Patrick Dupriez

Soins de santé et environnement : du cercle vicieux au cercle vertueux (carte blanche)

Patrick Dupriez Président d'Etopia, Centre d’animation et de recherche en écologie politique

Révélatrice de risques et de fragilités multiples, la crise du Covid installe la santé au coeur des préoccupations et débats. Mais l’urgence d’agir est aussi une urgence de penser une réforme profonde de notre système de santé pour le rendre plus résilient et durable, aux bénéfices de toutes et tous, selon Patrick Dupriez et Sophie Wustefeld (Etopia)

Depuis 2 ans, un coronavirus met le monde à rude épreuve, particulièrement notre système sanitaire. Dans ce contexte de tensions multiples, le personnel soignant s’épuise dans une course sans fin tandis que la société se fragmente face à une gestion politique difficilement lisible et souvent perçue comme injuste. Or, au-delà de la crise que nous traversons, nous allons plus que probablement devoir affronter d’autres pandémies, d’autres problématiques sanitaires globales, dont celles qui résulteront du dérèglement climatique. Elles sont et seront autant de défis avec la santé, individuelle et collective, comme enjeu central.

Suffira-il d’augmenter le financement de certaines activités et services de soin ? On peut en douter car les modifications environnementales et pics de ressources naturelles qui s’annoncent ont conjointement un impact négatif grandissant sur la santé des populations et sur la réduction des ressources disponibles pour les soigner. Comme une tache aveugle, cette dimension environnementale est cependant habituellement absente des discussions relatives à la réforme des soins de santé. C’est le constat que dresse l’étude intitulée « Transition et soins de santé : Quels défis pour le futur ? » réalisée par Anne Berquin et publiée par Etopia[1].

→ La dégradation de notre environnement crée des crises sanitaires

Perte de biodiversité, élevage intensif, mondialisation à flux tendus des échanges économiques, rupture des chaînes d’approvisionnement en équipements médicaux, comorbidités diverses, pollutions de l’air… la crise du Covid19 est enracinée dans une série de problématiques écologiques.

Les scientifiques alertent de façon récurrente sur les risques de multiplication de zoonoses épidémiques qui fragiliseront dangereusement nos systèmes de santé. Elles sont facilitées tant par la destruction de biodiversité que par le bouleversement climatique qui entraînera des effets sur la répartition des maladies infectieuses, l’augmentation de certaines pathologies et la probable apparition de nouvelles maladies. A ce sujet, les conclusions du rapport IPBES[2] sur l’avènement de « l’ère des pandémies  » indiquent que l’impact économique actuel des pandémies est 100 fois supérieur aux coûts estimés de leur prévention…

Nous avons déjà conscience des conséquences sur la santé et la surmortalité d’épisodes météorologiques extrêmes comme les canicules et les inondations, ainsi que des déplacements de différents agents pathogènes liés au réchauffement. A ce sujet, l’OMS fournit d’ailleurs des lignes directrices pour l’adaptation de la santé au changement climatique afin d’accroître la résilience de la population, à commencer par les groupes vulnérables.

Mais d’autres altérations de notre environnement sont responsables de diverses pathologies et altérations de notre bien-être. A titre d’exemple 13 % des décès en Belgique sont aujourd’hui attribuables à des causes environnementales évitables. Les déterminants, physiques et sociaux, de la santé (pollution, pauvreté, mauvaise alimentation, stress…) jouent un rôle trop peu pris en compte alors qu’ils déterminent largement le bien-être individuel et collectif et génèrent de fortes inégalités sociales. Plus de 10 ans d’écart d’espérance de vie existent ainsi entre les plus riches et les plus pauvres de notre population…

Au final, on observe en Europe une épidémie de maladies chroniques avec des conséquences de grande ampleur, notamment le doublement de l’incidence des maladies cardio-vasculaires, diabète et cancers ces 20 dernières années, bien au-delà de l’impact du vieillissement.

La dégradation de l’environnement amplifie en outre les chocs sanitaires : la pollution de l’air a ainsi joué un rôle significatif dans la vulnérabilité des Européennes et Européens confrontés au Covid19. Elle serait à l’origine de 17% des décès selon certaines estimations. Et de la même manière, l’isolement social constitue un facteur aggravant de vulnérabilité. On peut affirmer que si les chocs écologiques frappent les populations, les dégradations environnementales minent leur résistance et leur capacité à préserver leur bien-être.

→ Les crises environnementales mettent en danger le système de soin

La production de soins, en particulier en milieu hospitalier, est fortement consommatrice de ressources et d’énergie. Le pic du pétrole, l’augmentation des coûts énergétiques et les chocs potentiels liés aux sécheresses ou canicules à venir génèrent donc des risques importants d’augmentation des coûts et de rupture de soins. Et si les hôpitaux sont des infrastructures prioritaires, les problèmes d’approvisionnement énergétique ou liés aux fortes chaleurs frapperont directement les maisons de repos, centres d’accueil, crèches, etc.

