L’indispensable essor de la capture de CO2
Jusqu’ici marginales, les technologies de capture de CO2 sont pourtant cruciales si l’on veut tendre vers le « zéro émission nette » de gaz à effet de serre. Y compris en Belgique, comme le prévoit l’accord de gouvernement. A quand un projet fédérateur?
Les océans et les arbres le font depuis toujours. La technologie le permet au cas par cas depuis quelques décennies. Mais la combinaison de toutes les voies de capture du dioxyde de carbone (CO2) ne pourrait suffire à compenser les émissions actuelles de ce gaz à effet de serre, qui contribue largement au réchauffement climatique. L’année dernière, les activités humaines ont rejeté plus de 40 milliards de tonnes de CO2, selon les estimations du consortium scientifique Global Carbon Project. C’est 55% de plus qu’il y a trente ans. La combustion d’énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz), la production de ciment et les changements d’affectation des sols en sont les principaux contributeurs. La diminution attendue des émissions en 2020, liée à la crise du coronavirus, ne constitue donc qu’une parenthèse conjoncturelle. La trajectoire globale reste, pour l’heure, inconciliable avec l’objectif de maintien des températures à « bien moins de 2 °C » d’ici à la fin du siècle, fixé en 2015 dans l’Accord de Paris sur le climat. Celui-ci implique de tendre le plus rapidement possible vers la neutralité carbone, soit le « zéro émission nette » de CO2.
Un tel cap nécessite des efforts à trois niveaux concomitants. Le premier, le plus évident, consiste à réduire drastiquement la demande d’énergie, responsable de 80% des émissions anthropiques de CO2. Dans tous les domaines: industrie, transport, consommation résidentielle, fabrication de produits, agriculture… Un défi majeur, puisque la consommation finale ne cesse de croître, en particulier en Asie, en Afrique et en Amérique du Sud. Le deuxième niveau vise dès lors à consommer autant que possible de l’énergie issue de sources renouvelables, dont la part augmente constamment ces dernières années, principalement pour la production d’électricité. Reste un troisième niveau, marginal à l’heure actuelle mais pourtant jugé indispensable dans d’innombrables scénarios de réveil climatique, y compris ceux du fameux Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec): c’est toute la filière de capture, transport, stockage ou (ré)utilisation du carbone, également appelée CCUS (Carbone capture, utilisation and storage). D’après l’Agence internationale de l’énergie (AIE), celle-ci pourrait contribuer à réduire de 15% les émissions de CO2 d’ici à 2070. A cette échéance, de nombreuses centrales utilisant des énergies fossiles très polluantes, comme le charbon, seront probablement encore en fonction dans le monde. Tout comme les cimenteries, dont deux tiers des émissions sont liées à la décarbonatation de la matière première et donc jugées inévitables.
Fermer le cycle du carbone
Le principe de la filière CCUS consiste à capturer le CO2 émis par une installation, en utilisant par exemple un solvant chimique. Cette étape peut survenir avant ou après l’étape de combustion, selon les spécificités du site qui en est équipé. Une fois compressé, ce CO2 peut être transporté par pipeline ou par bateau, afin de le stocker à plusieurs milliers de kilomètres en dessous de la surface terrestre ou de l’utiliser pour fabriquer des combustibles. Ces deux finalités visent respectivement à soustraire les quantités captées du bilan global des émissions ou à les recycler. C’est ce que l’on appelle « fermer le cycle du carbone ».
Peu connu du grand public, cet ensemble de technologies est mature depuis plusieurs décennies. Sa contribution en matière de réduction des émissions reste toutefois marginale. En 2020, elle devrait permettre de capter près de 40 millions de tonnes de CO2 à l’échelle mondiale, soit à peine 0,1% des émissions anthropiques totales. Mais la capacité installée a plus que doublé sur ces dix dernières années. Et si la plupart des installations à grande échelle sont situées en Amérique du Nord, le monde s’en empare peu à peu.
Il nous faut un projet. Ne pourrait-on pas équiper l’une de nos futures centrales au gaz avec une solution de capture du CO2?
Pionnière européenne du stockage de CO2 avec deux sites opérationnels depuis 1996 et 2007, la Norvège a annoncé, en septembre dernier, vouloir investir 1,6 milliard d’euros en ce sens, via un plan baptisé Longship. La ministre du Pétrole et de l’Energie, Tina Bru, l’a présenté comme « le plus grand projet climatique jamais réalisé dans l’industrie norvégienne ». Dès 2024, il devrait permettre de capturer 400 000 tonnes de CO2 au départ d’une cimenterie au sud du pays. De son côté, la Belgique compte, elle aussi, explorer le potentiel de ces technologies, comme l’atteste le récent accord de gouvernement fédéral. Dans son chapitre sur l’énergie et le climat, le texte indique en effet qu’une « attention sera aussi accordée […] à la production d’hydrogène à faible teneur en carbone et à la capture, la réutilisation et le stockage du CO2, etc. Le gouvernement fédéral encouragera les projets pilotes à cette fin et élaborera un cadre réglementaire pour accélérer ces innovations et d’autres encore. »
En Begique aussi
Des initiatives existent déjà. A Lixhe, en province de Liège, l’usine HeidelbergCement s’est dotée d’une unité pilote de calcination par séparation du CO2, dans le cadre du projet européen Leilac, qui vise à réduire les émissions dans le secteur de la cimenterie. Au port d’Anvers, un consortium de sept acteurs industriels compte construire, dès 2022, la première usine du pays produisant du méthanol, un combustible alternatif aux énergies fossiles, en combinant de l’hydrogène et du CO2 capturé. Ce dernier pourra ainsi contribuer à la fabrication de produits issus de l’industrie pétrochimique, elle-même grande émettrice de CO2. Gand s’est aussi engagée en ce sens, au niveau de sa zone portuaire.
