurs, la volonté du gouvernement fédéral d’atteindre un taux d’emploi (chez les 20-64 ans) de 80% en 2030 – contre 70,5% à l’heure actuelle, ce qui est inférieur à la moyenne européenne de 72,3%. Une mesure déjà jugée trop ambitieuse par plusieurs experts. « Le taux d’emploi est un indicateur ridicule, critique Bruno Bauraind. Beaucoup de jeunes sont aux études jusqu’à 25 ans et des gens sont sans emploi à 55 ans après restructuration. Penser que l’on peut atteindre ces 80% compte tenu de la concurrence internationale et de la digitalisation, c’est illusoire. Et puis, pousser les gens à produire de la valeur ajoutée, c’est ne pas prendre conscience de ce que l’on vient de vivre pendant deux ans. »
La solution avancée, donc: partager le travail pour créer de l’emploi. Jugée communément imparfaite, très décriée par la droite, la semaine de 35 heures en France aurait bel et bien été bénéfique en matière de création d’emplois, même si l’unanimité n’existe jamais. « Globalement, les grandes institutions scientifiques ont toutes conclu que l’on était entre 350 000 et 450 000 emplois créés en France dans la période qui suit les années 1990 », indique Benard Conter. Difficile, toutefois, d’attribuer ces créations d’emplois à la seule semaine de 35 heures. Par ailleurs, « dans le secteur privé, l’attente en matière de créations nettes d’emplois était d’environ 700 000 pour un résultat final de 350 000 environ », rappelle l’IDD dans sa note de 2016.
L’instauration de la semaine de quatre jours pourrait créer entre 300 000 et 500 000 emplois en Belgique.
Comme souvent, les considérations économiques excluent la notion pourtant centrale du bien-être des travailleurs. Moins de travail, moins de burnout et de malades de longue durée? « Presque toutes les études sur la relation entre de longues heures de travail et l’équilibre entre vie professionnelle et vie privée ont révélé des effets négatifs considérables, plus prononcés pour les femmes que pour les hommes », conclut encore le chargé de recherches de l’Iweps. Mais pour qu’elle soit bénéfique, la réduction du temps de travail, même avec maintien du salaire, doit impérativement reposer sur une base volontaire des travailleurs concernés, notent plusieurs études.
Sachant qu’une majorité fédérale de gauche est exclue en Belgique, l’émergence d’une réduction collective du temps de travail avec maintien du salaire semble illusoire, à moins d’un improbable signal de la part de l’ensemble des travailleurs. C’est tout au plus par une politique de petits pas que la réduction du temps de travail pourra s’y frayer prudemment un chemin, dans certains secteurs et pour des catégories précises de travailleurs.
Des exemples limités en Belgique
En Belgique, les quelques exemples de réduction du temps de travail avec maintien du salaire se limitent souvent à certaines catégories de travailleurs ou de métiers. Dans le secteur public, outre de rares communes (Thuin, Anderlecht, Auderghem avec formations), ce fut le cas en Région wallonne, pour certains fonctionnaires âgés dans des métiers pénibles, ainsi qu’à l’Agence Bruxelles-Propreté, afin de répondre à la problématique du chômage des peu qualifiés. Dans l’associatif, l’ensemble de l’asbl Femma a testé la semaine de 30 heures. Dans le privé, le cas de l’entreprise Auto 5, en 2017, a abondamment été cité, mais la réalité est plus complexe: certes, les négociations ont permis d’aboutir à une réduction du temps de travail de 38 à 36 heures par semaine, relève encore l’Iweps. Mais les 36 heures y étaient en vigueur jusqu’en 1992, avant que l’entreprise, en difficulté, engage les nouveaux travailleurs sous le régime des 38 heures par semaine. Au prix d’une flexibilité accrue du travail. « Le personnel ne peut plus refuser de travailler certains jours ou certaines plages horaires (travail du samedi ou jusqu’à 19 h 15, par exemple), il est rappelable 48 heures à l’avance et il lui est demandé plus de polyvalence dans les tâches, écrit Bernard Conter. L’ entreprise peut ainsi s’appuyer sur davantage de personnel durant les périodes où la clientèle est la plus nombreuse. » Toujours dans le privé, le temps de travail « a été porté à 35 heures par semaine dans les secteurs du commerce et de la finance ; un ou deux jours de congé supplémentaires ont été accordés, entre autres, dans le secteur de la chimie ».
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