L’importante dépendance au pétrole du système sanitaire est plurielle : transport, plastiques médicaux (4 % du plastique mondial) ou fabrication des médicaments dont la quasi totalités des matières premières et réactifs sont dérivés de produits pétroliers… Mais une crise pétrolière entraînerait également des conséquences sur la sécurité alimentaire et la précarité sociale qui, à leur tour, impacteront la santé de la population.

La raréfaction des ressources en eau – fût-ce temporairement comme lors d’épisodes de sécheresse – présente également un risque pour le fonctionnement des hôpitaux qui peuvent consommer jusqu’à plus de 600 litres d’eau par lit et par jour.

Considérant cet ensemble d’éléments, le SPF Santé Publique a publié en juillet 2021 un rapport sur l’impact des changements climatiques sur le système de soins de santé et présenté une soixantaine de recommandations visant à les évaluer, à les prévenir et à adapter notre système de soins à ses conséquences[3].

→ La production de soins génère des dégradations environnementales

Si la dégradation de l’environnement met en tension notre capacité à prévenir et soigner, notre système de soins génère aussi un impact écologique sous-estimé. La chaîne de production de soins de santé, depuis la fabrique de masques, de médicaments ou d’antibiotiques, jusqu’à la chambre d’hôpital ou au cabinet de consultation, épuise les travailleurs et travailleuses, produit d’énormes quantités de déchets, nuit à la qualité de l’eau, de l’air et à la vie végétale et animale.

Le système sanitaire serait responsable de 5,5% des gaz à effet de serre émis en Belgique. Ce secteur devra, d’une façon ou d’une autre, contribuer à l’effort collectif de réduction des émissions de CO2. Et l’ensemble de ce système, singulièrement l’industrie pharmaceutique, cause une série de pollutions chimiques des eaux et des quantités gigantesques de déchets (jusqu’à 10 kg/personne/jour à l’hôpital) dont les coûts pour la santé et la collectivité sont considérables. On peut aussi noter le vaste gaspillage de médicaments lié, entre autres, à des conditionnements inadaptés. Enfin, les activités de production de matériel médical sont fortement externalisées dans des pays aux règles environnementales et sociales faibles ou inexistantes.

La surconsommation d’énergie et de ressources n’est cependant ni inéluctable, ni intrinsèquement corrélée à la qualité des soins. Anne Berquin, l’illustre par une étude de 2017 qui s’est intéressée à l’empreinte carbone de la chirurgie de la cataracte dans des contextes aussi différents qu’un service de référence en Grande Bretagne et deux cliniques indiennes dont les pratiques en termes d’hygiène et d’usage du matériel feraient frémir les chirurgiens occidentaux. Résultat : avec une qualité de soin et un taux de complications similaire, l’empreinte CO2 est réduite de… 95 % dans les services indiens. De quoi nourrir une réflexion pragmatique…

On se souviendra aussi que durant les premiers mois de la crise Covid, des établissements hospitaliers ont – enfin ! – commencé à installer des dispositifs de nettoyage/désinfection permettant l’usage de masques et blouses réutilisables plutôt que jetables.

A l’analyse, une partie importante des impacts environnementaux négatifs du système sanitaire est la conséquence d’une hypertechnicisation des soins et d’une logique excessivement « médicamenteuse » de ceux-ci : plus d’examens et d’actes techniques, plus de matériel jetable, plus d’hospitalisations, plus de molécules… qui sont mieux enseignés, valorisés et financés que les actes intellectuels et que la prévention ou la promotion de la santé.

→ L’écologie et la prise en compte de l’environnement contribue à la santé

Le système de soin moderne est fondé sur une conception réductrice de l’humain et de sa santé, expliquait Ivan Illitch qui parlait, à ce sujet, d’une forme d’expropriation de la santé, dépersonnalisant la maladie au profit d’une approche biomédicale performante mais dont une des limites est de rendre les patient.es excessivement dépendant.es de soins et de thérapeutes : une médicalisation de tous les domaines de la vie et une technicisation de la médecine qui n’est pas toujours aussi efficace que sa promesse. Dans l’étude sus-citée, Anne Berquin, en donne plusieurs exemples : des radiographies précoces ont des conséquences négatives sur la réussite du traitement des lombalgies, le taux de césariennes de confort est excessif dans la plupart des hôpitaux belges, la dépendance aux sédatifs est fréquente alors qu’ils ne devraient être utilisés qu’en dernier recours dans le traitement de l’insomnie, etc.

La logique du système de soins fait peser la responsabilité de la maladie sur les individus et des solutions sur la technique médicale. Elle néglige donc l’importance de l’environnement physique et humain des personnes, de l’interaction des facteurs biologiques, psychologiques et sociaux et de la participation active des patient·es pour construire et préserver leur santé. Réserver l’usage des techniques aux situations où leur plus-value est avérée aurait dès lors le double avantage de réduire l’empreinte environnementale du système de soins et d’améliorer la santé au regard de certaines pathologies.