Dépasser l’obstacle du coût
Mature sur le plan technique et légitimée par les rapports scientifiques, pourquoi la filière de capture du CO2 reste-t-elle à ce point marginale? « Le plus gros frein reste le coût, commente Lionel Dubois, coordinateur de recherche en capture et conversion du CO2 à l’UMons. Evidemment, ce coût varie fortement selon le site industriel, la technique utilisée et les hypothèses considérées. Ces dernières années, on constate toutefois que l’écart entre le coût moyen des technologies CCUS et le prix du quota de CO2, de 20 à 25 euros la tonne en 2020, se réduit progressivement. » D’ici à 2030, la filière pourrait ainsi devenir compétitive dans de nombreux domaines, du moins en l’adossant aux secteurs industriels les plus polluants et pour lesquels il n’existe aucun autre moyen de réduire les émissions de CO2. D’autres ensembles de technologies, comme la capture de CO2 directement dans l’air (ou DAC, pour Direct Air Capture), n’en sont quant à elles qu’à leurs débuts.
Professeure en génie chimique à l’UCLouvain, Patricia Luis Alconero rappelle que la capture du CO2 ne constitue pas une solution miracle pour autant. « Il faut la voir comme une solution complémentaire. On ne cesse de mettre la pression sur les technologies, mais ce sont nos comportements qui doivent changer en priorité. » Elle souligne en outre la nécessité d’étudier les dispositifs de capture dans le détail, en intégrant ce que l’on appelle les analyses de cycle de vie (ACV). Car c’est bien l’un des risques sous-jacents à cette filière: en prenant en compte toutes les étapes du processus, de la fabrication des pièces jusqu’au stockage en passant par la compression du CO2, très énergivore, elle pourrait dans certains cas produire plus de dioxyde de carbone qu’elle n’en capture. Ce scénario du pire reviendrait simplement à déplacer le lieu et le moment où le CO2 est relâché dans l’atmosphère.
Coût environnemental du processus
Pour Lionel Dubois, ce risque est nuancé au regard des nombreuses recherches scientifiques déjà menées sur le sujet, dont les résultats varient selon les voies de capture, les techniques ou leur finalité. « Il est bel et bien possible de trouver des procédés CCUS permettant d’avoir un gain environnemental, résume-t-il. Le plus important, c’est que les matières premières et l’énergie intervenant dans le processus soient les plus neutres possible. Si on peut utiliser de l’énergie renouvelable, ce sera évidemment d’office mieux que si c’est une énergie fossile. » Ainsi, du méthanol fabriqué d’une part à partir de CO2 capturé mais d’autre part avec de l’hydrogène produit à partir d’énergies fossiles et polluantes serait loin d’être optimal si le bénéfice environnemental est recherché en priorité.
On met la pression sur les technologies, mais ce sont nos comportements qui doivent changer en priorité.
« Parallèlement à l’électrification, l’hydrogène et la bioénergie durable, la filière CCUS devra jouer un rôle majeur, plaide l’Agence internationale de l’énergie dans un récent rapport sur la question. […] Après des années de progrès lents et d’investissements insuffisants, l’intérêt commence à croître. Des plans pour plus de trente installations commerciales ont été annoncés au cours des trois dernières années. Et les projets en voie de décision finale d’investissement représentent un investissement potentiel estimé à environ 27 milliards de dollars (NDLR: près de 23 milliards d’euros), soit plus du double des investissements prévus en 2017. »
En Belgique, la sortie controversée du nucléaire en 2025, largement compensée dans un premier temps par le recours à des centrales au gaz, pourrait s’avérer cruciale pour la filière de capture du CO2. « Il nous faut un projet de référence en Belgique, soutient Lionel Dubois. C’est déjà bien que l’accord de gouvernement s’y intéresse, mais il faut dès à présent venir avec du concret. Ne pourrait-on pas décider, dès aujourd’hui, d’équiper l’une de ces futures centrales au gaz avec une solution de capture du CO2? Cela permettrait de prendre en compte les spécificités locales, comme les infrastructures requises, et de définir comment ce CO2 sera valorisé. A cet égard, Anvers pourrait par exemple se profiler comme notre hub CO2, afin de se connecter à d’autres infrastructures d’Europe du Nord. Ce n’est qu’après s’être engagés dans ce projet de référence que l’on pourra estimer le réel potentiel et la contribution future des technologies CCUS à l’échelle de la Belgique. »
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