Par parenthèse, ajoutons que l’impact de l’environnement sur la santé, c’est aussi ce constat étayé par diverses études : toutes autres choses restant égales, des patient.es séjournant dans une chambre avec vue sur des arbres évoluent plus favorablement que ceux dont les fenêtres donnent sur des murs, tandis que des pratiques thérapeutiques valorisant la forêt améliorent l’hypertension, le stress, l’anxiété et la dépression…

→ Changer la culture de la santé pour organiser la transition du système

Nous observons que notre système de santé n’est pas durable et manque de résilience face aux chocs qui s’annoncent. Les étudiant·es en médecine ou en soins infirmiers apprennent des techniques que le dérèglement climatique et la dévastation environnementale rendront vraisemblablement caduques. Et, fondamentalement, la façon avec laquelle s’organisent et se pratiquent certains soins contribue à aggraver les maux dont souffrent les humains et la planète.

Face à ce double constat, il est nécessaire de changer nos façons de prendre soin en privilégiant une logique de prévention qui réduit les besoins d’interventions médicales et de ressources tout en améliorant structurellement le bien-être de la population. Pour prendre soin des gens, du vivant, de ce qui nous relie ; pour soigner mieux et durablement, il s’agira, par exemple :

  • de renforcer la promotion et la prévention en santé, en identifiant les maux à leurs sources et améliorant les déterminants psycho-sociaux et environnementaux de la santé ;
  • d’investir davantage dans la première ligne de soins et dans une coordination territoriale qui favorise la prise en charge trandisciplinaire des personnes, comme celle qu’offrent les maisons médicales ;
  • de réduire la demande de soins médicaux grâce à davantage d’autogestion de leur par les personnes et le soutien communautaire ;
  • de (re)valoriser l’acte intellectuel des soignant.es, qui prévient le besoin d’analyses et de techniques, de développer conséquemment la qualité de la relation soignant·e / patient·e, à rebours d’une évolution vers un tout à la technologie aux effets paradoxaux ;
  • de redéfinir la valeur des soins en prenant en compte leur impact environnemental et de prendre les dispositions utiles pour relocaliser la production du matériel médical et la disponibilité des ressources stratégiques ;
  • de mettre à jour la formation des professionnels et de développer un Centre d’expertise en santé durable pour accompagner les institutions, les soignant·es et les citoyen.nes dans la transition et la réduction de leur empreinte environnementale…

L’environnement et le système de soins se causent mutuellement des problèmes et contraintes qu’il s’agit de résoudre pour prévenir de futurs difficultés ou désastres. La pérennité de notre système sanitaire exige donc de prendre du recul, d’anticiper les risques et de nous adapter pour préserver notre bien-être futur et vivre mieux au présent. Cette perspective pourrait positionner la santé comme le coeur et le moteur de politiques publiques susceptibles de réenchanter la démocratie. C’est un enjeu global qui devrait mobiliser acteurs et actrices de terrains, chercheurs et chercheuses, citoyen.nes et politiques : penser et organiser le changement de culture en santé de notre société.

Dans un article récent, l’économiste Eloi Laurent[4] rappelle que « l’insécurité sociale » actuelle doit être comprise à la lumière d’une nouvelle génération de risques parmi lesquels les risques écologiques apparaissent comme les plus marquants. Les identifier et les comprendre comme des enjeux sociaux-écologiques permettraient d’en protéger les plus vulnérables. Et une véritable politique de santé environnementale reliée au développement progressif d’une branche « vulnérabilité » de la sécurité sociale pourrait faire office de « protection sociale-écologique ».

Le vieux dicton prévenir vaut mieux que guérir résonne comme un appel à une transition profonde du système de santé, sous ses différentes dimensions. Choisir comme priorité politique la santé, de tous et toutes, de l’ouvrière qui produit une blouse médicale en Malaisie au poisson de la rivière qui jouxte l’usine d’antibiotiques, de l’enfant défavorisé qui respire l’air de la ville à l’infirmière qui se penche au chevet des malades, de la chirurgienne qui évite le burn-out au kinésithérapeute qui prévient l’opération… c’est prendre soin de nos interdépendances et de notre bien-être tant présent que futur. Un défi à relever sans attendre…

Patrick Dupriez, Président d’Etopia, Centre de recherche et d’animation en écologie politique

Sophie Wustefeld, conseillère à la prospective chez Etopia

[1]Www.etopia.be

[2] Échapper à l’ère des pandémies : https://ofb.gouv.fr/actualites/echapper-lere-des-pandemies

[3]Conséquences des changements climatiques sur le système de santé en Belgique : https://www.health.belgium.be/fr/news/consequences-des-changements-climatiques-sur-le-systeme-de-sante-en-belgique

[4] « Et si la santé guidait le monde ? L’espérance de vie vaut mieux que la croissance« , Eloi Laurent, Les Liens qui Libèrent, 2020

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